Poésie

Le rêve d’un langage commun

Écrivaine

Poète, essayiste, universitaire, féministe, lesbienne, activiste, Adrienne Rich est très peu traduite en France, relativement à sa reconnaissance aux États-Unis, où elle fait partie de celles qui ouvrent la voie féministe des années 60. Le Rêve d’un langage commun est un « recueil amoureux ». C’est ainsi que ses premières traductrices en français, Shira Abramovich et Lénaïg Cariou, du collectif Connexion limitée, en parlent en postface. À paraître (bilingue) aux Éditions de l’Arche.

Origines et histoire de la conscience

I

Vie nocturne. Lettres, carnets, bourbon
agité dans un verre. Poèmes crucifiés au mur,
disséqués, leurs ailes d’oiseaux tranchées
comme des trophées. Personne ne vit dans cette pièce
sans traverser une crise.

Personne ne vit dans cette pièce
sans affronter la blancheur du mur
derrière les poèmes, les étagères de livres,
les photographies d’héroïnes mortes.
Sans contempler tôt ou tard
la vraie nature de la poésie. Le besoin
de tisser des liens. Le rêve d’un langage commun.

Je pense aux amantes, leur confiance aveugle, leurs
expériences de crucifixion,
mon envie n’est pas simple. J’ai rêvé d’aller dormir
comme on marche dans l’eau claire encerclée par un bois enneigé
blanc comme des draps froids, en pensant, je vais mourir de froid là-dedans.
Mes pieds nus sont déjà engourdis par la neige
mais l’eau
est tiède, je coule et je flotte
comme un animal amphibien au corps chaud
qui a déchiré le filet, qui a couru
à travers des champs de neige sans laisser d’empreinte ;
cette eau efface les odeurs —
Tu es hors de portée maintenant
du chasseur, du trappeur
des gardiens de l’esprit

mais l’animal au corps chaud rêve encore
d’un autre animal
qui nage sous la surface tachetée de neige de l’étang,
et se réveille, et s’endort à nouveau.

Personne ne dort dans cette pièce
sans le rêve d’un langage commun.

II

C’était simple de te rencontrer, simple de prendre tes yeux
dans les miens, en disant : ces yeux, je les connais
depuis le premier jour. … C’était simple de te toucher
sur un fond délabré, le grain de ce que nous
avons été, les choix, les années. … C’était simple même
de prendre chacune la vie de l’autre dans nos mains, comme un corps.

Ce qui n’est pas simple : se réveiller d’une noyade
de là où l’océan bat à l’intérieur de nous comme un placenta
à cette particularité commune, aiguë
ces deux soi qui ont marché la moitié d’une vie sans se toucher —
se réveiller avec quelque chose de simple, en apparence : un verre
recouvert de gouttelettes,


Adrienne Rich

Écrivaine, Universitaire, activiste féministe

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