Récit (extrait)

Ma vie est un pays étranger

Écrivain

Le prologue s’ouvre ainsi : « Je suis un drone sondant l’obscurité au-dessus de mon propre corps. » Brian Turner, ex-sergent américain et aujourd’hui poète et écrivain jamais encore traduit en français, s’imagine survoler la Bosnie, l’Irak, l’histoire de ses père et grand-père en Irlande, Corée, Vietnam. Ses nuits d’insomnie sont peuplées de mémoires fragmentées des guerres qu’il a faites. Un récit à paraître chez Phébus, dans la traduction de Nathalie Perrony.

1

Voilà la situation, déclare le sergent première classe Fredrickson en désignant les petits drapeaux en plastique rouges et bleus plantés dans l’herbe sur des tiges métalliques.

Il doit y en avoir une trentaine ou une quarantaine, dispersés autour de nous sans logique apparente. Nous sommes en septembre 2003, sur la pelouse impeccable attenante à notre salle de formation, et, comme d’autres au sein du groupe réuni par le sergent Fredrickson, j’ai promené un regard intrigué autour de moi, me demandant à quoi ces fanions peuvent bien servir. Sur le téléviseur à écran large fixé au mur de la salle de repos, la guerre nous attend de pied ferme. Les combattants qui tirent sur les soldats américains à Bagdad, Samarra et Tikrit peaufinent leur maîtrise de la gâchette rien que pour nous.

— On est entourés de cadavres. Et de morceaux de cadavres, poursuit Fredrickson en insistant sur ce mot. Votre unité vient d’arriver sur le site d’une possible embuscade. Tout le monde est mort. Il ne s’agit pas d’un exercice grandeur nature. OK. Quelle est la première chose à faire ?

— Rassembler un max de sacs mortuaires, répond l’un des stagiaires à l’arrière du groupe.

Fredrickson sourit.

— Non. Comme dans n’importe quelle autre situation, votre premier réflexe doit être de sécuriser les lieux. De délimiter un périmètre de sécurité avant de vous mettre au travail.

Il ajoute que la tâche nécessitera la mobilisation d’un certain nombre de soldats, surtout s’il y a urgence, comme toujours dans ce type de cas.

— Vous allez devoir photographier la scène sous plusieurs angles, si vous avez un appareil numérique sur vous et que vous avez le temps. C’est là qu’interviennent les petits drapeaux. Vous devez en planter un à côté de chaque cadavre ou morceau que vous découvrirez. Si vous n’avez pas d’appareil, faites un croquis.

Nous nous entraînons alors à faire des dessins sommaires dans nos carnets, à griffonner des légendes en tout petit dans la marge, avec des croix surmontées de flèches minuscules en guise de boussoles.

Il nous dit d’utiliser le formulaire du département de la Défense pour étiqueter chaque sac mortuaire et permettre son suivi.

— Et retenez bien ça, c’est très important : jamais deux morceaux de corps dans le même sac. Je vais vous donner un exemple.

Il pointe du doigt l’homme qui se tient juste devant lui et lui demande de faire le mort.

Le sergent Gordon s’agenouille dans l’herbe humide avant de s’y allonger, prostré sur lui-même, le bras droit tendu comme pour montrer quelque chose. Il a la bouche ouverte et regarde fixement les quelques nuages. Puis il ferme les yeux et cesse de bouger.

Certains ricanent de son talent inné pour feignasser en toutes circonstances pendant que Fredrickson s’avance vers lui.

— Imaginez qu’il ait le bras arraché à partir d’ici, dit-il en désignant l’aisselle de Gordon. Vous ne voyez pas d’autre cadavre à proximité, et il s’agit clairement du même uniforme. Malgré ça, son corps devra être placé dans un sac avec un numéro, et son bras dans un autre sac avec un autre numéro. Ne faites jamais de déductions par vous-même. Des spécialistes s’en chargeront en réceptionnant les sacs. Ils procéderont aux tests ADN et tout le bazar. Croyez-moi, ajoute-t-il après un silence, vous ne voulez pas être le type à cause de qui une famille enterre son soldat avec des morceaux qui ne lui appartiennent pas. Compris ?

Tandis qu’il continue à nous expliquer ce qui nous attend, je laisse mon regard errer sur la pelouse parsemée de drapeaux colorés. Il fait un temps radieux, chose rare à Fort Lewis, dans l’État de Washington, et ce soleil matinal fait ressortir la transparence de l’herbe dans son élan subtil vers l’infini. Les morts prennent position. Certains couchés sur le flanc, d’autres sur le dos, visage vers le ciel. Chacun avec un fanion numéroté à côté de lui. Quelques-uns tournent lentement la tête vers moi, leurs yeux vitreux égarés dans les nuages, et laissent échapper un râle pour me réclamer de l’eau. Rien qu’une gorgée, disent-ils. Juste un peu d’eau.

2

Assis sur le carrelage de la salle de musculation, le 1er peloton de la Blackhorse Company s’attelle à nettoyer ses armes avec du CLP[1], des goupillons et des brossettes interdentaires, après avoir couru dans les bois et procédé à des exercices de tir en conditions réelles. Les hommes sont sales, épuisés. Ils rient et réclament leurs commandes à grands cris quand sont livrés les sacs de burritos en provenance du Taco Bell situé à l’extérieur de la base et ouvert 24 heures sur 24. Je me tiens dans la pièce voisine avec mon chef d’escouade, le sergent d’état-major Bruzik, et le sergent Zapata, chef adjoint comme moi. Nous regardons la guerre se poursuivre à la télévision. Des marines courent sous les balles vers un pont à Nassiriya, en Irak.

Ils rampent sur le béton et l’asphalte tandis que les projectiles tracent des lignes invisibles autour d’eux depuis la rive opposée. Ils ripostent et ouvrent le feu sur ce qu’on m’a appris à considérer comme des cibles ennemies connues ou suspectées[2]. Les marines se ruent encore et encore vers le pont à mesure que la séquence repasse en boucle aux infos.

Le son a été coupé. J’ignore à quoi Bruzik et Zapata peuvent bien penser en ce moment, mais je garde les yeux fixés de l’autre côté du fleuve et tente de repérer le flash des coups de feu. Ces hommes appliquent les mêmes techniques de tir que celles enseignées à Fort Lewis. Je garde ça pour moi. Je me sens détaché, presque insensible, et calcule mentalement les différentes trajectoires susceptibles de me ramener chez moi. Je suis le sergent Turner. Je suis un chef d’équipe qui se prépare à être envoyé au front. Mais un écho résonne le long des circuits et branchements de mon système nerveux central.

De l’autre côté de ce fleuve, des Irakiens restent accroupis derrière les murs ou à plat ventre sur le toit des maisons. Quand je m’endormirai ce soir, ils continueront à tirer. Le présentateur du journal racontera la scène. En replay. Des silhouettes dans le lointain. Des soldats qui courent vers un pont. Des hommes dans la ligne de mire pendant que je dors et fais des rêves dans l’État de Washington. Et pendant que les Irakiens, sans relâche, appuient sur la détente.

3

Une fois que notre avion s’est posé dans la chaleur sèche et la nuit orange du Koweït, un bus nous conduit vers l’un des nombreux camps situés dans le Nord, près de la frontière avec l’Irak[3]. Le réseau d’approvisionnement militaire commence à livrer d’impressionnantes quantités de matériel flambant neuf à mon unité. Nous testons trois systèmes d’optique différents pour nos carabines avant de choisir celui qu’utilisent également, à ce qu’on nous dit, les forces spéciales. Entre autres choses, je me vois confier une sorte de rouleau de fil de fer pourvu d’un œilleton et, à l’autre extrémité, d’un minuscule instrument optique – conçu pour être glissé sous une porte afin d’espionner ce qui se passe derrière. Des journalistes ont signalé des problèmes de sous-équipement dans certaines unités, par exemple des gilets pare-balles plutôt que pare-éclats, ou encore du blindage cage au lieu de Humvee ou de camions tactiques; la nôtre croule tellement sous le matériel dernier cri que nous devons en stocker une partie dans les cantines ayant servi à son acheminement. La brigade Stryker dont je fais partie est la première à être envoyée au front, et de nombreuses carrières dépendront du degré de létalité et d’endurance de cette unité au cours de ses missions – sans doute la raison pour laquelle nous faisons l’objet de tant d’attention. Nos Stryker pèsent dix-neuf tonnes, sont équipés de roues et non de chenilles comme les véhicules blindés traditionnels; bientôt, les Irakiens nous appelleront les fantômes à cause de la vitesse et de la furtivité de nos déplacements. Quand il l’apprend, le sergent de première classe Daigle, notre sergent de peloton, décide que notre surnom ne sera plus les Bonecrushers, ou les broyeurs d’os, mais les Ghostriders, les cavaliers fantômes. Mon nouveau nom de code : Ghost 1-3 Alpha.

Le sergent d’état-major Kaha, qui finira par déserter, est en train de ranger une partie de ce matériel quand je passe devant sa chambre pour aller me doucher. Il s’est fait virer de son poste de chef d’escouade pour incompétence. Je lui adresse un signe de la tête pendant qu’il continue à chantonner « Raindrops Keep Fallin’ on My Head ». Allongé sur ma couchette bien après que les étoiles ont succédé au crépuscule, je pense aux papiers du divorce que j’ai signés il y a quelques mois, aux rares connaissances auxquelles je pourrais écrire s’il m’en prenait l’envie, et je me rends soudain compte que si je venais à me faire tuer dans le pays situé au nord de notre camp de base, ma mort n’aurait d’impact irrévocable sur la vie de personne. Mon adresse se résume désormais à mes Nom, Rang et Unité, et les quatre derniers chiffres de mon numéro de sécurité sociale ont été inscrits en noir, au pochoir, sur mon paquetage. Je suis très loin d’imaginer que dans quelques années, après la guerre, je me remarierai et m’installerai à l’autre bout des États-Unis pour entamer une nouvelle vie. Comment le pourrais-je ? Il n’y avait personne pour me dire au revoir dans la zone de transit de Fort Lewis et quel que soit l’état dans lequel je rentrerai, dans un sac mortuaire, sur une civière ou debout sur le tarmac avec mon paquetage dans la soute de l’avion, il n’y aura personne pour m’accueillir.

Je sors de la tente pour prendre un peu l’air et profiter du calme. Une légère brise fait danser les grains de sable du désert, les soulevant comme un voile de gaze qui s’étendrait lentement sur la terre. Le passé et le futur semblent s’effacer au-delà de la ligne d’horizon. La circonférence du monde se rétracte pour venir se poser dans mon champ de vision, sous un ciel étoilé.

Plus tard dans la soirée, j’ouvrirai un livre, une traduction des Pensées pour moi-même de Marc Aurèle. Je songerai de nouveau à l’idée de foyer et me demanderai ce que le pays devant moi me réserve, conscient d’être désormais, comme l’écrivait le philosophe il y a des siècles, l’une de ces innombrables « feuilles que le vent répand à terre[4] ».

4

Après les pluies de la nuit précédente, le sable sous nos pas a pris une teinte rouge brique. Les soldats forment de petits groupes le long de la colonne de centaines de véhicules attendant le signal du départ. Ils fument des Marlboro 100’s et des Camel sans filtre, des quarts de café fumant entre leurs mains. Des mots me reviennent en mémoire alors que nous nous préparons à mettre le cap vers le nord :

Devant nous, en ordre de bataille, se tiennent des maîtres, des pères et des fils, des petits-fils, des aïeux, des beaux-frères, des oncles et des beaux-pères[5].

Nous chargeons nos armes, grimpons à bord des camions et nous mettons en route.

3 décembre 2003. Notre premier jour en Irak. Nous parcourons près de 480 kilomètres pour rejoindre notre nouvelle base située au nord de Bagdad : Firebase Eagle. De la préparation au déploiement (de Hérodote à Xénophon, de Cornelius Ryan au lieutenant-général Harold G. Moore), j’ai conscience qu’une profusion de voix s’entrecroisent. Gamin, j’étais fasciné par les récits historiques décrivant les déplacements de la cavalerie de Custer en 1876, depuis la logistique du ravitaillement de campagne jusqu’au rôle des muletiers, des éclaireurs et des journalistes qui l’accompagnaients[6] lors de la bataille de la Greasy Grass, plus connue sous le nom de bataille de Little Bighorn.

Nous savons que notre prise de contact avec la guerre n’aura rien à voir avec les tranchées de la Première Guerre mondiale ou les lignes de front en Corée. Nous n’entendrons pas le vacarme des combats à mesure que nous avancerons vers eux, à contre-courant des processions de blessés, de soldats épuisés et de civils transportant leur vie sur le dos, qui fuiront dans la direction opposée. Notre zone d’affrontement sera un espace en trois dimensions et à 360 degrés. Dès notre entrée dans ce désert, les méthodes de calcul à notre disposition pour anticiper les événements auront changé. Tout est possible. Du bétail mort sur le bas-côté peut abriter une bombe artisanale dans sa panse. Une balle peut naviguer dans les courants froids d’un être humain à un autre. Un missile Hellcat ou un Tow filoguidé peut faire voler en éclats l’instant présent.

 

Au bout de quelques heures, mon chef d’escouade réclame une pause. Il se tient debout dans la tourelle, exposé de plein fouet au vent du désert depuis le petit matin. Je vais le relayer pendant un moment. Notre Stryker est en tête du convoi. Derrière moi : près de 3500 soldats. Devant moi : l’Irak, l’histoire, le combat. Notre monture est un éléphant de guerre entièrement constitué de métal. Des hélicoptères Black Hawk nous escortent depuis les airs.

Plus loin : une vieille berline défoncée à la carrosserie blanc et orange, garée sur le côté gauche de la chaussée. De l’autre, quatre hommes cheminent parmi les broussailles, en civil, jean et veste noire légère ; l’un d’eux porte un shemagh à carreaux clairs noué lâchement autour du cou. Quatre hommes qui marchent en file indienne, à intervalles réguliers comme des soldats, et qui s’efforcent de dissimuler l’AK-47 qu’ils tiennent chacun plaqué contre leur flanc au moment de traverser la route.

Ils ne se sont pas arrêtés. Je pointe mon M4 dans leur direction. Je leur braille une litanie d’obscénités et le Stryker leur fonce dessus. Mon pouce a déjà fait passer le sélecteur de tir du mode sûreté au mode coup par coup et je n’ai plus qu’à ouvrir le feu sur le deuxième type en partant de la gauche, celui de taille moyenne et bedonnant. Le repère central de mon viseur, rouge et minuscule, prémonitoire du point d’entrée d’une balle, est positionné sur son blouson, au niveau de sa première ou deuxième côte. Mon doigt est déjà en place sur la détente.

Autour de ces quatre hommes et de leur voiture, le reste du monde a disparu, comme un théâtre soudain plongé dans le noir, avec juste un projecteur braqué sur le tueur et ceux qui s’apprêtent à mourir. Je cale la carabine contre mon épaule, chasse l’air de mes poumons.

Parazoo, notre chef de véhicule, se met à crier dans l’interphone de bord :

– Insigne ! Je vois un insigne !

Il est en dessous de moi, il a suivi la scène à travers l’objectif d’une caméra tactique. Ce cri, cette fraction de seconde, va sauver la vie de cet homme. C’est un simple civil sous contrat (un mercenaire, dans n’importe quelle autre guerre). Et le type à sa gauche, celui avec une plaque brillante qui pend à son cou au bout d’une cordelette noire, vient quant à lui de Chicago.

5

Dans un musée de Kyōto, des années plus tard, je tombe en arrêt devant une peinture représentant un archer[7]. Le genou au sol, les doigts sur la corde, il s’apprête à tirer une flèche. Un long morceau d’étoffe est suspendu derrière lui. La branche d’un cerisier en fin de floraison s’invite dans le cadre. L’homme ne montre aucun signe de tension, malgré celle de son arc. Peut-être vise-t-il une cible, peut-être que non. Le tableau ne nous la montre pas. Peu importe. Le but ici est de se fondre dans l’instant présent. De faire corps avec le mouvement. De devenir à la fois l’archer et son instrument.

6

Firebase Eagle se trouve à une heure de route de Bagdad, au milieu des champs et des vergers, sur la rive sud du Tigre. Loin de la solitude sèche et stérile à laquelle je m’attendais, on trouve des bosquets d’eucalyptus, des buffles d’eau, des étendues de tournesols se balançant du haut de leur mètre quatre-vingts. Les matins d’hiver, une brume épaisse se déverse du fleuve, comme elle le fait chez moi, en Californie, dans les vignes et les oliveraies qui bordent les rives du San Joaquin.

La base, de taille modeste, loge notre compagnie, celle en partance et une équipe de la police militaire, tout ce petit monde entassé sur quelques hectares. Le site a la forme d’un fer à cheval, comme un donut auquel il manquerait une bouchée. Son périmètre est délimité par de larges tranchées peu profondes, remplies de rouleaux de barbelés et ponctuées à intervalles réguliers par des miradors de cinq ou six mètres de haut. Un immense portail métallique s’ouvre pour laisser entrer et sortir les convois de véhicules – lesquels doivent, une fois dehors, négocier une chicane au milieu des méandres de la piste avant de rejoindre la route menant à Bagdad. La distance entre l’entrée principale et le ruban d’asphalte, synonyme de civilisation, est de quatre-vingts mètres sur lesquels s’étend un petit bidonville qu’on appelle Hajji Market.

Nous sommes autorisés à franchir le portail et à nous déplacer par petits groupes pour y faire des emplettes. Nous mangeons des portions de riz épicé et d’agneau grillé arrosées de Fanta. Marchandons le prix de babioles comme ces couteaux de lancer de mauvaise qualité, au manche noir, que nous jetons sur le tronc des palmiers pour tromper notre ennui. Nous achetons des drapeaux irakiens, des devises iraniennes et des DVD piratés à un dollar. Sur ce même marché, il est possible de se procurer des films pornos européens, des baïonnettes, et on peut même demander aux vendeurs d’aller nous chercher une guitare acoustique à Bagdad si tel est notre bon plaisir. D’épais tapis en velours, brodés de beaux visages de femmes, finissent enroulés, maintenus par un bout de ficelle, sur l’épaule de leurs acquéreurs qui regagnent la base.

La caserne où nous sommes regroupés est une longue bâtisse rectangulaire ayant jadis servi de baraquement à l’armée irakienne. Des slogans en arabe sont peints sur les murs ; des fresques colorées montrent des tanks et des soldats postés fièrement à côté d’eux. C’est sous ces inscriptions et ces images que nous nous glissons dans nos sacs de couchage verts, sur des matelas – simples rouleaux de mousse pour certains, fins matelas gonflables pour d’autres – qui adoucissent la dureté du ciment et nous isolent du froid glacial qui s’infiltre par le sol.

Nous n’avons pas beaucoup de place et les hommes dorment avec leur équipement posé à côté d’eux, ce qui ne laisse qu’un étroit passage d’un bout à l’autre de la salle. Deux chauffages d’appoint sont positionnés le long de l’allée centrale. Mais on se sent pas à l’abri ici. Les murs sont épais, capables de résister aux obus. Contrairement aux autres brigades de la compagnie (qui jouissent certes de quartiers bien plus confortables – des mobile homes chauffés dans lesquels ils logent à trois ou quatre –, mais que le shrapnel des tirs de mortier peut facilement perforer), je crois qu’on nous a affecté un endroit solide où nous reposer et préparer nos missions.

Très vite, en quelques jours à peine, l’Amérique disparaît. Ses rues et ses villes s’estompent ; elles sont remplacées par des vergers et des plantations de dattiers, par le Tigre et une campagne irakienne plongée dans la violence.

7

Nous sommes bombardés presque tous les jours.

L’unité que nous remplaçons a été stationnée à Firebase Eagle dans le cadre de la phase d’invasion et se prépare à rentrer au pays. Ceux que nous combattons ont donc ce qu’on appelle un environnement riche en cibles. En jargon militaire : l’ennemi encadre notre position. Techniquement parlant, cela signifie qu’une équipe de mortier irakienne affine jour après jour, inlassablement, le calcul de la distance, de l’élévation, de la déviation et de la charge explosive nécessaire pour nous atteindre. Hier, une bombe a explosé à cent mètres au sud du camp. Aujourd’hui, ce sont trois ou quatre tirs qui s’abattent à cent mètres au nord de l’entrée principale. Juste un dernier effort de réglage, et il est fort possible qu’ils parviennent à franchir les barbelés demain. Ce n’est qu’une question de balistique, de portée et de vitesse.

Et de patience. C’est avant tout une question de patience.

8

Les hommes en face ont verrouillé leur cible et procèdent désormais à des tirs d’efficacité. Le bruit des détonations. Le craquement et le sifflement qui les accompagnent. Parfois, on distingue une déflagration. À d’autres moments, les bombes atterrissent presque simultanément dans un finale écrasant, presque divin, et la matière molle du cerveau enregistre chacune de ces commotions comme une sorte de conversation. Le prolongement d’une idée exprimée par le langage physique du shrapnel : la peur. Quelqu’un en a après votre âme.

9

La meilleure solution qui s’offre à nous est de trianguler leur position. Mon équipe recherche les cratères laissés par l’explosion de leurs mortiers. Des chiens de ferme aboient au loin. Les lampes tactiques de nos armes éclairent faiblement la scène et nous nous penchons au-dessus de l’un des trous pour procéder à une analyse complète – mesurer le volume de terre soulevé par l’explosion, placer des bâtonnets pour marquer la longueur et la largeur du cratère, déterminer l’azimut inverse à l’aide d’une boussole dirigée vers l’un de ces bâtonnets, et dont l’aiguille tremblotante désignera un point dans les ténèbres. Un point censé nous indiquer la position de l’ennemi. Nous envoyons ensuite des équipes de contrebatterie pour tâcher de localiser les hommes que nous appelons Ali Baba, mais Ali Baba est un fantôme. Ali Baba s’est évanoui dans les vergers et les orangeraies. Ali Baba dort avec sa femme sous des couvertures, sous un toit et des couches de nuages que la lune ne parvient pas à percer. Ali Baba rêve de prés verdoyants et vallonnés dans lesquels des soldats américains s’allongent pour mimer la mort. Avec de petits drapeaux numérotés plantés dans le sol à côté d’eux.

10

Le sergent Zapata est coiffé d’un casque relié au détecteur de mines qu’il déplace à trois ou quatre centimètres au-dessus du sol. La surface de l’appareil reflète le clair de lune, visible à travers les branches nues du verger. Liu, le spécialiste des armes automatiques de son escouade, monte la garde pendant que l’engin balaie le terrain et s’arrête de temps en temps pour permettre à Zapata d’écouter ce qu’il y a en dessous. Liu tient une petite pelle pliante dans une main, son arme pointée vers la planète Mars dans l’autre. Il se demande quel type de pare-chocs il pourrait acheter pour la Shelby 1967 qui l’attend dans le garage de ses parents, à San Francisco.

Je suis dans l’enclos avec les prisonniers – tous les hommes des fermes alentour en âge de prendre les armes. Nous leur avons ligoté les mains dans le dos avec des menottes en plastique, glissé la tête dans des sacs en toile de jute. Nous les avons fait traverser la cour en file indienne et en silence depuis leurs maisons respectives. Les femmes et les enfants, réunis dans l’une des pièces de la plus grande des habitations, ont eu droit à une distribution de couvertures pour rester au chaud; un garde les surveille depuis le pas de la porte pendant que les logis sont fouillés de fond en comble. D’abord debout sur un pied, séparés les uns des autres par quelques mètres, les prisonniers sont maintenant agenouillés dans la paille au milieu de l’enclos.

L’adhan du matin, l’appel à la prière, n’aura pas lieu avant deux ou trois heures. Pour le moment, nous nous penchons à l’oreille de ces types encapuchonnés pour leur murmurer ce que nous avons envie d’entendre : Ha-ouine, enculé ? Ha-ouine ? – Les mortiers, enculé ? Où sont les mortiers ?

Le sergent à ma droite tourne autour de l’un des prisonniers, il est en boucle.

— Tu sais, hein ? Bien sûr que tu sais. Tu sais. Je sais que tu sais, bordel. Sale petite fouine de merde. Mais tout va bien, il suffit que tu parles. Que tu nous dises tout ce que tu sais.

Le canon de sa carabine est calé contre le dos de l’homme.

Une vache nous regarde fixement de ses grands yeux bruns. Elle balance la tête de gauche à droite avant d’abaisser les naseaux et d’expirer, soulevant un nuage de poussière et de paille fine comme du papier. Près de la meule de foin stockée dans un coin de l’étable, un autre soldat s’exclame :

— Y a rien ici, sergent. Je continue à chercher ?

L’autre semble ignorer sa question. Il se rapproche du prisonnier agenouillé devant lui.

— Tu veux vraiment que je le laisse continuer à chercher ? Tu préfères pas tout nous dire ?

Quelques heures plus tard, quand le jour poindra derrière les montagnes, un de nos supérieurs hiérarchiques s’apercevra que nous nous sommes trompés d’endroit et que la maison suspecte se trouve en réalité au-delà des palmiers dattiers, de l’autre côté du fleuve. Nous devrons alors libérer ces hommes des sacs qui leur recouvrent la tête, découper soigneusement les menottes en plastique avec la lame en dents de scie de nos Leatherman, puis nous incliner et nous confondre en excuses, nos paumes gantées de noir tendues vers eux pour leur serrer la main : « Nous sommes sincèrement désolés… sadiq, mais… Je suis navré, je vous présente nos plus plates… », et ainsi de suite, tout en regagnant nos véhicules à reculons avant de grimper dedans pour repartir.

Mais pour le moment, j’observe les hommes ligotés et prostrés à genoux dans la paille de l’étable. La nuit se poursuit. La plupart grelottent de froid et l’un d’eux sanglote tout seul pendant que, dans la plus grande ferme, un autre soldat surveille à travers ses jumelles infrarouges les femmes et les enfants blottis dans la pénombre. Les mères chuchotent entre elles, bercent leurs petits incapables de se rendormir. Le soldat traverse la pièce, son œil gauche enveloppé dans un rond lumineux d’un vert insomniaque, la couleur des feuilles éclairées de l’intérieur. Son regard se pose sur une femme qui le dévisage à son tour, ses yeux pareils à deux larges ovales d’un vert phosphorescent et si pur que l’homme se détourne aussitôt, se dandine maladroitement, puis recrache une boulette de tabac à chiquer avant de s’éclaircir la gorge.

Dans les allées du verger en contrebas, Liu pense toujours à San Francisco et à sa Ford Mustang, tandis que le sergent Zapata fait passer son détecteur sur une légère dépression dans le sol, paupières closes pour mieux écouter la terre.

11

Ces yeux bovins dans l’enclos. Ils me rappellent une île écossaise à mi-chemin entre Gairloch et Ullapool, pendant la guerre de mon grand-père ; les eaux glacées du détroit de Minch au loin, un bateau qui file de temps à autre vers Stornoway, où un troupeau de quatre-vingts moutons paît au milieu de maisons vidées de leurs habitants. Dans un pays où ceux-ci sont déjà peu nombreux, il n’y en a plus aucun par ici.

Et les moutons n’aiment pas ça. Ils sont exposés nuit et jour aux intempéries, battus par les vents ; leurs conversations passent par un signe de tête, un lent clignement des yeux.

Mais comment auraient-ils pu s’y attendre ? Même si c’est l’abattoir pour tous au bout du chemin, comment auraient-ils pu se douter ?

Quand les bombes explosent, elles produisent un son inconnu et mécanique pour les moutons, qui sursautent. Mais leurs longes les maintiennent en place alors qu’un nuage de spores bruns entraîne la maladie du charbon dans leur direction.

Il y a une limite à la souffrance qu’un être vivant peut supporter, une limite à son saccage. En l’espace de quelques jours, ils commencent à mourir.

Cet événement a été immortalisé par des scientifiques sur pellicule couleur 16 mm. Il fait partie de l’Histoire. Il a vraiment eu lieu. Vous pouvez le vérifier par vous-même[8]. Voir leurs mâchoires remuer sans bruit à l’adresse de Dieu.

12

À cause de la boue qui peut facilement se transformer en cloaque dense et infranchissable, aussi bien pour les véhicules lourds que pour les troupes, les hommes du génie ont dressé le camp sur un lit de gravier. Ils ont aussi érigé d’énormes murs pare-souffle baptisés T-walls, conçus pour faire barrage aux shrapnels et protéger les dortoirs. Mais ces murs auraient dû être renforcés par une couche de sacs de sable. Lorsqu’un tir de mortier explose dans l’enceinte de Firebase Eagle, cela entraîne non seulement une projection de balles, mais aussi une nuée létale de gravillons. Les T-walls, qui font alors office de murs de rebond, aggravent le problème – renvoyant les projectiles et ces débris volants vers quelqu’un qui n’aurait pas dû être tué ou blessé, quelqu’un qui aurait dû être à l’abri.

C’est comme vivre au cœur d’une bombe endormie.

13

Le fer à cheval de Firebase Eagle s’enroule autour d’une famille irakienne, avec ses enfants, ses chèvres et ses poules ; ils vivent dans une petite ferme cachée derrière des arbres et un bâtiment à l’abandon. Je passe dix minutes à consoler une vieille femme. Elle gesticule avec colère en m’expliquant à travers le grillage qu’un tir de mortier censé éliminer des types comme moi a atterri dans sa cour et failli la tuer ainsi que ses petits-enfants. Elle est aussi très fâchée à cause des poules. Elle réclame une compensation pour ses deux volatiles occis. Ses mains montent et descendent à mesure qu’elle parle : j’imagine une explosion de plumes qui retombent en lents arcs de cercle d’ombre et de lumière. Au nom du gouvernement des États-Unis, je suis en mesure de négocier dans un mélange d’anglais et d’arabe sommaire un dédommagement de sept dollars, soit la somme que j’ai sur moi, pour la perte qu’a subie sa famille.

14

Je porte mon treillis couleur sable. Nous ne les appelons pas treillis. Nous les appelons « uniformes de camouflage désert ». Et j’ai chargé mon arme – cartouches OTAN calibre 5,56 mm, chemisées dans une coque en laiton conçue pour faciliter la pénétration dans les tissus mous et, à la bonne vitesse, provoquer une onde de choc interne. Pour le moment, mon sélecteur est réglé sur sûreté, mon pouce droit sur le levier. L’aurore baigne les abords du village d’un ocre chaud et sableux, chaleur qui voit les chiens aux poils hirsutes relever le museau pour renifler l’air. Certains ont même commencé à flairer notre odeur.

Nous nous tenons accroupis derrière un mur et notre chef d’escouade me désigne la maison suspecte.

– Tu vas faire passer ton équipe par là, murmure-t-il en traçant une ligne droite à travers une sorte de terrain vague jusqu’à la porte d’entrée en métal de l’habitation.

Je m’élance, le canon de mon M4 pointé vers l’avant. L’adrénaline assourdit tout autour de moi ; je n’entends plus que le son de ma respiration, le cliquetis de mon équipement contre mon gilet pare-balles, de mes munitions en bandoulière qui s’entre-choquent ; un bruit terrible, si terrible que je me dis que les chiens vont se mettre à aboyer, que les occupants de la maison vont se réveiller en sursaut ; Bruzik disparaît dans mon dos tandis que le monde se réduit à un entonnoir menant à cette porte ; et mes rangers couleur sable rebondissent sur le sol en terre battue.

Je relève le canon de mon arme pour défoncer la porte d’un coup de pied, sans baisser les yeux, à l’instinct, l’index déjà sur la détente.

 

Brian Turner, Ma vie est un pays étranger, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Peronny, ©Phébus / Libella, 2025
En librairie le 16 janvier

 


[1] Le CLP (Cleaner, Lubricant, Preservative – en français : nettoyant, lubrifiant, conservateur) contient des produits capables de dissoudre les résidus de tir et de carbone, dépose une couche de téflon pour faciliter la lubrification de l’arme et empêche la rouille. On peut aussi utiliser un cordon de nettoyage pour l’entretien du canon. [Toutes les notes sont de l’auteur.]

[2] Cibles ennemies connues ou suspectées : en d’autres termes, si vous ne voyez pas ceux qui vous tirent dessus, tirez sur tous les endroits où vous vous cacheriez si la situation était inversée.

[3] Au cours du brief, juste avant d’entrer en Irak, on a nous a appris un moyen mnémotechnique pour identifier et gérer l’« ennemi » : « Si vous voyez un AK-47, tirez dessus. »

[4] Dans cet extrait de Pensées pour moi-même (traduit du grec ancien par Mario Meunier, coll. « GF », Flammarion, 1964), Marc Aurèle cite un passage célèbre de l’Iliade.

[5] L’extrait cité (« Devant nous, en ordre de bataille… ») provient du Bhagavad-gītā (chapitre I, verset 34).

[6] Mark Kellogg (1831-1876), journaliste pour la Bismarck Tribune, fut le premier correspondant de l’agence Associated Press à être tué dans l’exercice de son travail (alors qu’il suivait le général Custer).

[7] Ce passage est une conversation avec un tableau du peintre japonais Soyama Sachihiko (1859-1892), intitulé Aiming at the Target, « Archer visant sa cible ».

[8] Reportages sur l’expérience de dissémination de la maladie du charbon dans l’île Gruinard : https://www.youtube.com/watch?v=f1GnYs4LOc0
et http://www.youtube.com/watch?v=ig1Cz2tdVjY.

Brian Turner

Écrivain

Notes

[1] Le CLP (Cleaner, Lubricant, Preservative – en français : nettoyant, lubrifiant, conservateur) contient des produits capables de dissoudre les résidus de tir et de carbone, dépose une couche de téflon pour faciliter la lubrification de l’arme et empêche la rouille. On peut aussi utiliser un cordon de nettoyage pour l’entretien du canon. [Toutes les notes sont de l’auteur.]

[2] Cibles ennemies connues ou suspectées : en d’autres termes, si vous ne voyez pas ceux qui vous tirent dessus, tirez sur tous les endroits où vous vous cacheriez si la situation était inversée.

[3] Au cours du brief, juste avant d’entrer en Irak, on a nous a appris un moyen mnémotechnique pour identifier et gérer l’« ennemi » : « Si vous voyez un AK-47, tirez dessus. »

[4] Dans cet extrait de Pensées pour moi-même (traduit du grec ancien par Mario Meunier, coll. « GF », Flammarion, 1964), Marc Aurèle cite un passage célèbre de l’Iliade.

[5] L’extrait cité (« Devant nous, en ordre de bataille… ») provient du Bhagavad-gītā (chapitre I, verset 34).

[6] Mark Kellogg (1831-1876), journaliste pour la Bismarck Tribune, fut le premier correspondant de l’agence Associated Press à être tué dans l’exercice de son travail (alors qu’il suivait le général Custer).

[7] Ce passage est une conversation avec un tableau du peintre japonais Soyama Sachihiko (1859-1892), intitulé Aiming at the Target, « Archer visant sa cible ».

[8] Reportages sur l’expérience de dissémination de la maladie du charbon dans l’île Gruinard : https://www.youtube.com/watch?v=f1GnYs4LOc0
et http://www.youtube.com/watch?v=ig1Cz2tdVjY.