Récit (extrait)

Ma vie est un pays étranger

Écrivain

Le prologue s’ouvre ainsi : « Je suis un drone sondant l’obscurité au-dessus de mon propre corps. » Brian Turner, ex-sergent américain et aujourd’hui poète et écrivain jamais encore traduit en français, s’imagine survoler la Bosnie, l’Irak, l’histoire de ses père et grand-père en Irlande, Corée, Vietnam. Ses nuits d’insomnie sont peuplées de mémoires fragmentées des guerres qu’il a faites. Un récit à paraître chez Phébus, dans la traduction de Nathalie Perrony.

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Voilà la situation, déclare le sergent première classe Fredrickson en désignant les petits drapeaux en plastique rouges et bleus plantés dans l’herbe sur des tiges métalliques.

Il doit y en avoir une trentaine ou une quarantaine, dispersés autour de nous sans logique apparente. Nous sommes en septembre 2003, sur la pelouse impeccable attenante à notre salle de formation, et, comme d’autres au sein du groupe réuni par le sergent Fredrickson, j’ai promené un regard intrigué autour de moi, me demandant à quoi ces fanions peuvent bien servir. Sur le téléviseur à écran large fixé au mur de la salle de repos, la guerre nous attend de pied ferme. Les combattants qui tirent sur les soldats américains à Bagdad, Samarra et Tikrit peaufinent leur maîtrise de la gâchette rien que pour nous.

— On est entourés de cadavres. Et de morceaux de cadavres, poursuit Fredrickson en insistant sur ce mot. Votre unité vient d’arriver sur le site d’une possible embuscade. Tout le monde est mort. Il ne s’agit pas d’un exercice grandeur nature. OK. Quelle est la première chose à faire ?

— Rassembler un max de sacs mortuaires, répond l’un des stagiaires à l’arrière du groupe.

Fredrickson sourit.

— Non. Comme dans n’importe quelle autre situation, votre premier réflexe doit être de sécuriser les lieux. De délimiter un périmètre de sécurité avant de vous mettre au travail.

Il ajoute que la tâche nécessitera la mobilisation d’un certain nombre de soldats, surtout s’il y a urgence, comme toujours dans ce type de cas.

— Vous allez devoir photographier la scène sous plusieurs angles, si vous avez un appareil numérique sur vous et que vous avez le temps. C’est là qu’interviennent les petits drapeaux. Vous devez en planter un à côté de chaque cadavre ou morceau que vous découvrirez. Si vous n’avez pas d’appareil, faites un croquis.

Nous nous entraînons alors à faire des dessins sommaires dans nos carnets, à griffonner des légendes en tout petit dans la marge, avec des croix surmontées de flèches minu


[1] Le CLP (Cleaner, Lubricant, Preservative – en français : nettoyant, lubrifiant, conservateur) contient des produits capables de dissoudre les résidus de tir et de carbone, dépose une couche de téflon pour faciliter la lubrification de l’arme et empêche la rouille. On peut aussi utiliser un cordon de nettoyage pour l’entretien du canon. [Toutes les notes sont de l’auteur.]

[2] Cibles ennemies connues ou suspectées : en d’autres termes, si vous ne voyez pas ceux qui vous tirent dessus, tirez sur tous les endroits où vous vous cacheriez si la situation était inversée.

[3] Au cours du brief, juste avant d’entrer en Irak, on a nous a appris un moyen mnémotechnique pour identifier et gérer l’« ennemi » : « Si vous voyez un AK-47, tirez dessus. »

[4] Dans cet extrait de Pensées pour moi-même (traduit du grec ancien par Mario Meunier, coll. « GF », Flammarion, 1964), Marc Aurèle cite un passage célèbre de l’Iliade.

[5] L’extrait cité (« Devant nous, en ordre de bataille… ») provient du Bhagavad-gītā (chapitre I, verset 34).

[6] Mark Kellogg (1831-1876), journaliste pour la Bismarck Tribune, fut le premier correspondant de l’agence Associated Press à être tué dans l’exercice de son travail (alors qu’il suivait le général Custer).

[7] Ce passage est une conversation avec un tableau du peintre japonais Soyama Sachihiko (1859-1892), intitulé Aiming at the Target, « Archer visant sa cible ».

[8] Reportages sur l’expérience de dissémination de la maladie du charbon dans l’île Gruinard : https://www.youtube.com/watch?v=f1GnYs4LOc0
et http://www.youtube.com/watch?v=ig1Cz2tdVjY.

Brian Turner

Écrivain

Notes

[1] Le CLP (Cleaner, Lubricant, Preservative – en français : nettoyant, lubrifiant, conservateur) contient des produits capables de dissoudre les résidus de tir et de carbone, dépose une couche de téflon pour faciliter la lubrification de l’arme et empêche la rouille. On peut aussi utiliser un cordon de nettoyage pour l’entretien du canon. [Toutes les notes sont de l’auteur.]

[2] Cibles ennemies connues ou suspectées : en d’autres termes, si vous ne voyez pas ceux qui vous tirent dessus, tirez sur tous les endroits où vous vous cacheriez si la situation était inversée.

[3] Au cours du brief, juste avant d’entrer en Irak, on a nous a appris un moyen mnémotechnique pour identifier et gérer l’« ennemi » : « Si vous voyez un AK-47, tirez dessus. »

[4] Dans cet extrait de Pensées pour moi-même (traduit du grec ancien par Mario Meunier, coll. « GF », Flammarion, 1964), Marc Aurèle cite un passage célèbre de l’Iliade.

[5] L’extrait cité (« Devant nous, en ordre de bataille… ») provient du Bhagavad-gītā (chapitre I, verset 34).

[6] Mark Kellogg (1831-1876), journaliste pour la Bismarck Tribune, fut le premier correspondant de l’agence Associated Press à être tué dans l’exercice de son travail (alors qu’il suivait le général Custer).

[7] Ce passage est une conversation avec un tableau du peintre japonais Soyama Sachihiko (1859-1892), intitulé Aiming at the Target, « Archer visant sa cible ».

[8] Reportages sur l’expérience de dissémination de la maladie du charbon dans l’île Gruinard : https://www.youtube.com/watch?v=f1GnYs4LOc0
et http://www.youtube.com/watch?v=ig1Cz2tdVjY.