Une pluie d’étoiles
Tout au long de la nuit une terrible pluie d’étoiles et maintenant l’aurore, pourtant ça continue, brillant plus faiblement, au-dessus du boulevard partiellement fermé à la circulation en raison de travaux. Rues larges, résidentielles, quasi désertes en août. Façades lustrées par la sécheresse. Des lauriers-roses en fleurs, les hautes herbes des talus brûlées par le soleil chromé qui pilonne depuis juin. Partout les volets sont fermés malgré la fraîcheur, et ça dort encore, ignorant peut-être que, dans toute la partie noire de la nuit, le feu jailli des aérolithes a sifflé et dégringolé le ciel en gémissant. La terre a rencontré un anneau de poussière plus torrentiel que jamais. Cette année, les Perséides se sont déchaînés, défoulés, ébroués plus que jamais de mémoire d’ouvriers de chantier, de mémoire flegmatique de chef d’équipe spécialisé dans les travaux publics.
Petits braseros d’été, compacts et éruptifs, les météorites alimentent la discussion entre les hommes aux cheveux en brosse. Le plus jeune des pelleteurs on peut dire que l’effritement du ciel l’a chahuté.
— Ça tombe en morceaux, fait sa voix pleine de désespoir et de reproches.
— Tu risques rien, va. Fais plutôt un vœu !
Quelqu’un s’occupe du réchaud à gaz. Odeur roussie du cul de la bouilloire. L’eau clapote et passe par-dessus bord. Les brouettiers sont venus s’asseoir autour du chef d’équipe avec un gobelet de thé à la menthe. Ils en offrent à la ronde. Tous se raniment à la présence aromatique pendant qu’un froissement de vent transforme les tôles ondulées en orgue de barbarie.
Pour goudronner une demi-douzaine de ronds-points et vingt bornes de voie rapide, les hommes travaillent de nuit, sous des projecteurs implacables. Cette lumière intense est censée les tenir éveillés et en effet l’énergie des projos dans les mirettes leur fait l’effet d’une perfusion de caféine. Mais à trois heures du matin ils sont déjà tous plus ou moins défaits et jaunes, épuisés, des lutteurs qui combattent contre le sommeil. Le dormeur du jour ne se repose pas autant que celui, bestial, des profondes nuits.
Et quand ils voient le taureau, un taureau adulte qui se promène tranquillement en plein milieu de la ville, passer devant le bar-tabac et emprunter la rue Fabre, le conducteur d’engins a peur de s’être endormi sur le siège de son bulldozer et un Tétouanais croit aussi qu’il est en train de rêver, les deux mains enroulées sur le manche tressautant du marteau-piqueur, avant de supposer avec résignation que les projos ont fini par lui griller les rétines et maintenant il promènera partout une tache noire, un pochoir en forme de taureau.
Ils le voient ensuite, ce taureau, descendre l’avenue, tantôt sur le trottoir de gauche et tantôt sur le droit, comme pour contenter tous ses admirateurs aux fenêtres, les locataires des numéros pairs comme les propriétaires des impairs, mais il doit être bien déçu parce qu’il n’y a encore personne aux balcons, seulement des types comme le conducteur d’engins et le grutier, et des Tétouanais de seize ans avec des casques jaunes, personne d’autre pour rendre le monde meilleur.
Le taureau exécute un majestueux demi-tour avant de leur tourner le dos avec hauteur, comme s’il lui était interdit de frayer avec de si petites gens. Le vent du tout petit matin remuant les affiches déchirées sous le pont, le mince quartier de lune, la mitraille pâlie des Perséides, les ouvriers qui font couler le goudron sur des cailloux blancs parfaitement ratissés, le chef d’équipe et sa barbe de papier carbone qui est en train de repousser et qui lui teint la peau, des apprentis qui rincent les outils, et leurs longs cheveux en tire-bouchon, les hommes armés de pioches, grommelant quelque chose de rythmé pour garder la cadence, le taureau jette sur eux le même regard que sur un décor de carton-pâte, puis il passe sous leur nez et il marque un très long temps d’arrêt avant de rebrousser chemin, très lentement, très tranquillement, à cette allure on va le voir encore pendant des heures, on entend le toc-toc de ses sabots et très vaguement son souffle.
Le neveu du grutier, tout fluet dans son gilet fluorescent, conduisait la machine à tracer les pointillés blanc d’argent au milieu de la chaussée et il lui restait à peine cinquante mètres avant de signer pour de bon ce contrat avec le chef de travaux qui l’avait pris à l’essai, mais le gamin n’a pas arrêté de regarder par-dessus son épaule, et tout son marquage s’en est allé de guingois.
Avec son téléphone, un autre manœuvre a pris le taureau en photo. Il le fait pour sa femme qui tient un stand d’auto-tamponneuses et n’a jamais mis les pieds dans une arène. Il lui dira que la manade est venue dans la ville, il éprouve soudain un besoin urgent, qui lui accélère le pouls, de revoir sa femme, de l’embrasser.
— Si on se remettait au boulot sérieusement, dit le chef d’équipe.
Le manœuvre repose son téléphone. Son pic se remet à mordre les blocs de pierre. Ça fait s’entrechoquer ses dents et il rit nerveusement.
— Tout ce qu’il y a à voir aujourd’hui, c’est dingue.
Il rit tout seul.
Aujourd’hui les images ont décidé de ne pas nous laisser tranquilles, pense également le chef d’équipe. Le chef d’équipe n’a jamais aimé prendre des photos. Il préfère goûter à l’image pendant qu’elle est là. Il n’aime pas les conserves. Il n’aime pas ce qui rancit dans les placards. D’autant qu’il n’y a qu’à lever la tête pour se resservir, reprendre une portion de météorites puis, par là-dessus, deux ou trois lampées de taureau. Il les porte gravement à ses yeux. Un frisson le parcourt. Le taureau est immobile. Le plus beau jamais vu. Il hume l’image de la bête qui se tient au loin. Il la scrute. Il la repose, totalement stupéfait et déconcerté.
C’est incompréhensible, songe-t-il.
Après quelques instants de réflexion, afin de remettre de l’ordre dans ses sens, il lève encore la tête vers les Perséides.
C’est complètement incompréhensible. Tout ça d’un seul coup. Est-ce qu’on peut attraper un cancer des yeux ? Et, si ça existe, est-ce que ça provoque chez le malade des hallucinations de taureaux et de météorites ?
Pris d’une sorte de panique, le chef d’équipe vide son gobelet et se dirige vers ses hommes. Il a besoin de parler.
D’habitude on ne parle guère en travaillant sur le chantier mais cette nuit-là les langues se délient de façon surprenante. Le grutier raconte en détails la naissance de son tout dernier fils. Après avoir révélé de telles informations, il ne sait plus quoi ajouter. Il ouvre sa glacière toute tachée de moisi et en tire un huitième de pastèque, puis il jette un coup d’œil à la ronde et se dit, avec un peu de mélancolie, il dort, mon bébé, il doit dormir alors il ne voit pas ce que je vois.
Tandis qu’il médite ainsi, deux vachettes apparaissent maintenant dans le champ visuel du chef d’équipe qui se passe la main sur le front.
— Bon Dieu, ça n’arrête pas.
Cette fois il contemple les bêtes avec le regard d’un homme qui se noie, tandis qu’un Tétouanais, aux anges, filme les vachettes avec son téléphone pour les montrer à sa copine. À sa copine aux sourcils épilés, il montrera de vraies sauvages, des vivantes enveloppées dans leur peau tressaillante. Il éprouve un sentiment d’admiration enfantine, légèrement craintive, pour les animaux agressifs en général. Mais, bien qu’ils soient infiniment plus mortels que les étoiles, il les leur préfère infiniment.
Le chef d’équipe voit les visages paisibles et sereins de ses hommes, même des plus jeunes, qui regardent du côté des vachettes, sans le moindre signe de surprise, comme si c’était leur lot chaque jour depuis dix ans. Ils semblent y prendre autant de plaisir qu’au thé, au sucre, aux clopes de la pause. Ni plus ni moins. Mais le chef d’équipe, lui, commence à trembler comme s’il avait gagné quelque chose de terrible et d’extraordinaire, comme s’il était en quelque sorte élu. Son numéro de loterie est sorti ce matin. Il a gagné des images fascinantes, pas familières du tout, asphyxiantes au contraire, mais prenantes, âcres et fabuleuses. Et ce phénomène l’inquiète comme s’il s’agissait d’une énigme d’une nature et de proportions incalculables.
— Mais enfin qu’est-ce qui se passe ? fait-il à mi-voix.
Un bel enrobé recouvre peu à peu l’ancienne terre rouge et boueuse. Le camion de goudron vient d’arriver. Il cahote sur les ornières. Le goudron sent vraiment très bon. Une odeur à sculpter une gueule de bois, de liqueur très forte à base de guimauve à la banane, particulièrement soulante, qui malaxe l’intérieur des narines tellement c’est chaud.
Le chef d’équipe tape sur l’épaule du conducteur :
— Tu veux que je signe quelque chose ? Le bon de livraison ?
Mais le camionneur se tait et ça n’est pas dans ses habitudes. De son épais gant de chantier, il désigne vaguement la ville. Une mouche bourdonne autour de son poignet irrésolu. À la lueur de l’aube, il montre le taureau qui n’en finit pas de s’éloigner, qui semble s’éloigner à regret comme s’il avait compté un instant se mesurer aux hommes.
— Putain, je rêve ou quoi ?
Et sa tête se met à osciller de droite et de gauche. Dans la cervelle du camionneur abruti par la vision passe tout un album de scènes anciennes, quand ils faisaient l’école buissonnière, lui et son frangin, pour aller exciter des bêtes isolées, dans les champs, avec leur veste en jean.
— Moi, j’ai eu peur jusqu’aux cheveux quand un taureau immense a cherché la bagarre ; j’y ai laissé mon blouson, il me l’a mis en charpie, et j’ai pris une trempe en rentrant.
En gestes il mime la largeur de l’encornure.
— Mazette, fait le chef d’équipe.
— Mon frère, c’était le meilleur. Tu l’as peut-être vu, mon frère, à Béziers, en 94 ? Et puis Arles… Il les a toutes faites, les férias, cette année-là.
— J’étais encore du côté de Nevers. Là-bas on connaît pas.
— T’as vraiment raté quelque chose. Il aurait pu aller très loin.
— Et qu’est-ce qu’il est devenu, le frangin ?
Ça promet d’être une longue histoire parce que le camionneur va chercher deux bières dans sa cabine. Puis il parle un bon quart d’heure, s’interrompant seulement pour une ou deux gorgées.
Au final, ça donne à peu près ça : le frère s’appelle Andreas, il travaillait dans un garage, homme à tout faire. On l’avait mis à laver les voitures et les remorques parce qu’il était le plus jeune dans cette magnifique galerie de grandes gueules. C’était la partie la plus ingrate du boulot, mais il s’y cramponnait, passant le plus clair de ses journées à patauger dans la mousse et l’eau teintée de cambouis, à s’accroupir, se courber et se rapetisser pour passer sous les sièges la bouche tubulaire d’un aspirateur énorme. Mais par-dessus tout, heureusement, les taureaux. Ses ongles pleins de sang séché, il aimait ça. C’était au début de sa vie un garçon libre, léger, plein de promesses, jusqu’à un certain jour où il rencontra la Vierge de la Macarena sur le pare-brise d’une camionnette gris métallisé qu’il finissait de nettoyer à l’aide d’une grosse éponge synthétique. Il l’avait rincé au jet puis s’était penché sur le côté, examinant son œuvre à jour frisant, comme il faisait toujours pour s’assurer que toutes les traces étaient bien parties. Le soleil irisa la vitre et montra le visage de la Macarena, tracé au pochoir des grains de poussière, au fusain du goudron, son portrait à petits coups de brins de paille pisseux.
Andreas croit d’abord à une coïncidence, à un jeu de reflets. Alors il se remet à briquer le verre de sécurité. Mais l’icône ne fond pas malgré l’action des détergents. Andreas recule d’un bond terrifié. Et le phénomène se reproduit chaque matin, sur des breaks, des vans, des pick-up.
Après plus de deux semaines d’un silence atterré, le torero révéla enfin au patron qu’une image de la Vierge apparaissait régulièrement dans la buée crasseuse, sur la vitre des véhicules qu’on lui amenait, côté conducteur, et il refusa donc catégoriquement de les nettoyer afin que l’image puisse continuer de se former. Tout au plus acceptait-il de changer les balais d’essuie-glace et de curer les gicleurs du lave-glace.
Malgré la distance de deux décennies et plus, le camionneur se souvient que la trop forte dose d’émotion avait provoqué chez Andreas une ivresse singulière. Son esprit était devenu prodigieusement actif. Il ne dormait plus. Les yeux fixes, il regardait les ténèbres pendant que son imagination galopait autour de la chambre, combattait l’armoire et talonnait le plancher ; il tendait à les rompre toutes les cordes de son cerveau sur une concentration unique, les joues roses et or de la Vierge et ce qu’elles pourraient lui révéler de ses mystères.
— Tu vois, j’avais pas compris qu’il était malade…
À cette époque, le camionneur avait souhaité intensément que son petit frère soit délivré du parasite de la Macarena, de ce visage de fainéante chaque matin collé comme une tique sur la vitre, côté conducteur, pour qu’on en revienne au présent, au boulot qu’il faut faire ici et maintenant, aux ferias, bien sûr. Mais, penché sur lui-même, inactif et béat, en contemplation devant les glaces et les lunettes, Andreas était plutôt bien parti dans l’art d’échouer, pour lequel il avait toutes les chances d’être le meilleur depuis sa rencontre avec une Américaine, une illuminée comme lui, mais de dix ans son aînée, le genre à avoir vu le Christ sur la semelle de son fer à repasser, lumières et suintements d’huile et de sang, miracles qui l’avaient remplie d’une émotion si intense qu’elle en avait perdu l’usage de la parole. Un sourire perpétuel inondait son visage. Et ce n’était pas un visage fait pour le sourire. Ça ne lui allait pas du tout, cette expression, parce qu’elle n’avait pas de jolies dents. Ces deux-là ont fait un enfant. Puis ils ont décidé de prendre le large pour un squat, pour Katmandou, pour un Vatican de pacotille, qui le sait ?
Avant de tout plaquer, Andreas avait invité ses amis, ses proches, à une sorte de cérémonial dans lequel il brûla ses capes, ses muletas, liquéfiées comme de vulgaires chiffons, puis, s’élevant graduellement dans l’échelle des choses qui avaient la forme, l’apparence, l’odeur d’une partie de lui ou qui avaient touché sa peau, sa chemise à jabot, son costume d’or et de perle. Tout cela fut réduit en cendres, avec son jeune passé de torero.
— Voilà, c’est tout pour aujourd’hui, la jeunesse est une sale maladie, conclut le camionneur en rotant. Mais, tu vois, les taureaux, j’y avais plus jamais repensé depuis.
Le chef d’équipe secoue la tête. Au même instant s’amène une voiture de police, moteur au ralenti. Des flics qui ont l’air bien ennuyé braquent leur torche.
— Un van s’est renversé sur l’autoroute, à la borne 22. Vous avez vu quelque chose de bizarre ?
— On n’a rien vu, dit le chef d’équipe.
— Non, rien à signaler, renchérit le camionneur.
— Merci les gars.
La sirène hurle tandis que la voiture s’éloigne ; le camionneur apprécie l’effet Doppler puis il lève les yeux, allume une cigarette :
— T’en veux une ?
Mais le chef d’équipe semble perdu dans ses pensées :
— Si j’avais dit par où ils sont partis, j’aurais eu l’impression de les donner.
— Pareil pour moi, dit le camionneur.
— Faut y aller. Je te le signe, ce bon de livraison ?
Là-bas les pioches vont bon train, et valsent les pointerolles des marteaux-piqueurs. Le camion vide vrombit et s’engage sur la bretelle, le chef d’équipe gueule après un Tétouanais qui ne l’a pas tirée droite, sa tranchée. Malgré le déchaînement des dieux de toutes sortes dans les cieux pâles où l’aurore a fini par poindre, promettant d’anéantir du même coup la performance ultra brillante des Perséides, les hommes sont retournés dans la sphère du profane.