Nouvelle

Ça se voit que tout ce qu’on raconte entre nos lignes, c’est qu’on est pétée de peur de vivre

Ecrivain

« … un style qui s’est nourri et accru dans l’intensité de l’attention, de la précision », écrivait Rose Vidal à propos du premier roman de Shane Haddad, Toni tout court, dans les colonnes d’AOC. Son deuxième, Aimez Gil (août 2024), a confirmé une énergie à dire l’attente de la réalité quand on est jeune, et peut-être en particulier une femme, comme dans cette nouvelle inédite – en prise avec la colère.

Je ne dirais pas que je suis une personne violente, non je ne dirais pas ça. Je ne suis même pas vraiment sûre de ce que ça signifie, être violente. Quand j’inscris le mot violent en moi je vois d’abord des yeux, ensuite je vois des mains puis il y a les mots, ceux qui veulent consumer la beauté d’une personne. Par beauté je veux dire sincérité, la sincérité c’est beau. Par contre en colère ça ouais je peux dire que je le suis. En colère. C’est nouveau, je vais pas le cacher, je suis pas née comme ça, je suis pas née avec une cuillère en colère dans la bouche, la colère est venue à moi, la colère m’a été transmise, on peut le dire c’est un don humain. Maintenant je la porte. Et parfois je la brandis. Mais je trouve qu’elle sort piteusement. Je suis pas encore assez familière avec ma colère. Ça s’apprend je suppose. Les personnes qui s’y frotteront, à ma colère je veux dire, excusez sa maladresse, on est coloc pour le moment, on est pas encore copines.

 

Je chope une table dans un PMU, sur la terrasse, dans son renfoncement. Je m’assois face à la rue. Le soleil est tombé depuis un certain temps, maintenant c’est la nuit. C’est une histoire de lumière qui se reflète dès qu’elle peut sur n’importe quoi. Dans les vitres, sur les carrosseries, sur l’écran de mon tel, sur la tranche supérieure des rambardes, sur la pointe des poteaux, sur les bandes blanches au sol, dans les flaques, dans les gouttes. Et les feux qui harassent, des aplats de rouge, de vert, d’orange, des yeux sans pupille qui s’allument par intermittence régulière, qui régulent le monde sans broncher, jamais ça se révolte un feu je me dis, on voit pas souvent des feux qui s’arrêtent, qui renoncent. Toutes ces couleurs qui déchirent le noir, ça me fait penser à Blade Runner. Je pense souvent à Blade Runner et à ses filles-publicités-hologrammes géantes qui coupent ton chemin dans la rue pour te réconforter et faire du sexe avec toi. Avec toi, je veux dire avec les hommes. Elles sont nues, elles sont blanches, elles ont de grosses lèvres : elles sont irréelles. Le monde de Blade Runner c’est un monde pour les hommes. Ça fait sens, je veux dire, c’est pas éloigné de la vérité, c’est même la vérité. Peut-être que dans tous les possibles futurs, c’est vrai, peut-être que rien n’aura changé.

En attendant toutes ces lumières qui rutilent dans mes yeux, ça me grise. Faut le dire. Y’a un truc excitant dans le fait que les humains construisent sans relâche un monde qui écrase la nature. Y’a un truc excitant dans toutes ses manifestations graves et rougeoyantes et nauséabondes du goudron, de l’essence, du plastique, du pétrole en somme qui régit notre manière d’être. Parce que, lorsque la Terre ne sera plus qu’une boule construite, grise et assourdissante, incapable de supporter son propre poids, alors on aura enfin fait le tour de l’humanité, alors on saura enfin qu’on était seulement une machine qui s’auto-détruisait et qui était assez bête pour ne pas s’en rendre compte. Et ça c’est quand même passionnant, je veux dire, d’avoir le fin mot de l’histoire devant soi. On pourra se dire « ah ouais, c’était donc ça. C’était donc ça. »

 

La serveuse est devant moi, elle a ce grand sourire, il me réchauffe le cœur. Un Perrier je lui demande.

J’ai froid mais cette place en terrasse je la laisserai à personne. J’ai chopé la dernière de tout le quartier. Je dis la vérité, je suis allée voir. Quand j’ai vu la place vide j’ai sauté dessus, sans réfléchir. C’était le destin des choses. Je dis ça par rapport à la suite de l’histoire qui finit plutôt mal mais qui a pour mérite d’être racontée, je suppose.

La serveuse me sert en deux secondes. Je lui rends son sourire. Sans hésitation. C’est chic je trouve, de se sourire. Ne pas oublier à l’avenir d’avoir le chic de sourire aux serveuses.

Entre les mains mon Perrier. J’aspire dans la paille comme si on était en plein été. J’ai encore plus froid maintenant mais je m’en fous, je laisserai pas cette place vacante, je l’ai déjà dit mais je le redis, des fois qu’on oublierait que c’est cher payé les places en terrasse. Ma possessivité redouble quand je vois les gens passer lentement, les yeux scrutant nos moindres mouvements, à nous, les terrassier.e.s, cette race tant jalousée.

Ma pote arrive. Je me lève, on s’enlace, elle est contente d’être en terrasse bien sûr, on le sait toutes les deux que tout ça c’est pour le bien de la cigarette, d’ailleurs on attend pas pour en fumer, c’est un élément du rituel, une pièce du puzzle, je lui prends un filtre, elle roule, je roule, je lui file mon briquet. Et puis je lui propose un peu de mon Perrier, histoire de partager tout de suite le même univers. Une fois que tout est mis en place on en arrive à parler des choses qui fâchent. Des loyers, de l’espace pour écrire, du temps qu’il faut et qu’on n’a pas, des factures, des coupes budgétaires, des refus de résidence, des incertitudes qui coulent, qui nous tombent dessus. On parle pour éviter de bouffer nos morts avec nos angoisses du quotidien. Ça se voit que tout ce qu’on raconte entre nos lignes, c’est qu’on est pétée de peur de vivre.

 

Le problème de la terrasse, c’est que mes yeux vagabondent. Elle me parle ma pote et je lui réponds mais je me demande bien si elle le sent qu’un morceau de mon esprit s’échappe vers l’ailleurs, que les gens dans la rue happent par le simple fait de marcher. Ce manteau, cette sonnerie, ce bonnet, ce Klaxon, ces talons, ces lunettes, ce couple, ce gros sac, ce rire, ce morceau de voix qui s’évanouit, ces pneus, ces volutes dans l’air, ce bus qui tourne, cette moto qui accélère, cette conversation de la table d’à côté (« – en plus je vais dormir dans la véranda mec parce que j’arrive en dernière – ah ouais ? – ouais putain y’a pas de chauffage dans la véranda mec – putain l’enfer – de ouf alors j’ai dit à ma mère je viens que si y’a du chauffage – normal – ouais et ma mère elle me dit que le chauffage est cassé depuis des années – putain – ouais, mais bon, c’est comme ça, c’est Noël hein je suis obligée. » Il y a un silence ensuite. Et de sa bouche, à cette femme, sort en même temps un mélange de buée et de fumée de cigarette).

Et puis juste derrière ma pote, c’est pas grand chose c’est une histoire de focalisation des yeux, de réajustement entre le premier plan et le plan large, je distingue un homme et une femme, arrêté.es dans la rue, pris dans un dialogue qui, somme toute, m’a l’air fort désagréable. Je vois la femme lever son index, elle lève son index vers cet homme, elle a le doigt levé vers cet homme qui parle fort, qui lui parle fort, lui qui lève ses bras, qui grimace, qui étend sa nuque pour que son visage soit menaçant et ses yeux à lui sont bien ouverts, bien déterminés alors que les yeux de la femme sont hagards et fixes, et sa mâchoire à elle est contractée et toute l’autorité qu’elle a, elle est au bout de ce doigt levé vers cet homme qui parle fort. Je ne sais pas si elle regarde le bout de son doigt comme le bout d’une baguette magique ou si elle regarde l’homme dans les yeux. Je me dis à ce moment-là : je n’oserais pas le regarder dans les yeux. C’est la première chose qui me vient. Alors je me sonde, merde, merde pourquoi j’oserais pas ? J’oserais pas parce que j’aurais peur. Non c’est pas ça : j’oserais pas parce que j’ai peur. Même d’ici, de l’autre côté du trottoir, sans lien aucun avec la situation sauf celle d’en être la voyeuse malencontreuse, au fond de ma chaise au fond de la terrasse au fond de mon propre corps, emmitouflée, clopante sans arrêt les turpitudes de ma vie, même dans cette situation, celle de l’ordinaire, j’ai peur de lui. Et je vois bien que la femme met assez d’espoir dans ce doigt levé pour croire que la suite des évènements en découlera directement. Tout y est contenu. Ce doigt c’est sa barrière, sa muraille, son armure, on l’appelle comme on veut, ce doigt levé c’est sa limite. Je vois tout ça derrière les cheveux de ma pote et je dis

Attends attends désolée

Quoi

Désolée y’a juste une scène un peu chaude derrière

Ah bon

Sur l’autre trottoir tu vois

Ouais

Le couple

Ouais

C’est un peu chaud

Ok

Juste je te préviens je regarde

Ok

Et puis je reviens au présent. Mais je sens bien que je suis ailleurs, dans l’ailleurs de la mise en conscience : j’ai un œil sur elle, sur ma pote, et j’ai l’autre œil sur le trottoir d’en face. Et là je me dis que c’est drôle d’avoir un œil dans une direction et le deuxième dans une autre direction, alors je ris silencieusement, c’est-à-dire que je ris à l’intérieur de moi, je ris de ma propre blague. Et puis je me dis que c’est pas très sympa pour celleux qui ont un strabisme. C’est pas très sympa. Alors je fais arrêter mon rire intérieur avec cette voix grave mais avec mon timbre à moi, une sorte de SToOoppPp à la fois indécis, à la fois autoritaire et j’ajoute, si je puis me permettre cette référence, un écho gandalfien à l’ambiance. Je parle du magicien dans Le Seigneur des Anneaux qui s’appelle Gandalf, qui a cette super voix rocailleuse, issue des profondeurs de son pouvoir. À la suite de ce SToOoppPp à l’écho gandalfien donc, je pose un bruissement d’ailes d’oiseaux, ce bruissement que j’aime tant, quand les oiseaux s’envolent d’un champ, pressés par une menace quelconque, ils s’envolent en bande dans une direction lointaine et il y a ce bruit de papier qui prend l’espace, il le prend sans prétention, il met du temps pour arriver aux oreilles, un bruit comme du papier léger qui claque au vent, ouais je le mets en bande son, c’est pas mal. Ouais c’est un bruit que j’aime tant.

Et puis je me dis merde est-ce que j’écoute vraiment ma pote ? Est-ce que t’écoutes vraiment ta pote là ? Est-ce que t’es une bonne pote sérieux ? Là c’est ma voix normale qui parle, plus nasillarde, assez haute. Alors je me dis faut que je voie avec ma pote, faut que je sonde son regard pour savoir si elle a l’impression que je l’écoute, ce qui n’est pas tout à fait la même chose que de l’écouter vraiment, m’enfin passons faut avancer dans la narration. Mes oreilles s’ouvrent à nouveau et je me rends compte que je joue plutôt bien la comédie parce qu’effectivement elle ne s’est pas arrêtée, ma pote, de parler, de cloper ou de boire dans mon Perrier. C’est un peu le coup de fouet pour revenir parmi les vivant.e.s cette histoire, et mes yeux reprennent leur activité, je veux dire qu’ils focalisent sur le trottoir d’en face, juste derrière ma pote et à ce moment précis je me dis que les pensées se chevauchent très vite, je me dis que je sens mon cœur battre dans ma poitrine, je sens ses pulsations comme si mon cœur tapait contre les os. C’est toujours étrange de sentir son propre corps si distinctement, ça me donne, pour ainsi dire, une conscience aiguë de ma propre finitude, mais après tout c’est logique, c’est rationnel de saisir que tout ça est un savant mécanisme de chair et d’os. Et puis c’est pas la première fois que ça m’arrive, avoir conscience de son propre corps c’est tout de même courant, même si à chaque fois c’est unique, unique et courant, banal et notable, j’aime bien quand le monde tourne comme ça, de manière banale et notable. La dernière fois en date que ça m’est arrivée, c’est quand cet abruti de mec a suivi ma pote, une autre pote, dans la rue, une autre rue dans une autre ville. Quand elle me l’a dit j’ai senti mon corps vivre, précisément parce que j’ai senti que le sien pouvait mourir à cause de cet abruti de mec. Ce mec c’est pas un inconnu, c’est son abruti d’ex, qui la harcèle tranquillement. Celui-là je lui ferais bien quelque chose. Mais quoi ? C’est ça que je me pose comme question. Quoi pour qu’il comprenne ? Et alors la colère, cette colère qui m’a été transmise, je la sens monter. Monter comme un lait chaud qui ne bout pas encore mais dont on voit les minuscules bulles grossir sur les côtés de la casserole. Quoi lui faire. Ça me prend au ventre la nuit, parfois. J’en rêve la nuit parfois. De la colère.

 

Dans l’histoire que je raconte c’est à cet instant, instant où mes yeux retournent sur le trottoir d’en face et où mon corps commence à pulser, que l’homme augmente encore un peu plus le volume de sa voix. Cette voix, ces yeux qui tremblent, ces gestes amples. Ça commence à sérieusement entraver mon moment de choix avec ma pote. Mais ce qui me perturbe le plus, c’est le corps de la femme. Figé, j’irais même jusqu’à dire interdit. Je me rends bien compte que j’interprète, que je pose ma lecture sur son corps à la lumière de mon propre vécu, ce qui est risqué, bien que peut-être assez juste, mais à nouveau, ne pas tirer de conclusion hâtive. Je me le répète pour ne pas l’oublier : ne pas tirer de conclusion hâtive.

Et d’un coup qu’est-ce que je vois pas ? Qu’est-ce que je vois pas ?

Oula

Quoi ?

J’ai même pas le temps d’aller au bout de ma pensée que l’homme se saisit du doigt de la femme. Il prend son doigt avec toute sa main, il ferme toute sa main sur ce doigt qui reste levé, qui reste absolument immobile, incapable désormais de se mouvoir, incapable désormais d’exister pour lui-même, la femme non plus elle ne bouge pas, elle est encore plus fixe qu’avant.

C’est plus très clair ce qui se passe en moi. Je sens bien qu’il, mon corps je veux dire, est tendu vers la femme. Je vois ses yeux s’agrandir et s’agrandir. Elle a perdu sa voix et il faut se l’avouer, l’autorité frêle qui se logeait dans ce doigt est définitivement étouffé par l’obscénité de ce geste.

Cette femme, devant tout un tas d’anonymes hagards d’émotions fortes, doit assumer que c’est avec ce gars qu’elle partage la chose la plus précieuse de son existence, c’est-à-dire son quotidien. Et le mec prend son doigt comme si c’était un gressin.

 

Comment on fait pour continuer d’y croire ?

À l’amour je veux dire.

 

Ma pote se tourne vers le trottoir, elle a dû voir ma gueule déconfite et maintenant ce sont nos quatre yeux qui assistent à cette scène. À ce moment-là je me dis merde, merde je veux pas me dire que c’est une scène, c’est pas de la fiction, c’est même pas une histoire, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? À l’intérieur de moi c’est une piñata party tant mon cœur cogne contre les parois. Là je m’entends dire

Faut faire quelque chose

Et puis j’entends plus rien. Silence radio. Le silence de ma propre pensée. Le silence de la pensée de ma pote. De toute façon j’ai dit ça parce que c’est ce qu’il faut dire quand on se retrouve dans des circonstances pareilles. Si on veut être l’héroïne de la scène, merde du réel je veux dire, si on veut être l’héroïne du réel, faut dire ce genre de choses, grosse égoïste que je suis. Là je raye ce que je viens de dire : grosse égoïste que je suis. Puis je me dis : faut pas s’insulter soi-même. Faut pas s’insulter soi-même.

Je vois la main de l’homme se défaire du doigt levé. Mais la femme ne bouge pas. Il faut quelques instants avant que son doigt ne se recroqueville sur lui-même. Il faut quelques instants encore pour la voir reprendre possession de ses membres, pour la voir se tourner et partir. Elle a soulevé la terre entière pour pouvoir mettre un pied devant l’autre. Je le sais parce que je me suis sentie un peu plus légère au moment où elle l’a fait, ça n’a duré que quelques secondes, mais j’ai été soulevée avec elle. Elle marche lentement. Un pas, deux pas, trois pas. Je peux pas m’empêcher de me dire que la femme, même du haut de ses trois pas, est enchaînée. Est-ce qu’elle se prend des coups dans la gueule ? Je donne le fond de ma pensée. Celle de l’imaginer être tabassée par son mec. Banale et notable, on y revient sans trop de complication.

L’homme rattrape la femme. C’est-à-dire qu’il accélère sa cadence pour l’atteindre puis la contourne pour se placer devant elle. Je suis tellement concentrée sur l’enchaînement d’actions que je ne prête plus attention à ma pote. Est-ce qu’elle regarde aussi comme moi, les muscles contractés, les yeux affûtés, le cerveau acide, qui enregistre chaque mouvement, le cerveau qui tente, avec ses clés à lui, façonné par une éducation de jeune fille qu’elle et moi avons reçue toute notre vie, d’analyser avec le plus de clairvoyance possible les réalités de notre monde ?

Mes membres commencent à trembler, mais je ne sais pas de quoi ils tremblent exactement. Là ce qui me vient tout de suite c’est le jour où Ribéry a remplacé le mot « adrénaline » par le mot « agrénaline ». Je l’imagine Ribéry, devant le micro, et ce mot qu’il invente, ce mot que j’aime tant, comme les bruissements des ailes d’oiseaux dans les champs, je veux dire si on prend sérieusement la proposition, parce qu’après tout pourquoi pas ? Pourquoi pas ? Si les hommes peuvent se saisir des doigts des femmes comme s’il s’agissait d’une chaussette, pourquoi pas inventer des mots ? Je sens alors distinctement cette chaleur qui se répand en moi, au galop sous ma peau, la colère qu’on m’a donnée, la peur d’être traquée, les pulsations de mon corps qui me font exister, ma présence aiguë à la rue battante. Qu’est-ce que ce mot que je cherche ? Celui des femmes et de leur présence vive au monde ? La pulsation de ma condition.

La voix monte encore. Lui il se trahit, c’est tout ce que j’arrive à me dire en le regardant, ses yeux le trahissent, son empressement le trahit, sa nuque tendue le trahit, ses gesticulations le trahissent, sa voix forte le trahit, tout son corps trahit sa violence mais j’ai l’impression que personne ne le voit.

Je pourrais tendre l’oreille et écouter ce qui se dit de l’autre côté du trottoir mais le bruit ambiant couvre tout. Ce que je comprends néanmoins, c’est que la parole de l’homme parvient à empêcher la femme de faire un pas de plus. Elle a retrouvé son immobilité et désormais ses bras sont croisés. Elle cède. Elle est humiliée par le fait de céder. Puisque c’est elle qui cède, elle pense que c’est de sa faute. C’est inscrit en elle. Alors elle continue de céder. Parce qu’il faut aller jusqu’au bout. Parce que son orgueil est la seule chose tangible qui lui reste. Céder, se défendre, se battre, rien ne fera changer quoi que ce soit de toute façon, la mécanique de la violence ne sait pas s’arrêter, c’est pour ça, précisément, qu’elle est violence. Lui ne supporte pas qu’elle ne lèche pas le sol s’il voulait qu’elle le fasse, ça ne va pas plus loin.

On fait un truc ou pas

Je sais pas

On attend de voir

Ouais on voit

Ça se trouve

Ouais

Je sens mon ventre onduler, c’est sans doute la grénaline qui traverse mon corps, la grénaline qui chauffe, la grénaline qui cherche, qui tente de sortir, qui gratte le plafond, qui grince dans mes oreilles.

Oh putain

L’homme a plaqué ses mains sur la poitrine de la femme.

Putain !!

Il la pousse contre le mur, contre le mur en pierre de taille, sa tête a rebondi et la grénaline déchire, elle part de je ne sais où, elle s’est répandue comme une brûlure et voilà que mes jambes sont droites, que mon corps se raidit, je me dis, première pensée, que la pierre doit être froide contre sa tête, je vois ses yeux se fermer, je vois son menton se lever, je sens l’humiliation, l’humiliation émaner d’elle, comme si son souffle, ce souffle sacré, n’était fait que d’humiliation, il envahit mon visage. Je renverse la bouteille de Perrier et je vois la main de ma pote la rattraper, je m’excuse mais je ne m’entends pas moi-même, je sens juste des onomatopées sortir de ma bouche, mon sac tombe, j’aimerais récupérer son humiliation, j’aimerais récupérer ton humiliation, la prendre dans mes mains, puis l’avaler, si seulement elle pouvait m’entendre, ma grénaline contre la sienne, l’avaler son humiliation et l’ingérer et la faire disparaître de sa vue pour que plus jamais elle ne puisse savoir ce que c’est que d’être humiliée, la grénaline est dans ma gorge, la grénaline est dans mes bras, je traverse la route, j’entends

ATTENTION LE VÉLOoooooOOoO

La lumière du vélo m’éblouit, c’est sa voix, au cycliste, qui s’étend dans l’espace. Le cycliste a nommé son vélo comme s’il n’était pas dessus, comme s’il était spectateur de la scène, je veux dire du réel ? et là le rire en moi-même repart, un rire si ancré, je ris à en chialer, je ris tant que je pourrais me pisser dessus, mais tout se passe en secret dans mon corps, c’est pas écrit sur ma gueule qu’à l’intérieur je pouffe de rire. Et puis je me rends compte que ma grénaline à moi aurait pu me faire avoir un accident si lui n’avait pas su réagir, et alors ma grénaline me fait dire, je l’entends distinctement dans ma tête

M’en fous si je crève

Et c’est bien la première fois que je me dis ça. Et au moment où je me dis ça, je suis devant l’homme et la femme.

Le mec me voit. Dans ses yeux je décèle non pas de la honte, comme je me serais permise de l’imaginer, une honte qui raclerait la lie humaine. Je décèle plutôt du dérangement. Il est peut-être embarrassé mais s’il l’est je vois bien que ce n’est qu’à un maigre pourcentage, je dirais 10% à tout casser. Je le dérange. Je les dérange.

Par un contraste insupportable je vois le sourire de la femme se dessiner. Je m’entends dire

Ça va ?

Et elle, de ce sourire radieux

Oui ça va ne t’inquiète pas ça va ne t’inquiète pas

Ce que je sens, et qu’importe si je projette, qu’importe si j’exagère, je le sens comme si elle m’attrapait les tripes avec ses mains, je sens un « merci » dans ces « ça va ». Mais elle ne peut pas le dire ce mot. Parce qu’alors elle reconnaîtrait qu’elle est en danger. Et comprendre là tout de suite qu’elle est en danger, c’est hors de sa portée. Elle dirait alors à ce mec qu’elle a peur. Elle dirait alors à ce mec qu’elle a peur de lui.

Quoi, toi t’as peur de moi ? Il dirait.

Puis il continuerait

TOI t’as peur de moi alors que c’est toi qui cherches la merde ?

Lui penserait ensuite qu’elle lui aurait donné une raison d’être en colère. Et il dirait

Elle dit que je suis le problème, donc ça m’énerve, donc j’ai des raisons de m’énerver. C’est à cause d’elle que ma violence éclate. Si elle n’était pas là, je ne serais pas en colère.

Et alors il s’énerverait encore plus. Et alors son monde, à elle, s’effondrerait. Elle serait, pardonnez l’expression, elle serait foutue.

Alors elle dit

Ça va ça va

Et là il se passe quelque chose d’incroyable, elle pose sa main sur mon bras. J’entends les bruits des ailes d’oiseaux dans les champs. Mais le mec de sa voix éraillée beugle dans mon oreille et dit

Ça va oui ça va, ça va tout va bien

Et je dis à elle

Je suis en face et je regarde

Oui ça va je t’assure

Elle m’assure la chose comme si j’étais une trouble-fête, mais avec beaucoup de bienveillance, ce qui refait monter la grénaline, une grénaline douce. Je dis

T’es sûre que ça va ?

Oui ça va ne t’inquiète pas

Oui tout va bien c’est bon merci c’est bon

C’est lui qui vient de dire ça, alors je me tourne vers lui et je dis

Je suis en face et je regarde

Ils disent tous les deux

D’accord

Et là je dis

Tu peux être en colère mais t’as pas le droit de la toucher

À peine les mots sont sortis que je regrette ! De lui avoir dit qu’il avait le droit d’être en colère ! Je regrette et j’aimerais lui gueuler à la face que je regrette ! Je retire ! Je supprime ! Je raye ! Je brûle ! Et par la même je te balance à la gueule que t’es une sombre merde, tiens.

Vous avez raison désolé, vous avez raison faut pas faire ça, désolé

Pourquoi tu te tais pas ?

Je ne lui dis pas ça.

À la place je regarde la femme et je dégouline de toute cette grénaline qui ne sait plus comment exister. Et sa grénaline à elle n’a pas le droit de sortir, je le vois bien, elle est bloquée au fond de son ventre. Et quand bien même elle sortirait, elle ne saurait pas quoi en faire. Elle ne sait pas ce qu’est la grénaline.

Il n’y a plus que nos regards qui parlent. Quoi faire d’autre ? Elle a choisi sans doute. Elle a choisi de rester. Je me dis : ce n’est pas un choix. Tu sais bien que ce n’est pas un choix. C’est un non-choix. Je répète : c’est un non-choix. Je chuchote : c’est un non-choix. Je grave derrière mes yeux : c’est un non choix. Je fais couler dans les larmes qui ne sortent pas : c’est un non-choix. Je pousse sous mes ongles : c’est un non-choix.

 

Je ne me souviens plus de cet instant où je pars. De cet instant où je me retourne. Il est court mais je n’en ai aucune mémoire, sans doute tout est resté comme c’était déjà mais c’est un trou noir, ces quelques millièmes de secondes. Pas de bruit. C’est le pire. Quand il n’y a plus de bruit dans nos souvenirs.

Je pars, donc, je me défais d’elle, je m’arrache de ce trottoir, moi aussi je soulève la terre pour reculer, mais personne n’est emporté.e avec moi. Ma grénaline redescend, elle n’a pas le choix, elle redescend comme une révolte ne trouverait pas d’écho, elle redescend comme tous les combats que l’on mène, elle est amère, elle est triste, elle est découragée. Ma grénaline que je ne comprends pas, de quoi es-tu faite ? Ma grénaline roule contre ma peau, des vagues qui ne peuvent pas se casser, qui montent et qui descendent. Elle tiraille mon bide. Ma grénaline qui me fait dire pourquoi t’as dit ça ? Pourquoi t’as dit ça ? Il fallait la prendre elle, la prendre à la table, de l’autre côté, de l’autre côté du monde, et lui il fallait l’envoyer dans l’espace, il fallait lui dire de ne plus jamais. Lui tatouer sur le front le mot jamais. La voix à l’intérieur est tranchante. Elle me déteste.

La grénaline prend la couleur de la mélancolie. Je me dis que la mélancolie, pour les Grecs c’était de la bile. Une bile acide qui traînait dans le corps. Que cette mélancolie était une composante de la colère. Et maintenant, en traversant cette rue qui aurait pu être le lieu de ma chute il y a quelques secondes encore mais qui, c’est vrai, reste un lieu d’échec, je me dis que ma grénaline est cette bile. Une colère qui n’a pas su éclore. Me vient cette pensée qu’éclore et colère contiennent exactement les mêmes lettres. Je m’arrête devant ma pote qui doit être en train de me regarder, sans doute interloquée, et je vais sur ChatGPT pour savoir s’il existe d’autres anagrammes de « colère » ou « éclore ». Il n’y en a pas. Je sais pas pourquoi mais c’est important. La colère n’a que éclore je me dis, ça fait une ronde dans ma tête, un cercle imprécis mais tout de même un cercle dans lequel je peux me loger, je peux me protéger. C’est mon syllogisme à moi. La colère n’a qu’à éclore, c’est le fond du raisonnement. La colère n’a qu’à éclore. Derrière, le bruissement des ailes d’oiseaux dans les champs.

 

Je me rassois, je redeviens terrassière. Je saisis ma clope, mes doigts ne parviennent pas à la tenir. J’essaye de boire dans la paille mais ma gorge se verrouille. Je fais semblant d’être ok. Je ne sais pas de quelle couleur est mon visage. Si mon sang est monté sur mes joues, s’il est descendu dans mes pieds, s’il a tourné. Je continue de trembler, de toute ma grénaline. Et je vois, de l’autre côté de la vie, le mec marcher derrière la femme, lentement, comme un chien. Elle tourne au coin. Il tourne au coin. Ils disparaissent.


Shane Haddad

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