Récit

Le sens d’un rêve

Écrivain

Comme dans Derrière le cirque d’hiver (2018), Xavier Person observe, et s’interroge sur ce qu’il observe. L’extrait que nous publions est tiré d’un travail en cours d’écriture, une suite de flashs ou de moments qui se nouent et se dénouent, de tropismes, de rencontres, de portraits – et autant de variations sur la difficulté de parler, d’être là, la question de savoir avec quels affects vivre aujourd’hui.

Il fait étrangement froid pour un début juillet. De sombres nuages stagnent dans le ciel d’un gris terne. « C’est trop tôt pour moi », murmure ma voisine. Désigne-t-elle juste l’heure matinale, la remarque qu’elle prononce à voix si basse que je dois lui faire répéter ? Je viens de m’assoir près d’elle dans le train qui démarre. La femme d’une soixantaine d’années tourne son visage vers la vitre, l’y tient collé. Longtemps scrute le paysage. Je devine dans son attention une inquiétude, ou un espoir démesuré. Quelle maladie, quelle intime catastrophe annonce-t-il, le discret tremblement qui menace sa main droite ? Elle le transforme en le maîtrisant en une discrète ondulation. Ses doigts assez fins sont soignés, qu’ornent des bagues étincelantes. Son élégance modeste, mais certaine, n’est-elle pas un dérisoire rempart à la maladie qui s’annonce, à ce qui viendra avec elle ? Sa fragilité, et la grâce un peu triste qu’elle confère à ses gestes, la retenue qu’on lui pressent, elle s’avancerait à leur pointe, avant de s’en remettre à un tressaillement plus définitif ? Il y a tant de choses qu’elle voudrait vivre encore, se dit-elle peut-être en voyant les masses obscures des arbres basculer une à une, puis s’évanouir et se fondre à mesure que le train prend de la vitesse.

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Les nombreuses scarifications qui recouvrent l’intérieur de leurs bras, de leurs cuisses, plutôt que de les cacher les deux très jeunes filles semblent les exhiber au contraire. Elles marchent vites, enlacées, au lieu de traverser l’esplanade en bas de la Tour Montparnasse aussitôt bifurquent, aussitôt disparaissent. Elles n’ont surgi que pour se laisser aspirer ? Elles ne veulent pas être au monde, ou seulement dans ce qui du monde violemment se dérobe, se soustrait dans un arrachement ?

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Le jour aujourd’hui est presque laiteux, blafard. Il y a quelque chose d’orageux dans l’air, mais d’un orage larvé, insidieux, qui n’éclatera pas, sans doute pas. Assis à une terrasse de la rue Oberkampf à Paris, ils semblent l’un et l’autre tétanisés par la blancheur accablante. La pâleur de leur peau, celles de leurs cheveux décolorés, on ne sait quoi d’autre, une discrétion dans leurs gestes, le ton très bas de leurs voix, tout en eux paraît accordé à l’étrange moiteur exténuée où tout est pris, la ville entière, l’été qui ne ressemble pas à l’été, à ce qu’on serait en droit d’attendre un 14 juillet, à ce que ces jeunes gens auraient pu vivre aujourd’hui si la dégradation du climat n’était si brutale. Les tatouages qui couvrent presque entièrement leurs bras et leurs crânes rasés ne représentent rien, nul motif, ne valent que par leur étendue, par leur surface noire, implacable, sans merci, presque méchante. Le jeune homme et la jeune fille forment-ils un couple ? Quelle relation leur imaginer ? Ils se tiendraient là dans une apparente, glaçante indifférence, une distance d’avec toutes choses, au bord de leur vie ou d’une limite plus intime, et peut-être plus extrême, qu’ils s’apprêtent à franchir.

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Il y a chez Valérie une vivacité tourmentée, comme la marque d’un insupportable manque. Après son récent burn-out, nous confie-t-elle, elle s’est vu proposer une activité qui lui a été une révélation. Il s’agissait pour les participants de marcher dans une forêt à un rythme le plus lent possible, de sorte à décomposer chaque mouvement de leur corps, et en ressentir les plus infimes perceptions. De ce qui l’entourait lui apparaissaient mille détails insoupçonnés, les frémissements des feuillages des arbres, le tremblement d’une herbe, l’oscillation d’une plante, les bruits des insectes, les cris des oiseaux, le sifflement du vent, les passages d’animaux pressentis plus loin, les odeurs de terre, de mousse, de bois pourrissant, la douceur du soleil dans une éclaircie, jusqu’à l’air qu’elle inspirait, qu’elle expirait. Elle se sentait à mesure qu’elle marchait rendue à ce qui la dépassait. Tout interagissait, s’entremêlait, se répercutait, résonnait. Cela faisait dans une déflagration d’infinis surgissements, d’incessants déplacements. Alors qu’à la fin de la soirée nous nous apprêtons à nous séparer, Valérie nous parle de la presqu’île où elle vient d’acheter une maison avec son mari, sur le littoral des Côtes d’Armor. Le paysage y est d’une beauté déchirante – ce sont ses mots, elle les prononce avec sur son visage rougi une expression horrifiée. Cela serre le cœur, nous dit-elle encore, et je me dis que c’est là qu’elle veut vivre à présent, dans la béance d’une plaie très à vif, dans ce qui s’ouvre là.

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Ils se sont réunis dans la soirée pour parler de la Vilaine. Elle coule à Rennes en contrebas du bâtiment où ils se tiennent, canalisée, disent-ils, réduite, atrophiée. Le fleuve d’après eux n’existe pas, pas en tant que tel. De multiples courants d’eau en fait se propagent dans le ciel et la terre, d’infinis ruissellements irriguent le territoire, nous irriguent aussi bien – ne sommes-nous pas liquides avant tout ? Les quais enserrant le désormais triste cours d’eau, et la cité entière, ont été construits avec des pierres extraites sur ses bords en amont, si bien que des étangs constituent dans d’anciennes carrières comme la ville en creux. Ou plutôt, nos maisons ne sont-elles pas des étangs inversés ? Et nos routes ne suivent-elles pas les affluents, ne les recouvrent-elles pas par endroits ? Certains ont marché toute la journée le long de la Vilaine. Ils racontent leurs péripéties, le jaillissement d’un martin-pêcheur, le trait bleu, doré, iridescent de son vol. Un participant évoque le droit qu’il faudrait donner au fleuve, la place qu’il lui reviendrait d’occuper lors des réunions où on parle aménagement du territoire. Les algues vertes prolifèrent, dit un autre, les poissons meurent, les oiseaux se font plus rares, et les loutres, les voyons-nous encore ? Une femme lit un poème qu’elle vient d’écrire. Sa voisine invite à libérer la Vilaine. Et une autre se lève, qui n’a pas parlé jusque-là, restée discrète, assise à l’écart sur un banc, repliée sur elle-même. Elle déroule ses gestes, hésite, cherche à se couler dans ses mouvements pour danser, s’avance dans l’espace vide au-milieu du groupe rassemblé en cercle, puis se colle sur le dessus d’une table, se glisse dessous, rampe au sol. Ce serait là son espoir, se dissoudre dans un flux. Je la regarde et comprends pourquoi je n’ai pas osé prendre la parole, par timidité peut-être, mais surtout parce qu’un fleuve coule en contrebas du bâtiment où nous nous tenons, et son eau est boueuse, épaisse, et son silence dans la nuit si puissant, si insistant, dont nous sommes traversés.

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L’entière gentillesse de Florence, et dans son sourire une franche clarté, d’où lui viennent-elles ? Préférant partir avant que ne partent ses enfants, elle a quitté Paris du jour au lendemain, à cinquante-deux ans, pour s’installer dans sa petite maison de vacances, sur la presqu’île de Penmarc’h dans le Finistère. Dix ans plus tard, elle ne regrette pas sa décision. Les débuts, certes, ont été durs, mais il n’est aucune difficulté, nulle mélancolie que ne dissipe la promenade qu’elle fait chaque jour sur le rivage. Ce ne sont pas tant la vue du large qui la rassérène, et des vastes ciels les lumières changeantes et celles de la mer avec elles, que la sensation qui lui vient à marcher au bord des terres plates, déchiquetées. Se baigner chaque jour le rappelle à son corps, c’est littéralement où finit la terre qu’elle réside. Les tempêtes par ici bien sûr sont de plus en plus redoutables, d’une violence inouïe, mais elle en a fait l’expérience lorsque l’électricité à la suite des intempéries de l’hiver dernier fut coupée, de belles solidarités naissent entre les habitants. Si elle s’inquiète de l’état du monde, elle ne craint pas pour elle. Sa maison a priori ne se trouve pas située en zone submersible, ce qui ne l’empêche pas d’être lucide : s’élèvera un jour une vague plus haute, plus dangereuse que les autres, qui viendra tout recouvrir. Si aujourd’hui elle se dit apaisée de vivre ici, elle n’exclut pas à terme de revenir s’installer à Paris. Quand s’approchera le moment de pressentir sa fin, elle voudra sans doute se mêler à la foule à nouveau, croiser des inconnus, des visages. Je l’imagine se donner aux mouvements désordonnés des rues, à leurs courants contraires, avec la même joie qu’elle éprouve à se laisser bousculer par les remuements de l’eau, sa peau fouettée par le froid. Et l’épouvante dont elle aura un clair pressentiment quand elle saura devoir faire le deuil de sa vie, il lui suffira pour l’envisager de se souvenir du choc que c’est que d’entrer dans les vagues, de s’y enfoncer, comme arraché à soi-même.

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C’est un instant entre lui et lui, il en ressent toute l’intensité. Il attend son train ce matin tôt dans la brume, à peu près seul sur le quai. Il se le dit peut-être, il y a en lui le goût violent du brouillard. Cela le bouleverse et en même temps un très grand calme lui vient, un trop grand calme, il se demande comment c’est possible et pour un peu en serait effrayé. L’odeur de bois mort et de terre exhalée par l’humidité en renforcent l’impression, rien n’aura compté pour lui que ces instants suspendus. Il en éprouve une émotion âpre et douce. Le jour se lève à peine, un jour blême, incertain, et cette incertitude le brouillard en accentue la sensation, où toute sa vie serait prise à jamais.

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Sophie, aussitôt qu’elle se lance pour parler d’elle, semble gagnée par une sorte de tristesse désolée. On la sent confuse, embarrassée, pour un peu au bord des larmes, mais volontaire, déterminée à ne pas céder au désir qu’elle semble avoir de se taire. C’est plus fort qu’elle, elle en vient malgré elle à atténuer, voire dénigrer ce qu’elle parvient à articuler, comme si la sensation de son ineptie la saisissait soudain. Continuer à parler lui est douloureux et pourtant nécessaire. Quelque chose dans son visage, dans tout son corps, sa minceur, paraît renvoyer à l’enfant qu’elle a pu être. On lui pressent une réticence et une vivacité mêlées, une inquiétude véhémente. La petite maison de vacances où elle m’accueille à Royan avec son compagnon, elle en a fait l’acquisition avec l’argent dont elle a hérité après la mort de sa mère. Ce qui surtout l’a touchée lorsque le fils de l’ancienne propriétaire la lui a fait visiter, elle cherche, ne trouve pas le mot pour désigner le trouble du langage dont il souffrait, me demande de l’aider et c’est moi qui lui souffle, c’est qu’il bégayait. Lorsqu’après dîner nous nous séparons sur le pas de la porte, Sophie me prévient, les lampadaires municipaux à un certain moment, par mesure d’économie, cessent d’éclairer la rue. Je la rassure, je trouverai bien mon chemin. Pourtant, lorsqu’à peine engagé dans une ruelle pentue toutes les lumières s’éteignent, c’est dans un noir épais qu’il me faut progresser, sans nul autre repère que les murs des maisons contre lesquels je tâtonne dans ce quartier inconnu d’une ville que je connais mal. La pente si je la suis jusqu’au bout me mènera à la promenade qui longe la grande plage étirée au bord de l’estuaire. À partir de là je saurai m’orienter. Plus que l’obscurité, m’impressionne quand je lève les yeux l’immense voûte du ciel étoilé. Les scintillements s’ils sont plus intenses indiquent qu’il s’agit de la mort d’un astre. Lequel en s’effondrant sur lui-même aura fini par creuser un trou noir qui ne laisse rien échapper de ce qu’il attrape, même la lumière. La nuit où je m’avance ne me rappelle-t-elle pas que les étoiles qui brillent le plus n’existent plus ?

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Assis un peu à l’écart des autres voyageurs dans le hall de la gare, il se penche sur le panier posé au sol à ses côtés, observe le chat qu’il contient. On devine dans le soin qu’il lui porte une tendresse, une appréhension peut-être, ou bien une joie secrète, une complicité qui lui fait ne rien voir autour de lui. Il est là comme s’il n’était pas là, ou ailleurs, momentanément hors du monde, dans une suspension de toutes choses, à l’écart du flux des autres voyageurs, de leurs étroites, bien relatives urgences. Il y a en lui, je peux l’imaginer, une peur sourde, quelque chose qui souvent le retient dans sa solitude, dans un retrait. D’où cela lui vient-il, de quelle terreur très ancienne oubliée, quelle obscure anxiété, il voudrait plus que tout n’être pas là, être là sans y être, comme si sa vie n’avait pas vraiment lieu ?

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Comme une euphorie l’envahit lorsqu’elle parle. Ce qu’elle a à dire ne tient-il qu’à cela, à l’exaltation qui lui vient ? Cela l’emmène loin de ce qu’elle voulait exprimer, mais que voulait-elle dire sinon ce qui la transporte et l’émeut, dont elle ne sait rien dire exactement ? Ses phrases, elle préfère ne pas les finir et s’en remet à leur inachèvement dans une effusion sans emphase, une discrète allégresse. Si quelque chose s’éclaire dans son propos, et dans son visage, cela lui vient peut-être de ce qu’elle sait maintenant que quoi qu’elle dise elle ne dira jamais tout ce qu’il y aurait à dire, qui de toutes parts la submerge.

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Fabien malgré son calme apparent se dit inquiet pour sa fille adolescente, et on sent dans son inquiétude une tristesse. Le consterne, ou plutôt le sidère la sorte d’hébétude où il la voit plongée depuis que son smartphone la captive. Rien d’autre ne l’intéresse ? Récemment cependant, il l’a retrouvée, l’a reconnue, quand lors d’une promenade en forêt ils ne trouvèrent plus leur chemin. D’être perdue la rendait disponible à ce qui l’entourait, curieuse des indices qu’il leur fallait déchiffrer pour se repérer ? La peur ou l’excitation de se sentir égarée la rapprochait de son père ? Un moment de distraction leur avait fait manquer une bifurcation. Ils marchèrent longtemps, en vain, jusqu’à ce que la nuit commence à tomber. L’angoisse finit-elle par les gagner ? Se rassuraient-ils en se disant qu’ils déboucheraient bien quelque part ? Leurs pas les avaient-ils portés en quelque partie de la forêt qu’ils n’avaient jamais explorée, ou ne firent-ils sans le savoir que tourner en rond ? Tel arbre plus imposant ne l’avaient-ils déjà remarqué ? Telle clairière ne l’avaient-ils pas traversée ? Ils s’avançaient dans un chemin encaissé, quand un bruit les surprit, lointain d’abord, qui rapidement s’approchait. Qu’était-ce donc ? Deux chevaux galopaient vers eux, flanc contre flanc. Leur vitesse folle et l’étroitesse du sentier ne leur laissaient pas d’autre choix : le père poussa sa fille pour qu’elle grimpe avec lui sur le rebord. Le choc eût été terrible s’ils ne s’étaient écartés. Un des chevaux, certes, leur jeta un regard au passage, mais rien n’aurait pu stopper leur course. N’est-ce pas à cet instant que le père reconnut sa fille, et la fille son père ? L’effrayante cavalcade, ce qui surgissait avec elle, ne les rendaient-ils à eux-mêmes ?

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Ce qui atterre Jacques quant au décès de son ami poète le jour de ses soixante-quinze ans, dont on a trouvé le corps flottant dans la petite crique où il avait coutume de se baigner, au cœur du paysage ayant inspiré ses poèmes, ce qui le choque peut-être le plus, et peut-être aussi le console, n’est pas tant la perte d’un vieux complice que le caractère providentiel de sa mort. Non seulement elle lui aura permis de rejoindre sans fin la pointe du littoral qu’il aimait tant, mais aussi de se vouer à son amour pour sa femme qui lui avait fait découvrir ce lieu d’où elle était originaire. Morte neuf mois plus tôt, elle souffrait depuis plusieurs années de la maladie d’Alzheimer qui s’était déclarée, en tout cas s’était manifestée le jour où elle avait été vue au bord d’un étang, hagarde, occupée à tenter d’attraper des poissons pour en nourrir ses chiens. La presqu’île sur le rivage de laquelle mourut le poète, j’en reconnais le nom : Plougrescant est l’endroit des Côtes d’Armor que Valérie nous disait être d’une beauté déchirante. Elle avait eu pour nous le signifier le geste de porter la main à son cœur, et sur son visage rougi une grimace douloureuse. Quand je lui fais part de la coïncidence, Jacques me confirme l’aspect accidenté de la côte. C’est peu dire que le littoral ici est à vif. La terre, les roches et la mer s’enchevêtrent étrangement. Des entailles sont profondes. Des buttes rocheuses sous l’effet de l’érosion prennent des formes stupéfiantes. Les récifs hérissés retournent se mêler au sable entraîné dans le flux et le reflux des marées, le lourd mouvement des flots aimantés, soulevés par l’attraction de la Lune et du Soleil. Se croit-on encore sur la Terre ? Un poème pourrait dire ce qui disparaît là, ce qui sans cesse se transforme ? Les assauts des vagues à chaque tempête déplacent les galets, routes et sentiers deviennent impraticables. Jusqu’où ressentir cela ? Comment l’ami de Jacques est-il mort ? Un choc thermique l’aura saisi, ou un arrêt de son cœur, une ultime stupéfaction ?

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Elle parle et ses mains s’élancent, ses doigts se déplient, se referment, s’entrecroisent, se séparent. Elle fait tourner ses poignées. Ses mains reviennent en arrière, ondulent, s’incurvent, repartent. C’est une danse, cela se replie, se déploie. C’est très beau, très subtil. On voit bien que quoi qu’elle dise elle ne dira jamais tout ce qu’expriment ses mains, si tant est qu’elles expriment quelque chose. Elle préférerait se taire, laisser aller ses gestes ? Rien dans son propos qui n’ait déjà été proféré, avec les mêmes mots, les mêmes expressions. Rien que de très attendu dans son discours et cela pourrait être douloureux ces phrases usées qui s’enchaînent, si n’était la vivacité de ses mains.

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Debout sur le quai parmi ceux qui attendent leur train eux aussi, elle participe à une réunion via l’ordinateur portable qu’elle tient ouvert devant elle. Quand vient son tour de parler, elle se lance dans un exposé, sur un ton un peu docte. Dans la forêt, explique-t-elle, les arbres dépendent les uns des autres, et des champignons, des autres plantes, des animaux, du moindre insecte. Chaque chose interagit avec toutes choses. La disparition d’une essence provoquée par le réchauffement du climat n’entraînera pas seulement un manque à gagner pour les exploitants forestiers, et par conséquent une fragilisation de toute la filière, mais un effondrement de la forêt elle-même. Happés par leurs smartphones, nul autour d’elle ne la voit ni ne l’entend. L’écoutent-ils, ceux avec qui elle parle en visio-conférence ? Il y a dans sa voix une tristesse courroucée. Ce sont à terme les conditions de notre survie sur la Terre qui seront menacées, poursuit-elle. Depuis le Train Express Régional qui m’a conduit là pour attraper une correspondance, j’observais à mesure que la nuit tombait le cercle de plus en plus opalescent de la Lune. Il y avait dans la netteté de son apparition et sa lumière vibrante quelque chose qui maintenant fait écho aux propos de la femme. Cela tenait-il à ce que j’étais seul à regarder au-dehors, tandis que les autres voyageurs gardaient les yeux rivés sur leur écran, ou à la vague terreur que la Lune m’inspirait ? D’une luminosité éclatante, sinistre à force de grandir, elle s’approchait dangereusement de la Terre, ce que me confirmait l’anormale tiédeur de la nuit pour un mois de novembre.

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Assise à ma droite dans le train lancé à très grande vitesse, la jeune femme se tient blottie, pelotonnée sur elle-même, plongée dans la lecture d’un livre dont je peux lire le titre : Comment voyager dans les terres oubliées ? Elle lève les yeux parfois pour regarder les arbres sous la neige au-dehors. Ils défilent dans la lumière du jour naissant, presque déjà ensoleillé. Je crois lui voir une expression dubitative. Est-elle réticente à s’émerveiller ou juste songeuse ? Prolonge-t-elle sa lecture en s’égarant dans ses pensées ? Elle pose le roman devant elle, ferme ses yeux, cède à son sommeil pour s’avancer vers les terres oubliées, en quelque secret territoire ? De l’autre côté de l’allée, une femme âgée excessivement mince garde trace dans son visage de ce qu’aura été sa beauté. Elle tient son regard fixé droit devant elle, sans s’intéresser aux magazines empilés sur sa tablette, occupée à réfréner le très léger tremblement qui la prend. Le jour est là maintenant. Le paysage enneigé resplendit dans une plus franche lumière. Un renard court au milieu de l’étendue blanche d’un vaste champ et dans un saut modifie la trajectoire de sa course, dans à peine un saut, une soudaine virevolte. Ai-je bien vu ce que je viens de voir ? Cela s’est passé si vite et le train file à telle allure. Était-ce bien un renard ? Comment dire ? Sa réalité ne tenait qu’à son surgissement ? La jeune femme dort encore. L’autre voyageuse à ma gauche, que voit-elle à présent ? À quoi pense-t-elle si elle pense à quelque chose ? Je songe au renard. Le voir courir dans la blancheur ne m’a-t-il pas été une chance ou un signe – une révélation, mais de quoi ? Il a neigé toute la journée d’hier à Paris. Le froid était saisissant, le ciel si bas et blanc qu’on aurait cru qu’il allait toucher le sol. À l’hôpital Saint-Antoine, une infirmière en m’accueillant m’avait prévenu, l’IRM cardiaque était impressionnante, et de fait j’allais rester longtemps prisonnier du tuyau, étendu sur le dos, essayant de respirer le plus calmement possible pour ne pas céder à la panique qui menaçait à l’idée d’être enfermé sans plus pouvoir bouger, comme enterré vivant, me disais-je. Comme si j’allais mourir encore vivant. La machine par à-coups me faisait m’enfoncer plus avant. Je fermais les yeux pour ne pas voir la paroi bien trop près au-dessus de moi, tandis que résonnaient de bruyantes pulsations, des heurts violents, métalliques. Après m’avoir demandé d’inspirer, puis d’expirer, une voix féminine de synthèse m’ordonnait via un casque plaqué sur mes oreilles de bloquer ma respiration. Le temps que je retienne mon souffle, j’avais l’impression de descendre en apnée – maintenant que je regarde la neige, je peux respirer à nouveau, maintenant que se succèdent les branches des arbres blanchis, leur fine dentelle radieuse, éblouie comme sur le négatif d’une photographie surexposée, ou comme lorsqu’au sortir d’un évanouissement on ne voit plus que la lumière, celle où le renard s’est retourné dans sa course, retenu par quel invisible obstacle, obéissant à quel signal ?

***

Nous faut-il maintenant vivre dans l’effroi ? Delphine à l’annonce de l’élection de Donald Trump a surtout ressenti une joie rageuse. Si c’est cela que veulent les humains, se dit-elle, s’ils veulent aller vers le pire, qu’ils y aillent et nous tous avec eux. Elle vient d’assister à un spectacle rythmé par le genre de musique qu’on entend en boîte de nuit, et malgré ses cinquante ans s’est dit qu’elle ne désirait que cela, se mêler à quelque rave party, danser jusqu’à s’en étourdir, un masque sur son visage pour n’être pas reconnue, pour mieux se fondre dans la nuit et la musique assourdissante. Quand nous en venons, effarés, à parler du projet d’Elon Musk d’envoyer des humains vivre sur Mars, notre amie nous rapporte les propos de William Shatner. Lui qui fut le Capitaine Kirk dans Star Trek s’est trouvé propulsé dans l’espace à bord d’une capsule Blue Origin, pour y rester quelques minutes à plus de 100 kilomètres d’altitude. Je n’ai vu que la mort, aurait-il déclaré. Ce n’était autour de lui qu’un vide froid, sombre et noir, d’un noir différent de celui que l’on perçoit sur la Terre. Songeant aux destructions écologiques en cours, irréversibles, il fut saisi d’effroi. Son voyage ressemblait à un enterrement. Un affreux sentiment de deuil l’envahit, le plus fort qu’il ait jamais connu. Le contraste entre le froid glaçant de l’espace et le cocon chaleureux de notre planète lui fit éprouver une tristesse écrasante. Un dégoût violent tord le visage de Delphine lorsqu’elle nous rapporte cela. Si elle veut danser, poursuit-elle, c’est pour sentir le sol sous ses pieds, s’en assurer et s’assurer de la réalité de son corps et des corps des autres autour d’elle, s’ouvrir à l’énergie qui circule comme à quelque chose d’accueillant, se donner à ses gestes et à travers eux conjurer la mort, ou s’en approcher. Quelques jours plus tard, elle nous raconte un rêve qu’elle a fait la nuit précédente, elle qui se souvient rarement de ses rêves. Une planète s’approchait, lumineuse, comme palpitante, d’une présence sensible, pour ne pas dire sensuelle, dont se détachait un pan entier. Cela faisait une terrible menace. Mais était-ce l’effarante beauté de ce qui lui apparaissait, elle en éprouvait une sorte de joie étonnée, ou une jouissance. La catastrophe cette fois-ci n’était-elle pas inévitable ? Elle posait la question à son compagnon, qui semblait acquiescer. De fil en aiguille, elle en vient au cours de la soirée à nous parler du village où elle a vécu enfant, dans les Côtes d’Armor. Une rivière y traverse un chaos rocheux. Ce paysage l’émerveille toujours aujourd’hui. Avant d’être transportés sous l’effet des glaciers, puis érodés, basculés, roulés par le cours d’eau, les blocs de granit appartenaient il y a 300 millions d’années au brûlant magma qui se refroidissait sous la surface de la Terre. Si bien que lorsqu’elle regarde à présent les énormes pierres, et cela pourrait être une réponse à la question de son rêve, elle songe à ce qui arriva il y a 4,6 milliards d’années : au sein du vaste nuage ayant succédé à l’explosion d’une supernova s’amassaient, se comprimaient les débris d’étoiles sous l’effet de la gravité, avant que dans la chaleur monstrueuse provoquée par les violentes collisions s’enfonce, se condense la matière en fusion dans le noyau de ce qui deviendrait notre Terre, tandis que remontaient en surface des éléments plus légers pour former le magma d’où finiraient par se soulever les roches au milieu desquelles s’écoule la rivière.

 


Xavier Person

Écrivain