Trois Fleurs du mal
1. Une charogne
Le vacarme s’élance d’un bond, monte en crescendo, avec des éclats de voix aigus. On hurle, on aboie, on trépigne, on répète « charogne », « charogne », tandis que je retrousse dédaigneusement les lèvres. Quand ça se calme d’un côté, ça reprend de l’autre, et je me lance sans attendre l’improbable retour du silence :
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme…
À « charogne infâme », je marque une pause, redoutant un regain des huées, mais non, c’est même l’inverse, hormis quelques rires étouffés saillissant ça-et-là, la classe est ferrée, suspendue à l’hameçon baudelairien. Dès les premiers hurlements, le prof s’est retranché derrière son ordi, où il s’affaire comme si de rien n’était – alors que c’est son mot d’esprit qui a déclenché le charivari :
— Charonne, vous me paraissez tout indiquée pour lire « Une charogne ».
Jusqu’ici, sans être franchement impopulaire, j’occupais dans la classe une position bizarre, suscitant autant de fascination que de répulsion, mais j’imagine que désormais mes condisciples vont basculer du côté de la répulsion et que je serai définitivement associée à la pourriture et à l’infection – sans compter que plus personne ne m’appellera Charonne puisque « Charogne » vient d’intégrer notre vocabulaire commun.
Je termine la lecture du poème en prenant tout mon temps : je laisse la carcasse putride s’épanouir, les mouches faire vibrer l’air atone et les larves grouiller jusqu’à l’insoutenable. Même le prof a l’air saisi par ma diction implacable :
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !
Et pour faire bonne mesure, je précise :
— Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal.
Dans la brume de mon cerveau, un signal vient de corner – comme une invitation au voyage. Je voudrais rire, me lever, danser et accuser joyeusement réception de ce message personnel, mais je sens bien qu’il est trop tôt pour les youyous. Mieux vaut plaquer sur mon visage le masque de toujours. Je peux compter sur ma bouche, mes pommettes, mes paupières, pour me donner l’air d’une idole impénétrable, et la danse attendra.
2. You go your way, majestic child
J’invite quiconque souhaite vivre intensément à venir prendre ma place une heure ou deux, le temps d’une petite marche des fiertés. Fierté est le mot juste. Fierté est ce dont j’ai besoin pour déambuler dans l’espace public sans tourner casaque sous les huées. À croire que je tourmente des désirs obscurs – et c’est le cas, bien sûr, mais il y a peu de consolation à tirer de cette certitude. Pour la consolation, j’ai Les Fleurs du mal, dont je me sers aussi pour la divination et la stratégie, en vertu de correspondances bien trop nombreuses pour que je les impute au seul hasard. Car je ne compte plus les poèmes qui parlent de moi, à commencer par « Le beau navire » ou « Le serpent qui danse », qui sont exactement ce que j’ai besoin d’entendre tandis que je me fraie un chemin entre deux rangs de passants narquois, majestueuse enfant dont la tête dodeline avec d’étranges grâces baudelairiennes.
Il revient à un poète mort depuis 160 ans d’avoir fixé mes diverses beautés, mes nobles jambes, mes épaules grasses, et le rythme de mon pas tel qu’il ébranle mon corps – du talon jusqu’à la racine de mes cheveux bleus – fortes tresses, soyez l’Afrique, soyez l’Asie, mais surtout, soyez la houle, emportez-moi, dans l’étrave ou dans l’écume, et perdez-moi au loin, pourvu que j’échappe aux rires et aux invectives.
Dans le carnet que je réserve aux observations sociologiques, j’ai recopié cette information édifiante : une femme obèse a huit fois moins de chances d’être embauchée qu’une femme de corpulence normale. Et mon expérience personnelle me permet d’ajouter qu’elle a huit fois plus de chances d’essuyer des remarques franchement désobligeantes ou faussement bienveillantes, ce qui revient au même puisqu’il s’agit dans tous les cas de me renvoyer à l’outrage aux bonnes mœurs que constitue mon gabarit.
Je ne suis pas immense, mais j’ai toujours l’impression que mon mètre soixante-seize constitue une circonstance aggravante à mon surpoids – comme si vraiment, j’exagérais. Et c’est vrai, ça, pour qui je me prends à trimbaler autant de chair et à arborer autant de peau ? Si seulement je trottinais modestement, rasant les murs et baissant les paupières, si je ne progressais pas à la façon d’un beau vaisseau qui fend le large, si je ne me pavanais pas d’un air placide et triomphant ! Mais c’est précisément ce que je fais et ce qu’on me pardonne le moins, cette absence de modestie, cette façon sereine d’assumer ma taille et mon poids dans un monde qui les juge intolérables.
Je serais mieux fondée à parler de haine que d’intolérance – car c’est bien de la haine qui s’exprime à mon passage, c’est bien de la haine que je lis dans les regards et que j’entends dans les railleries. Les gens manquant d’imagination comme de vocabulaire, ils recourent toujours aux mêmes pauvres formules : poussez-vous, y a la grosse, eh bouboule, comment t’arrives à porter tout ça, grosse baleine, espèce de cachalot. S’ils croient m’insulter en me traitant de baleine ou de cachalot, c’est qu’ils n’ont aucune idée de ce que sont l’une et l’autre, aucune idée non plus de mon amour pour des créatures aussi somptueuses.
Dans le carnet que je réserve aux observations scientifiques, je ne compte plus celles qui concernent les baleines tant leur existence me met en joie, et pas seulement leur existence : même leur mort est inspirante, même leur mort est un voyage, dans le corridor des os longs, en neige lente vers les plaines abyssales, où leur cadavre va nourrir les animaux des grands fonds pendant des décennies, voire des siècles, puisqu’une fois la matière organique épuisée, la carcasse se fait récif, massif corallien dans les ténèbres – loin, loin de la charogne infecte, loin de la fleur du mal suant ses poisons sous un soleil impitoyable. Loin, mais pas assez loin pourtant.
J’ai beau être d’un naturel positif, cette positivité est quotidiennement mise à mal par des informations anxiogènes qui trouvent elles aussi leur place dans l’un ou l’autre de mes carnets. Si je me suis longtemps réjouie de ce don d’organes secrètement accompli et secrètement bouleversant, je sais désormais qu’en même temps que sa graisse, ses os, sa moelle, la baleine offre aussi le mercure, les pesticides et les polluants industriels qui se sont accumulés dans son corps.
L’inhumanité des abysses les a longtemps protégés de l’humanité, mais le temps de l’innocence est révolu : place à la défloration et à l’exploitation, place au pire, sur la terre comme au ciel ; place au pire vingt mille lieues sous les mers – c’était trop beau pour durer, trop silencieux, trop ténébreux.
3. L’invitation à la douceur
On a beau le détourner vers des usages cosmétiques, le musc n’est jamais qu’une substance répulsive, jaillissant des glandes anales ou préputiales de certains animaux. C’est ce que je me dis en voyant Elon Musk se fendre de deux Sieg Heil à la cérémonie d’investiture de Trump. Pas besoin de traduction simultanée : dans toutes les langues, salut la victoire a toujours signifié malheur aux vaincus.
Musk, Trump, ces deux monosyllabes cornent à mon tympan tandis que s’inaugure un nouveau quart de siècle. J’aimerais passer à autre chose, tracer ma route, tuer tous les affreux, ou à défaut, oublier leur existence, mais comment faire ? La fanfare est obsédante, elle s’insinue dans les moindres recoins de la vie – espace du dehors et espace du dedans. Dans ma méconnaissance de la langue anglaise, j’étais d’ailleurs persuadée que « trump » signifiait trompette ou trompe, car quelque chose chez Trump, évoque le tapir, le tamanoir ou le charançon – pas l’éléphant, non, l’éléphant a trop de noblesse. La trompe de Trump est un outil de succion, de préhension et de dévastation. Quant au musc de Musk, loin d’embaumer il se répand comme un encens insidieux, une nappe d’huile visqueuse et nauséabonde.
Sieg Heil partout et pour les siècles des siècles. Salut la victoire, et bonjour le saccage aveugle. Salut la victoire, et bonjour l’intoxication mondiale. Salut la victoire et bonjour la liquidation des captifs et des vaincus. Salut la victoire, et bonjour la traque. Les idiots androgynes, les femmes à chat et les cannibales haïtiens n’ont qu’à bien se tenir, encore que l’option la plus raisonnable pour eux soit de sortir complètement des radars pendant quatre ans – hypothèse haute qui impliquerait un salto avant de l’opinion mondiale, ou une extinction subite de tous les affreux, mais comment faire ? D’une, leur nom est légion, et de deux ils se reproduisent, ils font à la chaîne des enfants aux fronts de cendre et aux prénoms cryptés qui piaffent de prendre la relève.
Reste la possibilité d’une collision avec un astéroïde ou un quelconque objet géocroiseur. Après tout, Chixculub a probablement précipité la disparition des dinosaures, alors les affreux ne feraient pas long feu. Mais puis-je vraiment souhaiter la pulvérisation d’innombrables victimes collatérales ? Et puis-je vraiment souhaiter la survenue d’un hiver d’impact, alors que je suis une fille du feu ? Non, bien sûr, j’ai trop de cœur pour ça.
Aux premiers jours du second mandat Trump, je fais ce que je fais toujours en cas de trouble, ouvrir mon Yi-King personnel pour y puiser du réconfort, des conseils de vie, ou à défaut, une petite formule qui me permettra de tenir la journée, une flèche à décocher en cas d’agression, un talisman pour traverser sans encombre les ténèbres qui puent. Avec Baudelaire, le risque de déception est faible et les vers enthousiasmants ne manquent pas, sans compter les alexandrins prémonitoires : Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde ! Tout le projet trumpiste est là : pomper la vie, siphonner la liberté, écraser la pensée. Faire en sorte que ne subsistent dans le monde que des agents immobiliers au make-up agressif, des profanateurs de cieux étoilés, ou des influenceurs misogynes surexcités par le riche avenir de la haine en ligne. Que mon corps soit leur choix, il me semble que je l’ai toujours su. Ou plus exactement, j’ai toujours su qu’il y aurait des tentatives d’annexion, de soumission et de domination. J’ai toujours su que certains projets de vie excluaient que je mène librement la mienne.
Destroy that bitch. Qu’on me la dise ou pas, je lis cette phrase dans les prunelles hostiles, et quand elle ne m’est pas expressément adressée, mes sœurs l’entendent ou la reçoivent en commentaire sur des réseaux qui n’ont de sociaux que le nom. Car quelle société laisse proliférer les idées brutales – à moins d’être incurablement cruelle ? Quelle société promeut les bandeurs de guerre – à moins d’être absolument sadique ? Quelle société dresse les communautés les unes contre les autres – à moins d’être résolument ségrégationniste ? Quelle société sacrifie l’avenir de ses enfants – à moins d’être viscéralement pédophobe ?
Adieu les modèles de langage infectés : j’invite mes sœurs à parler en secret leur douce langue natale, et cette invitation vaut aussi pour mes frères, vu que la douceur n’a pas plus de genre qu’elle ne connaît de loi. Adieu les charognards. Et je ne parle pas des alchimistes qui font fleurir les carcasses au détour d’un sentier ; non je parle des nécrophages authentiques, qui ont toujours joui d’exterminer – et qui ont toujours cru que l’argent leur éviterait l’ignominie de la disparition. Comme il n’est pas question que j’adhère au fight club mondial, je vais plutôt songer à la douceur – qui n’a jamais exclu la force ni le combat. Salut la vie et adieu les affreux.
NdA – Ce texte contient des citations parfois légèrement modifiées de Charles Baudelaire, Gustave Flaubert, Henri Michaux, Boris Vian.
Ndlr – Texte publié en partenariat avec Hors Limites, festival littéraire en Seine-Saint-Denis (21 mars-5 avril).
Emmanuelle Bayamack-Tam, alias Rebecca Lighieri, fait partie des auteur.e.s invité.e.s du festival.