Roman (extrait)

Je suis fan

Écrivaine, cinéaste

« On dirait que la seule chose vraie que cet homme m’ait donnée, c’est elle », dit de sa rivale une femme amoureuse d’un homme volage au-delà de l’acceptable. Le premier roman d’une jeune britannique, membre d’un collectif intitulé 4 Brown Girls Who Write, joue avec les nerfs. Et avec les codes des réseaux sociaux qui eux-mêmes jouent avec notre narcissisme. Sans scrupules et énergiquement. Premières pages inédites. À paraître chez Gallimard et traduit par Marie Darrieussecq.

est-ce que je

 Je traque sur Internet une femme qui couche avec le même homme que moi. Parfois, quand je me jette trop vite sur ses stories, je la bloque un moment pour qu’elle ne sache pas que je rafraîchis mécaniquement sa page quinze fois par minute, avec Netflix en arrière-plan sur mon ordinateur portable et mon estomac qui se retourne de délice quand sa photo de profil est à nouveau cerclée de rouge. Elle a des dizaines de milliers de followers, un compte vérifié, elle est la fille de quelqu’un de célèbre en Amérique. Un flux continu de personnes blanches s’extasie en commentaires sous ses posts. Elle a des opinions sur des objets domestiques auxquels je n’ai jamais pensé de ma vie ; elle sait avec certitude quel genre de bougies en cire d’abeille il faut faire brûler, elle jette sur sa table une nappe exquise avant le dîner, elle sait où acheter de la poterie en édition limitée chez des potiers en vue, elle va joyeusement dépenser 300 $ pour un vase où elle disposera des fleurs de fenouil vraiment vraiment bio, signifiant par là qu’il y a bio et bio, elle s’offre une bague à 500 $ alors que c’est vaches maigres pour le reste du monde et elle l’exhibe dans un selfie. Elle utilise un filtre sur Instagram qui carbonise ses défauts, amincit ses joues et efface radioactivement les deux épaisses lignes creusées en cuillères dans son front, qui ressortent encore plus quand elle lève les sourcils. Un sentiment de satisfaction maladif me déchire quand je les vois. Elle se fait livrer par les bons restaurants, a l’air de connaître tout le monde dans les sphères les plus hautes de la société, est acceptée dans le genre de cercles qui me semblent, à moi, hors de portée. Je me demande parfois : si je la rencontrais un jour, qu’est-ce que je lui dirais, est-ce que je lui parlerais de notre lien ? Est-ce que je lui dirais que je sais où elle vit, est-ce que je lui dirais comment j’ai deviné qu’elle a rompu avec son copain ? Est-ce que je vais lui dire que je sais pourquoi le ton de ses stories a changé, parce que l’homme avec qui nous couchons toutes les deux, l’homme avec qui je veux être, lui a dit la dernière fois qu’ils se sont vus qu’elle devrait avoir honte d’exhiber sa vie privée comme ça. Est-ce que je lui dirais que je sais qui est son ex-mari, j’ai vu sa nouvelle famille et il semble heureux maintenant, plus heureux que sur les photos d’eux ensemble, est-ce que je lui dirais que je sais qui sont tous ses amis et que je regarde leurs stories aussi, est-ce que je lui dirais que je fais des captures d’écran des photos qu’elle prend d’elle-même et que j’étudie son visage si intensément que j’ai parfois peur de lui emprunter des expressions faciales ou des inflexions de voix parce que je l’écoute parler avec son père sur YouTube encore et encore avant de m’endormir. Est-ce que je me rapprocherais d’elle pour mieux la renifler et toucher ce qu’il a touché quand il l’a touchée — est-ce que je goûterais l’intérieur de ta bouche pour comprendre ce qui était si irrésistible, est-ce que je chercherais à m’enfoncer en toi, je veux savoir exactement comment bouge ton corps quand tu es excitée — comprendre moi-même pourquoi il a annulé la baise avec moi pour baiser avec toi.

dis-moi ce que je veux

 Je rafraîchis, rafraîchis, rafraîchis, rafraîchis. La femme qui m’obsède poste en général vers cette heure-ci. Je suis d’un œil Gilmore Girls sur mon ordinateur. Je rafraîchis encore et soudain, à la neuvième fois, les carrés se déplacent vers la droite, deviennent blancs, clignotent en couleurs à nouveau et voici un nouveau post — une sélection de produits qu’elle vend, d’une boutique en ligne dont elle est propriétaire et qui s’appelle Terroir[1]. Pas forcément rentable mais, si on laisse de côté ce petit inconvénient, créer une boutique indépendante sur le Web semble être le nouveau truc en vogue pour les gosses de riches. Toutes ses amies ont cette présence en ligne soigneusement pensée, qui met en avant, selon les variantes, telle ligne de soins pour la peau, tels meubles hors de prix, tels ustensiles de cuisine — des objets sortis de leur contexte culturel pour être placés artistiquement dans votre maison et vous rendre, vous, plus intéressant. Grâce à ça, je suis devenue incollable sur les meubles modernes des années cinquante et soixante. Je repense aux placards lambda de mes parents, en faux bois, du plastique plaqué bois j’en suis sûre, fièrement choisis dans le catalogue d’usine d’un grossiste de Sudbury.

Je sais que la femme qui m’obsède a beaucoup de ces amis créateurs de tendances, qui carburent à la beauté — à l’acquisition de la beauté —, qui semble les alimenter autant que la nourriture. Un de ces amis poste, comme elle, des intérieurs d’artistes célèbres. Lui aussi je le traque au cas où il publie des photos d’elle, parce que je veux savoir chaque jour ce qu’elle porte, ça me fait me sentir comme une merde mais ensuite j’ai l’impression d’avoir accompli quelque chose, alors qu’en vrai je perds une petite partie de moi chaque fois que je prends une capture d’écran d’elle, ou de son nouvel atelier à Marfa maintenant qu’elle est célibataire, ou de l’appartement qu’elle partageait avant avec son ex-copain, ou de la maison de son père dont j’essaie de cartographier géographiquement les pièces. J’enregistre ces captures dans l’album de mon téléphone, qui, lorsque je fais défiler les photos, laisse croire que j’ai une très bonne amie, et que je célèbre sa vie, que je voudrais chérir ses souvenirs autant que les miens. Je n’ai aucun avis sur les meubles. Si jamais j’ai un jour une maison, je ne sais pas trop ce que j’y mettrai. Je ne possède rien qui puisse signifier au monde que je m’y connais en création de tendances, que je suis adulte. Je me glisse dans des espaces qui existent déjà et je me contorsionne pour m’adapter à la forme qui m’est laissée. Je ne possède rien. La seule pensée de courir les antiquaires pour chaque objet un par un est épuisante et étourdissante et chère. Je clique sur les boutiques que la femme qui m’obsède tague dans ses posts, je clique sur les gens à qui elle dit merci, sur les peintres qu’elle recommande dans ses stories en incluant avec obligeance un lien pour s’acheter sa propre peinture. Je regarde le prix d’une peinture qu’elle incline dans le soleil, sur le manteau de sa cheminée brillamment colorée, avec les hashtags de l’architecte qui l’a construite et du peintre qui a peint la peinture. Je google le nom de l’artiste et « prix » et il est mort et son travail vaut entre quinze et vingt mille dollars et la mâchoire m’en tombe et je veux en posséder une aussi mais comment et où est-ce qu’on va pour acheter des peintures ? Ou peut-être que ce que je veux c’est avoir l’argent pour acheter une peinture mais en vrai ce que je veux est quelque chose de beaucoup plus difficile à obtenir qui est de savoir, en premier lieu, quelles peintures valent la peine d’être achetées, combiné à la croyance innée que je mérite d’être dans un environnement dont les murs doivent être couverts de tableaux pour que je puisse me sentir chez moi. Je lis la légende du nouveau post et ça dit retrouvez-nous à notre pop-up dans la maison d’un ami à Notting Hill, mp pour les détails. Le post est un assemblage graphique d’articles vendus par Terroir, les objets sont disposés, désincarnés, sur un fond blanc. La singularité de son entreprise c’est d’être la fille de quelqu’un de réputé pour son exigence esthétique, et si vous êtes prêt à vous séparer d’un minimum de 500 $ vous pourrez peut-être mettre un pied dans ce milieu. Je me dis — c’est ma chance.

esthétique des portes d’entrée

Je vérifie l’adresse et Maps me guide à travers les immeubles et les tours jusqu’à une rue bordée d’arbres, à dix minutes à pied de la station de Notting Hill Gate. C’est le genre de rue où il n’y a pas de panneau « à vendre » parce que tout le monde ici sait qu’il tient un truc bien, c’est le genre de rue où chaque porte est peinte d’une couleur différente mais dans le même ton, pour signifier — il y a une communauté ici, nous parlons à nos voisins et pensons à des choses comme l’esthétique des portes d’entrée. Leurs portes d’entrée ne sont pas les portes en plastique blanc que j’ai vues toute mon enfance — celles qui se répliquent comme une séquence ADN partout dans Kingsbury, où passé le premier seuil vous débouchez sur un petit espace intermédiaire pour balancer vos chaussures avant de franchir une autre porte en plastique blanc qui vous mène au cœur de la maison. Ces portes-ci sont des portes sur mesure, des modèles uniques et grandioses trouvés chez des antiquaires, ou alors des éléments d’origine qui proviennent de la maison classée, peintes de couleurs aux noms poétiques de chez Farrow & Ball. Elles ne sont pas juste blanc et rouge ou blanc brillant, elles n’ont pas des noms comme « beige grège » ou « sirène satinée », non, ces couleurs s’annoncent avec la discrétion d’un sommelier qui murmurerait excellent choix dans un bon restaurant. Ici, le beige est détaillé en os, pigeon, suif, mie — beige n’est pas beige dans ce pays du goût, la référence y est rustique pour vous faire croire que vous êtes plus malin que vous n’êtes et que vous méritez d’être traité avec égards.

Je me dirige vers une maison particulièrement jolie, séparée de la chaussée par une allée ornée d’un dallage à motifs, avec un rosier grimpant dont l’arche offre un semblant d’intimité aux larges baies vitrées. C’est une imposante maison de famille qui prend ses aises en remuant sa queue d’héritière. Il y a un vitrail au-dessus d’une large porte sur un perron de trois marches en demi-lune. Dans l’allée, une Citroën déglinguée ne sert qu’à souligner la rivière d’argent que je sens cascader sur la maison. Je tiens la poignée de la porte dans ma main. Elle est en cuivre et d’un poids rassurant. Je respire profondément. Est-ce que je vais vraiment faire ça ? J’ai choisi parmi mes vêtements ceux qui se rapprochent le plus de pièces de créateurs, mais pour avoir l’air un peu pointue j’ai complété ma tenue avec des Air Force One de Nike d’un blanc éclatant, que je passe à la lingette pour bébé après chaque utilisation pour les garder comme neuves, et je porte un bas de survêtement Ganni d’occasion, un soutien-gorge de sport Stüssy sous une chemise de créateur froissée, d’occasion aussi, que je boutonne seulement au milieu, révélant mon ventre potelé. Je jette un œil à la Citroën. Je me demande si mon froissé est le même que le froissé des riches. Je tiens le heurtoir en cuivre dans ma main.

la bite de quelqu’un qui s’en fiche
que tu vives ou que tu meures 

L’homme avec qui je veux être joue à se battre avec moi dans le parc. Il m’enfonce la tête dans l’herbe, s’assoit sur mon dos et me chatouille. Je me tortille pour me dégager, je le repousse et me tiens accroupie, les mains devant moi, les doigts écartés dans l’air comme dix vers qui émergent de la terre. Je lui coince la tête sous mon bras. Il me chatouille à nouveau et me fait trébucher, m’attirant vers le sol. Quand je me relève, je suis tellement surexcitée que je bave et ma bouche fait des bulles, la salive brille sur le dos de ma main. Je prends soudain conscience des paramètres de mon corps plaqué contre son corps. C’est le contact le plus physique qu’il autorise. Il dit que le sexe est trop intense entre nous, c’est pour ça qu’on a arrêté. Il a une belle queue, droite, épaisse et très longue. À l’époque où il me laissait le baiser, il entrait si profond en moi que je pouvais cartographier les bords de mon col utérin, je devais lui demander d’aller très lentement et j’en gémissais en roulant des yeux. Ce souvenir à lui seul suffit à rendre ma culotte collante et je viens d’effleurer son pantalon de la main exprès-par-accident pour voir s’il est dur et il l’est. Il est dur mais il ne me baisera pas et je suis tellement excitée que mon unique recours, je le sais, sera de fouiller dans nos vieux mails pour exhumer les photos non sollicitées de sa bite et de me branler dessus quand je serai chez moi.

Je lui demande s’il a des nouvelles de la femme qui m’obsède et il me dit que non. Je dis que son livre est sorti, elle fait des tonnes d’interviews. Il dit je sais, un de mes amis en Amérique m’a envoyé un lien et c’est trop gênant, rien que l’idée d’aller regarder. Je ne lui raconte pas la campagne de surveillance que je mène sur la sortie de son livre, comme si je préparais une frappe de drones. Avec le temps, j’ai appris qu’il fallait lui poser des questions très précises parce que la vérité se fracture dans sa bouche. Il me sert une version par omission qui me fait porter la responsabilité de lui poser les bonnes questions juste de la bonne façon, presque comme si j’étais une avocate qui cuisine un témoin au tribunal. Cependant il réussit souvent à me désarmer en me donnant trop d’informations et après, si je suis blessée, il dit eh bien c’est parce que tu m’as demandé, et si je découvre plus tard que quelque chose était différent de ce qu’il m’a dit, il me dit eh bien tu n’as pas posé la bonne question. Il dit qu’elle a reçu 350 000 dollars d’avance pour son livre, j’ai le souffle coupé et je porte la main à ma bouche, et il dit qu’elle en aura 50 000 de plus s’il entre dans le classement des meilleures ventes, je suis bouche bée, je demande si elle y est entrée, et il dit, je ne sais pas, alors nous allons sur Google pour chercher dans les dernières listes mais sans la trouver nulle part. Il est déjà passé à autre chose. Je contemple ses doigts qui consultent automatiquement ses mails, son Instagram, son WhatsApp, ses mails à nouveau, son Instagram, les nouvelles. Je le regarde absorbé par son téléphone. Pour regagner son attention, je bondis pour le plaquer à plat dos dans l’herbe et je m’assois sur lui, son téléphone tombe de sa main. Je place le milieu de ma chatte à la base de sa bite. C’est tellement agréable d’être assise sur son centre de gravité même à travers nos vêtements, mais il ne me laissera pas l’avoir nu, je le sais. Je commence par rire, genre regarde-moi, oh je suis si légère et drôle et fo-foooo-lle ! Je lui maintiens les bras derrière la tête et je ris parce que c’est, en mode jovial, une simulation de noyade. Je lui demande s’il veut être avec moi. Il essaie de me repousser avec ses jambes mais je me penche pour assurer ma prise. Je répète : oui ou non, veux-tu être avec moi ? Je ris pour qu’il puisse penser que c’est une blague. Il rit à son tour nerveusement mais il est en train de s’échapper sous moi en se tortillant. Je sens le désespoir monter en moi — dis oui ou non, les mots se brisent entre mes dents serrées. Je mets plus de poids dans mes mains, on s’amuse encore, hein, qu’est-ce qu’on s’amuse. Il tord le nez et dit tu me fais mal aux mains. J’approche ma tête de la sienne et je grogne, je veux que tu dises non bordel de merde, je veux que tu me dises que non. Il me repousse parce qu’il est plus fort que moi, hors d’haleine sous l’effort parce que je suis plus grande que lui. On se regarde en chiens de faïence. Je dois rentrer, dit-il en regardant le ciel maintenant taché d’orange et de rose. Il se tourne vers moi pour dire : il se fait tard. Ma poitrine est en train d’exploser. Je me mets à remballer dans mon sac le pique-nique que j’ai apporté, en silence, les yeux au sol, en essayant de penser à une dernière issue de secours pour retourner la situation en ma faveur et le forcer à professer son immortel amour pour moi et à me faire la promesse dont j’ai besoin, qui est sa main en mariage. Je sais qu’il doit partir parce qu’il doit être chez lui avec sa femme avant le dîner. Nous nous levons et je ramasse la couverture que j’avais étendue pour nous, pour lui montrer que je peux tout à fait le quitter abruptement, je ne suis pas du genre à m’accrocher, voilà, je suis capable de le quitter.

Il est là debout devant moi. Je veux lui faire mal. Je demande : est-ce qu’on a un avenir ? Il se pétrifie, comme soudain conscient de la présence d’un prédateur. J’insiste : est-ce que tu te sers de nos rencontres comme des missions d’enquête pour prendre une décision, ou est-ce que ça te suffit comme ça? J’arrête de plier la couverture en jolis bords nets pour la tenir n’importe comment dans mes bras. Il fixe toute son attention sur les dernières gouttes de thé qu’il fait tomber de ma gourde, repère son téléphone par terre et le glisse dans sa poche. Il garde la tête baissée et dit : je ne peux pas répondre comme ça à cette question, je peux voir un avenir avec toi mais c’est trop spécifique comme question. Mes oreilles bourdonnent d’un coup. Je bats la couverture, moins pour enlever l’herbe que pour couvrir le bruit. Parfois je me demande si tu es la relation principale dans ma vie, dit-il en renversant la tête pour absorber les dernières lueurs de soleil. Je plisse les yeux avec une moue de dédain, et je dis bien sûr que je suis la relation principale dans ta vie. L’homme avec qui je veux être s’avance vers moi. Il tend la main comme pour ôter de l’herbe dans mes cheveux mais je le repousse d’un geste et je le frappe d’un coup sec à l’épaule pour le faire reculer. Il bascule sur ses talons, essaie de rattraper son équilibre. Je me concentre sur un tout petit arbre dans le lointain pour me stabiliser. Si je le regarde assez fixement, peut-être que je peux le faire disparaître. Je sens un tiraillement dans mon abdomen, comme si des dents poussaient hors de gencives au milieu de mon estomac, de petites pierres tombales pour chacune de mes blessures.

La bulle de salive se transforme en croûte qui sèche au soleil sur ma main.

ouvertures

L’homme avec qui je veux être ne me propose pas d’emblée son numéro, donc je ne demande pas. Il écrit des mails, ce qui n’est ni fluide ni commode mais l’implication tacite est qu’il ne veut pas être facilement joignable par moi. Nous avons de courtes phases d’intense contact, de plus en plus souvent à ma demande, et puis rien pendant des semaines. Il est à Hydra en Grèce pour monter une expo en commun avec le travail de sa femme. Je ne suis pas censée être au courant de cette expo mais je le suis (Insta, en vrai), et dans nos rares messages je fais semblant de ne pas savoir avec qui il est ni où, vu qu’à son retour le week-end d’après il est prévu qu’on se revoie. Je suis au travail dans un studio sans lumière et je vois son nom éclairer mon téléphone, j’ouvre mes mails avec entrain mais je déchante dès les premiers mots. Il me dit qu’il ne pourra pas honorer le plan cul qu’il m’a fixé, une récente ex ayant demandé à le voir et le seul moment où il est disponible est pile celui de notre rendez-vous. Ça tombe vraiment mal, m’écrit-il, qu’elle veuille le voir puisque en ce moment avec son épouse ça va plutôt bien, et pourtant c’est une torture avec cette femme, la relation physique est addictive et lui monte à la tête. Ils ont recommencé à se parler et je me rends compte que c’est pour ça que son attention ces derniers temps a été particulièrement difficile à retenir. Il me dit qu’il n’est pas sûr d’être partant pour du sexe avec moi s’il me voit après donc qu’il vaut mieux annuler. À croire qu’il l’a dans la peau — l’amour, on ne s’en débarrasse pas comme ça, dit-il, je crois entendre ses trémolos. Ce mail est une confession, il se décharge sur moi. Il me dit qu’ils sont tombés l’un sur l’autre deux mois plus tôt lors d’un vernissage privé à la Royal Academy mais qu’il était si bouleversé qu’il a dû sortir. Elle lui a envoyé un texto en lui demandant pourquoi il était parti et il a répondu que c’était trop pour lui de la voir. Je prends conscience de beaucoup de choses très rapidement. Elle est meilleure que moi au lit. Elle a son numéro, ce qui signifie qu’il veut être facilement joignable par elle. Je ne suis pas en train de m’embarquer dans une histoire d’amour où je quitterais ma relation actuelle pour commencer ma vraie vie avec lui. Alors même qu’il trompe sa femme et que je trompe mon copain, ce qui veut dire qu’aucun de nous n’est fiable, il est déjà amoureux de quelqu’un en dehors de cet équilibre de sac de nœuds et il n’éprouve aucune loyauté à mon égard, ce qui révèle aussi que j’attends de lui, mine de rien, un traitement spécial, un altruisme dont personne dans cette toile d’araignées ne fait preuve avec personne. Elle est plus importante que moi, et je n’ai pas fait de réelle impression sur lui. Il y a tout un fil narratif qui se déroule entre les deux personnages principaux et je suis simplement la courte sous-intrigue qui aide la trajectoire de leur histoire d’amour. Je ne suis pas le personnage principal de cette comédie romantique à plusieurs, je joue un rôle secondaire. Il ne court pas le danger de tomber amoureux de moi. On peut m’expulser de ma propre vie. Je suis dans une strate sociale inférieure à eux deux et en cela ils sont égaux et sont mieux assortis. Personne ne songerait à m’inviter à un vernissage privé à la Royal Academy — je ne suis personne. Je suis une fan et à cause de ça, je peux être coupée au montage.

Sheena Patel, Je suis fan, traduit de l’anglais par Marie Darrieussecq, © Éditions Gallimard, 2025
En librairie le 3 avril


[1] En français dans le texte.

Sheena Patel

Écrivaine, cinéaste

Notes

[1] En français dans le texte.