Nouvelle

Julie

Journaliste et écrivaine

À tous ceux qui attendent les livres de la gothique et ironique Mariana Enriquez, notre série de prépublications de littérature étrangère s’enrichit d’une nouvelle inédite à paraître dans le recueil si bien nommé Un lieu ensoleillé pour personnes sombres, traduit par Anne Plantagenet pour les Éditions du sous-sol. Incubes ou succubes, cauchemars, esprits, métamorphoses… Et des corps féminins, charnus, et sans peur.

I shall plunge down into the abysmal horror of madness and death
– or I shall walk
upon the dawn[1].
Marjorie Cameron

Ils l’ont fait venir des États-Unis directement chez nous à Buenos Aires. Ils ne voulaient pas qu’elle séjourne dans un hôtel pendant qu’ils cherchaient un appartement à louer. Ma cousine américaine Julie : elle est née en Argentine, mais quand elle avait deux ans, ses parents, mon oncle et ma tante, ont émigré. Ils se sont installés dans le Vermont : mon oncle travaillait chez Boeing, ma tante (la sœur de mon père) élevait leurs enfants, s’occupait de la maison et faisait des séances de spiritisme secrètes dans son grand et beau salon. Des Latinos riches, blonds, avec un nom allemand : leurs voisins ne savaient pas très bien comment les situer car ils venaient d’Amérique du Sud, mais s’appelaient Meyer. Cependant, leur fille aînée était l’incarnation du sang indigène, celui de notre grand-mère indienne : Julie avait les yeux noirs et morts d’une souris, les cheveux implacablement ébouriffés, la peau de la couleur du sable mouillé. Je crois que ma tante a fini par dire que c’était une enfant adoptée, pour se démarquer. Mon père s’est mis tellement en colère quand il a entendu cette rumeur qu’il a essé d’écrire et de téléphoner à sa sœur, du moins pendant un an.

La communication avec notre famille américaine était régulière mais banale. Des photos dans la neige. Ces affreux portraits que les Américains adorent, tout sourire, un ciel bleu d’été, des habits du dimanche. Des conversations sur les succès de la famille, tous économiques : la nouvelle voiture, les voyages à New York et en Floride, les inscriptions universitaires (toujours pour les garçons : Julie choisissait « d’autres voies »), les Noëls blancs, les petits animaux de la forêt voisine qui ravageaient le jardin, le réaménagement permanent des chambres et de la cuisine. Bien entendu, personne ne pouvait être aussi heureux qu’eux. Pour nous, il était très clair qu’ils mentaient, mais peu nous


[1] « Je plongerai dans l’horreur abyssale de la folie et de la mort – ou je marcherai sur l’aube. »

Mariana Enríquez

Journaliste et écrivaine

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Notes

[1] « Je plongerai dans l’horreur abyssale de la folie et de la mort – ou je marcherai sur l’aube. »