Nos propriétés
Je vais bientôt avoir trente ans, et je n’ai encore rien ; naturellement je m’énerve.
Henri Michaux, Mes propriétés
Vous ne découperez pas vos cartes sur nos corps. Nos peaux sont les frontières d’un pays camouflé. Dans la rue, dans le métro, vous tentez de nous déchiffrer. Vous regardez les longues boucles d’oreilles qui frôlent nos joues barbues, nos cheveux bleus et ras, nos bustes plats sous de légères robes fleuries, les poils sur nos jambes fines, nos lèvres incolores et nos ongles d’onyx, fille ou garçon, vous hésitez, vous n’y comprenez rien, les leurres sont trop nombreux et les signaux brouillés, votre boussole s’affole. Pour vous rassurer, vous cherchez votre reflet dans les vitres, vous vous conjuguez avec ou sans « e », vous confirmez vos attributs. Vous descendez à la station suivante, vous pressez le pas, l’air de savoir qui vous êtes, où vous allez, mais quelque chose tremble en vous et ce léger vertige signe notre victoire.
Confusion to the Enemy ! On vous trouble, on vous déroute, on vous échappe : ceci du moins est à nous.
Nous avons grandi sous des masques, enfermés avec vous. À l’âge des départs, vous nous avez retenus à quai. Alors, nous avons fui par en-dedans. Nous avons creusé des terriers dans nos corps adolescents. Nous avons foré loin, foré profond pour trouver l’endroit où ça résiste, où ça pulse, où ça bat.
Aux arrêts dans nos chambres en désordre, nous vous avons épiés, assis devant vos écrans, hommes et femmes-troncs vêtus de vos uniformes du monde d’avant, dialoguant avec des voix sans timbre et des visages sans texture, engouffrés dans vos face-à-face fantômes. Nous avons eu pitié de votre acharnement à nous convaincre que vous étiez encore vivants.
Vos corps, pourtant, vos corps prenaient trop de place et pesaient lourd sur nous. Même à l’abri dans nos chambres, on se cognait à eux. Vos corps traversaient les cloisons, chaque pièce en était l’extension, on avait beau dresser sur le sol des barricades de vêtements sales et de
