Agriculture

Adieu veaux, vaches, cochons…

Sociologue

Le salon de l’agriculture a fermé ses portes ce dimanche sur une nouvelle occasion manquée de parler sérieusement de l’élevage. Car derrière la dénonciation, légitime, des dérives insupportables du traitement animal, certaines solutions proposées aujourd’hui apparaissent plus monstrueuses encore. Ainsi, pour régler la question des souffrances animales, certains industriels n’hésitent plus à s’allier au mouvement vegan afin de se débarrasser purement et simplement des animaux d’élevage.

Comme chaque année à la même époque depuis plus de cinquante ans, le Salon de l’agriculture (SIA), décrit par ses promoteurs comme la « plus grande ferme de France », a accueilli ses 600 000 visiteurs pour une démonstration sans fausse note de la grandeur de l’agriculture française et de ses irréductibles liens avec nos concitoyens. Cette année, le SIA, placé sous le signe de Haute, vache Aubrac dont les portraits ont tapissé les murs du métro parisien, affirme cet attachement consensuel à notre agriculture par une déclaration mobilisatrice : « l’agriculture, une aventure collective ». De cela, les citadins s’en seront bien volontiers laissé convaincre alors qu’ils caressaient avec leurs enfants les petits cochons gascons ou, avec plus d’appréhension, les vaches Salers en dépit de la recommandation réitérée de ne pas toucher les animaux. Or c’est précisément ce que veulent les citadins, enfin voir des vaches et des cochons et tester la réalité de leur présence en les caressant. Car lequel d’entre eux sait quelle texture a la toison d’un mouton ou les soies d’un cochon ?

Publicité

Alors, l’agriculture une aventure collective ? Je me propose de mettre en doute ce postulat en me focalisant sur la partie la plus visible de l’agriculture au SIA, l’élevage. Mais quel élevage ? Et quelle place les animaux de ferme ont-ils dans cette aventure ?

L’agriculture peut-elle être considérée comme une aventure ? Il y a dans cette notion une part d’imprévisibilité qui ne reflète pas en réalité l’évolution de l’agriculture depuis sa prise en main par la science et par l’industrie. A partir du XVIIIe siècle, et encore plus nettement à partir du XIXe siècle avec la naissance du capitalisme industriel, l’agriculture est un secteur d’activité dont il est attendu qu’il soit productif et rentable et qu’il assume sa visée exportatrice, témoin de la grandeur de la France. Tout le développement agricole depuis deux siècles, et sans surprise aucune, a consisté à accroître la productivité et la rentabilité des paysans et de leurs animaux. Ce qui a conduit à une concentration drastique des systèmes agricoles et à une augmentation du nombre d’animaux dans les exploitations. Il y avait 2,3 millions de fermes en 1955 ; il y a moins de 300 000 exploitations « professionnelles » aujourd’hui. Soit la disparition de 2 millions de fermes en soixante ans, environ 33 300 par an depuis les années 1950. Considérant que ce processus est loin d’être achevé, quel plan social est arrivé à ce niveau de liquidation des travailleurs avec autant d’efficacité et moins de contestation ?

Dix mille ans d’histoire avec les animaux ont été pulvérisés pour aboutir à un rapport instrumental aux animaux d’une violence et d’une absurdité insensée.

À partir du milieu du XIXe siècle avec la naissance de la zootechnie comme « science de l’exploitation des machines animales », le travail avec les animaux de ferme a été réduit à sa rationalité économique. Les animaux, enrôlés dans les « productions animales » ne servent plus qu’à dégager des profits, le plus possible et le plus rapidement possible. Cette orientation a été pratiquement concrétisée au XXe siècle – grâce notamment aux antibiotiques dont les animaux de ferme ont été gavés – et a conduit à ce que nous connaissons aujourd’hui et qui produit l’essentiel des produits animaux, les systèmes industriels.  En cent cinquante ans, dix mille ans d’histoire avec les animaux ont été pulvérisés pour aboutir à un rapport instrumental aux animaux d’une violence et d’une absurdité insensée. Cette orientation a été décrétée au XIXe siècle par les scientifiques, les industriels et l’État en dehors de tout assentiment des paysans voire très clairement contre leur volonté. Le capitalisme a soumis la nature, les paysans et leurs animaux à la loi du profit imposée comme la voie incontournable du développement de la nation. Cette alliance entre science, industrie et pouvoirs publics a été réitérée au XXe siècle, après la guerre, dans le contexte du discours modernisateur de l’agriculture de l’époque.

La modernisation de l’agriculture après-guerre, en fait son industrialisation accélérée, et l’industrialisation de l’élevage, sont souvent présentés comme des choix politiques dictés par la raison et la nécessité. Il fallait reconstruire notre agriculture, développer l’élevage, « nourrir le monde » et défendre la puissance exportatrice de la France. Comme si l’orientation industrielle était le seul choix possible et surtout comme si cette orientation avait été prise en conséquence de la situation à l’époque de l’après-guerre, alors que la volonté d’industrialiser l’agriculture date en fait du siècle précédent. Au XIXe, la science et l’industrie permettent le progrès technique, lequel engendre indubitablement le progrès social. Qui serait assez bête pour le refuser ? Qui préfère l’archaïsme à la modernité ? La misère à l’opulence ? Des résultats productifs médiocres à des performances inédites ? Le travail contraint au travail libéré par la machine ?

Le terme « agriculture conventionnelle » occulte à la fois la réalité du caractère industriel de cette agriculture et le fait qu’elle résulte de rapports de force et de la domination.

C’est la puissance mobilisatrice et coercitive de l’alliance entre science, industrie et pouvoirs publics qui a permis l’enrôlement d’une partie des paysans dans le processus d’industrialisation. Un regard focalisé sur les réussites de ce processus laisse de côté toutes les résistances qu’ont dû affronter les modernisateurs. Et qu’ils ont résolues à grands renforts de normes, de lois, de contrôle, et de communication vers le grand public, les paysans et l’enseignement agricole. La pyramide recherche/encadrement technique/agriculteurs a assuré l’engagement de chacun, nolens volens, dans le processus d’industrialisation. Encore aujourd’hui, professionnels, journalistes, enseignants utilisent des termes comme « agriculture conventionnelle » ou « élevage intensif » au lieu de « agriculture industrielle », et « productions animales ».

Le terme « agriculture conventionnelle » laisse justement croire que sa forme résulte d’un accord consensuel des citoyens et de toutes les parties prenantes de la production agricole. Ce pudique « agriculture conventionnelle », qu’on oppose maintenant à l’agriculture biologique, occulte à la fois la réalité du caractère industriel de cette agriculture et le fait qu’elle ne résulte pas d’une convention mais de rapports de force et de la domination des uns sur les autres. Le terme « élevage intensif » occulte de la même façon le caractère industriel des systèmes de production et les rapports de domination entre industriels et producteurs. Le terme « élevage industriel » n’est pas plus pertinent car il s’agit là d’un oxymore. L’élevage, c’est-à-dire les rapports de travail que nous avons avec les animaux depuis des millénaires fondés sur le don et le désir de vivre ensemble, ne peut pas être industriel. Soit il s’agit d’élevage, soit il s’agit de l’industrie mais pas des deux à la fois.

Si le processus d’industrialisation a provoqué la disparition de milliers de paysans, il a aussi fait le malheur de millions d’animaux.

Le désastre qu’est l’industrialisation de l’élevage est invisible au Salon de l’Agriculture. Il est dissous dans l’affichage de systèmes d’élevage qui ont précisément survécu à l’industrialisation grâce aux résistances farouches des paysans réfractaires aux sirènes du progrès et qui ont pu ainsi préserver des races d’animaux, des territoires et des savoir-faire. Si le processus d’industrialisation a provoqué la disparition de milliers de paysans, il a aussi fait le malheur de millions d’animaux. Les systèmes industriels ont été imposés aux paysans, ils l’ont été aussi aux animaux. Si nos relations avec eux dans les productions animales sont une aventure collective, je gage que les animaux ne s’en sont pas aperçus. Personne ne leur a demandé leur avis avant de les réduire au néant d’une existence machinique. De partenaires du travail paysan, les animaux sont devenus des machines ou des objets. Les scientifiques et les industriels ont entrepris de détruire leur intelligence, leur volonté, leur puissance à agir, et d’en faire, comme le revendiquait Paul Dechambre en 1900 dans son traité de zootechnie, des automates qui n’auront d’autres choix que de faire ce qui leur est imposé. Le monde des animaux, dont l’élevage et la domestication nous permettent de partager la richesse et la beauté, a été détruit par l’organisation industrielle du travail.

Comment penser les productions animales comme une « aventure collective » au moment où elles atteignent leurs limites, notamment écologiques, et sont en passe d’être remplacées par les nouveaux acteurs de l’alimentation mondiale que sont les industriels des biotechnologies ? Surtout quand ils se font les promoteurs de l’alimentation végétale ou de « l’agriculture cellulaire » qui visent à produire non plus à partir de l’animal entier mais de la cellule animale. La viande in vitro, le lait ou les œufs fabriqués à partir de levure OGM, que leurs concepteurs envisagent de mettre dans les linéaires des supermarchés d’ici moins de dix ans, finalisent la dynamique de disparition des animaux de ferme initiée il y a deux siècles. Réduire le corps animal à sa fonction économique, la production de matière animale, puis se passer de l’animal et produire à partir de la cellule. Plus de vie, plus de mort. C’est pourquoi ces orientations sont soutenues par le mouvement vegan. Mais plus de mort, plus de vie.

La promotion d’une agriculture sans élevage par les industriels de l’agriculture cellulaire, servis par le mouvement vegan, passe par le rejet de la viande et donc des animaux eux-mêmes.

Au-delà de cette calamité que sont les productions animales, quelle aventure incroyable pourtant que notre vie avec les animaux. Quelle rencontre étonnante que ce lien créé entre des animaux et nous il y a des millénaires et reconduit depuis grâce à notre capacité commune à travailler ensemble et à nous comprendre pour ce faire. Nous ne savons quasiment rien des animaux de ferme. Ce qu’en savaient les paysans a été perdu dans le fil des siècles et l’industrie a piétiné leur intelligence et leur bonne volonté à nous comprendre et à travailler avec nous pour un monde plus accueillant et pacifique. Nous ne savons rien de ces animaux de ferme mais nous sommes en train de consentir à les voir disparaître.

La promotion d’une agriculture sans élevage par les industriels de l’agriculture cellulaire, servis par le mouvement vegan, abolitionniste des liens de domestication, passe par le rejet de la viande et plus largement des produits animaux et donc des animaux eux-mêmes. Ce rejet est soutenu par les instances politiques de différents niveaux. Il faut « protéger la planète » et donc manger moins de viande : les ruminants contribuent à l’effet de serre, il vaudrait mieux qu’il y en ait beaucoup moins, voire plus du tout. Scientifiques et industriels 4.0 sont là, tout comme au XIXe siècle et au XXe, pour nous assurer qu’ils ont toutes les cartes en main pour assurer notre alimentation de façon saine, gentille pour la planète et les animaux.

Afin que l’aventure de nos relations domestiques avec les animaux ne s’arrête pas là, il est temps de s’apercevoir que les vaches et les cochons comptent dans nos vies et que c’est maintenant que nous devons faire œuvre collective et agir pour préserver la richesse de nos liens avec eux au service d’une agriculture à la hauteur de ce qu’ils nous donnent depuis dix millénaires. Il s’agit de refaire de l’élevage. Non pas pour une poignée de riches qui mangeraient des produits de luxe pendant que les 99 % restants consommeraient de la viande in vitro et des bouillies nutritives, mais pour tous. Ici et ailleurs. Parce que nos liens aux animaux sont universels et que l’élevage est un bien commun qui nous réunit bien au-delà des frontières, grâce aux animaux, à leur intelligence et à leur travail.


Jocelyne Porcher

Sociologue, Chargée de recherches à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA)