Economie

Les ressorts psychologiques cachés de la croissance

Economiste

Fin février, l’Insee a revu la croissance de la France à la hausse, la portant à 2% en 2017. Responsables politiques et journalistes se sont unanimement réjouis de cette amélioration de la conjoncture, y voyant la possibilité de sortir d’une longue période de dépression. Car le lien entre croissance du PIB et bonheur demeure solidement ancré dans les têtes, comme on a encore pu le vérifier ce week-end avec le débat à propos de la « cagnotte fiscale ». Au point de révéler une véritable dépendance à cet indicateur pourtant contesté.

Certains croyaient la croissance rangée au rayon des accessoires démodés, voire dangereux. Depuis une dizaine d’années, d’autres indicateurs commençaient à concurrencer le revenu par habitant en tant qu’objectifs de la politique publique. Bien-être, bonheur, développement durable, responsabilité sociale, autant d’objectifs légitimes pour une société devenue lucide sur les illusions de la croissance, ainsi que les problèmes environnementaux qu’elle entraîne. Et puis, depuis la Grande récession déclenchée par la crise des subprime aux Etats-Unis, puis la crise de la dette publique en Europe, la croissance était devenue introuvable, et il fallait apprendre à s’y habituer, voire à s’en réjouir. Mais la voici de retour, voici le chômage en baisse et le moral de la population au zénith. Alors, à quel moment se trompe-t-on ? L’amour de la croissance est-il une fatalité anthropologique, ou bien un travers dont il serait possible de guérir ?

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Bien entendu, le retour de la croissance est une bonne nouvelle. Elle fait reculer le chômage qui est source de dépression. Elle améliore le pouvoir d’achat des ménages, leur donnant une plus grande liberté de choix de consommation, la consommation étant finalement l’une des modalités de l’exercice de notre puissance d’agir. A un niveau plus global, sur longue période, la croissance, va de pair avec l’élévation de l’espérance de vie et du niveau d’éducation de la population. On observe même généralement une extension du secteur public, notamment des dépenses de santé, au fur et à mesure qu’un pays se développe. La croissance économique est donc porteuse d’une accessibilité étendue des biens que le philosophe John Rawls appellerait « essentiels », ou encore des « capacités » humaines fondamentales à l’aune desquelles se juge une société, selon l’économiste et prix Nobel Amartya Sen.

La question est savoir si la croissance restera éternellement porteuse d’une amélioration du bien-être des populations, ou si cette relation est destinée à atteindre une limite.

Pourtant, ce progrès est peut-être destiné à atteindre un jour sa limite. Ainsi, les scientifiques commencent-ils à douter de la possibilité d’allonger encore l’espérance de vie à la naissance (dans les pays développés). Plus généralement, la question est savoir si la croissance restera éternellement porteuse d’une amélioration du bien-être des populations, ou si cette relation est destinée à atteindre une limite. L’économie du bonheur contribue à jeter le doute sur cette question. Si la croissance, qui constitue l’objectif économique majeur des gouvernements, n’entraîne pas une augmentation du bonheur sur le long cours, est-elle encore réellement un indicateur légitime ?

Cette question a conduit à une remise en cause de la croissance depuis la fin des années 1960. On se souvient du discours de Robert Kennedy à l’université du Kansas en 1968, lorsqu’il était candidat à l’élection présidentielle : « Le revenu mesure peut-être tout… sauf ce qui fait la valeur de la vie [… ] Il ne mesure pas la beauté de notre poésie, la solidité de nos mariages, l’intelligence de nos débats publics, ou l’intégrité de nos hommes politiques ». Kennedy se faisait alors l’écho d’une certaine critique de la civilisation matérialiste ou plutôt marchande, contestant l’idée qu’il suffirait d’accroître le revenu national d’un pays pour en rendre les habitants plus heureux. De manière plus radicale, le Club de Rome, quelques années plus tard, appelait de ses vœux l’arrêt de la croissance, celle-ci conduisant à l’épuisement des ressources de la planète. Depuis les années 1990, le souci de préserver l’environnement a connu un renouveau avec la prise de conscience du réchauffement climatique et de ses multiples effets néfastes. La montée des inégalités de revenus depuis les années 1980 est une nouvelle pièce versée au dossier de la critique de la croissance. Enfin, le coup de grâce a été porté par l’économiste et démographe Richard Easterlin, qui a donné son nom au célèbre paradoxe éponyme (pas de tendance de long terme à l’augmentation du bonheur subjectif dans les pays en croissance).

Quel est le secret de la puissance de la croissance ?

Depuis lors, conscients que mesurer c’est gouverner, les économistes ont développé toute une batterie de nouvelles mesures du bien-être destinées à compléter le seul revenu national. Niveau de bonheur auto-déclaré, mesures de satisfaction, Indice de développement humain, et autres indicateurs alternatifs ont fleuri. En France, ce questionnement a donné lieu au rapport de la Commission pour la mesure de la performance et du progrès social, le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi, commandé par le Président Sarkozy en 2009. La loi Eva Sas de 2015 prévoit de publier tous les ans des indicateurs de bien-être environnementaux, économiques et sociaux à côté du revenu par habitant. Au Royaume-Uni, dans le cadre du UK Wellbeing Program lancé en 2010, l’Institut national de statistiques (ONS) collecte régulièrement des indicateurs de bien-être auprès de 200 000 ménages. Les questions concernent notamment la santé, l’éducation, l’environnement et le bien-être subjectif. Sur cette base, le gouvernement publie un tableau de bord d’indicateurs de prospérité plus qualitatifs que le PIB. On retrouve des initiatives de ce type au sein des organisations internationales telles que l’OCDE, dont on peut voir le projet Better Life Index sur Internet, qui classe les pays selon différents aspects de la qualité de la vie. Citons également le World Happiness Report (Rapport sur le bonheur dans le monde) publié régulièrement par l’université de Columbia depuis 2012.

Pourtant, malgré cette remise en cause de la croissance, malgré la tentative de mesurer d’autres indicateurs et de se tourner vers d’autres objectifs, le retour actuel de la croissance coïncide avec une amélioration visible du moral des Français. Quel est le secret de la puissance de la croissance ?

L’une des réponses pointe vers l’économie comportementale [1]. Au croisement de l’économie et de la psychologie, ces travaux soulignent les limites de l’hypothèse de rationalité individuelle. Ils mettent en évidence les « bugs » de la pensée et de la décision, autant de « biais » par rapport à une pensée efficace. L’un de ces biais concerne notre rapport au temps. Nous serions « court-termistes », infiniment plus sensibles à notre situation présente qu’à notre état futur, ce qui nous empêcherait de faire des choix cohérents dans le temps et propices à notre bien-être futur. Ce biais nous conduirait notamment à négliger notre besoin d’un développement « durable » ou « soutenable ».  En l’espèce, le surcroît de revenu et de consommation autorisé par le retour de la croissance nous ferait oublier toutes nos réticences vis-à-vis de ses conséquences futures.

Nous serions structurellement constitués pour apprécier la croissance, c’est-à-dire la variation, le mouvement vers le mieux, vers le plus.

Plus généralement, la théorie comportementale propose une vision alternative de la vie économique fondée sur la « théorie des perspectives ». L’idée principale en est que l’homme évalue toute chose non pas en tant que telle, dans l’absolu, mais par comparaison à une aune de référence, qui peut d’ailleurs être parfois arbitraire. Nous serions uniquement sensibles à l’écart par rapport à ce point de référence. De nombreux travaux en sciences cognitives et sociales suggèrent en effet que nous sommes particulièrement affectés par les variations, plus que par le niveau des phénomènes que nous éprouvons. Nous serions donc structurellement constitués pour apprécier la croissance, c’est-à-dire la variation, le mouvement vers le mieux, vers le plus. D’autres travaux, notamment en psychologie, ont proposé des théories téliques du bonheur, soulignant le fait que la véritable source du bonheur réside dans l’anticipation et la poursuite d’un objectif, plutôt que dans le fait d’atteindre cet objectif. Ceci contribue à expliquer l’intérêt de la croissance. Si l’espoir et les anticipations jouent un rôle crucial dans le bonheur, un monde en mouvement vers le mieux est plus attrayant qu’un monde stationnaire.

Ce goût pour la progression est-il une constante anthropologique, ou bien peut-il être déconstruite ? Peut-on apprendre à être heureux sans croissance, dans un monde immobile ? Refuserons-nous un jour une perspective d’enrichissement et d’accroissement de nos possibilités de consommation au nom de la préservation de l’existant ? Plus encore, peut-on imaginer que nous acceptions de réduire notre niveau de vie de manière à préserver l’environnement, par une consommation plus locale par exemple ?

Au fond, nous sommes peut-être clivés en deux parties contradictoires, comme le suggère l’économie comportementale. L’unité du moi rationnel est remise en cause par cette théorie qui met en scène une multiplicité de moi successifs aux objectifs conflictuels. De la même manière, mon moi en tant que citoyen pourrait souhaiter une consommation plus responsable, tandis que mon moi consommateur préfère continuer à avoir accès à tous les fruits et légumes toute l’année, indépendamment des saisons locales. Mon moi en tant que résident d’un quartier peut souhaiter la permanence des petits commerces qui entretiennent le tissu urbain, mais mon moi consommateur peut me conduire à faire mes courses au supermarché dont la concurrence tue les petits commerces. Je peux préférer un contact humain lorsque je rencontre un problème avec mes appareils électro-ménagers, mais je vais tout de même acheter mes produits sur internet. Le monde contemporain change beaucoup trop rapidement au goût de nombreuses personnes. Les changements technologiques et les mutations du travail évoluent trop vite par rapport à leur rythme d’adaptation. Et pourtant, elles ne peuvent résister à l’attrait d’une innovation, d’une nouvelle opportunité, d’une nouvelle source de confort, d’un nouveau projet…

La question est finalement de savoir si nous votons avec nos pieds ou si nous sommes incohérents. Un économiste traditionnel, analysant les exemples précités, conclurait que les gens « révèlent leurs préférences » par leur choix et « votent avec leur porte-monnaie », révélant qu’ils mettent leur pouvoir d’achat personnel et immédiat au-dessus des autres considérations. Un économiste comportemental en déduirait au contraire que nos objectifs sont incohérents et que nous n’agissons pas toujours conformément à ce nous déciderions de faire si nous étions réfléchis et que nous prenions réellement en compte toutes les conséquences de nos actes. Quelle est la vision la plus juste ? Difficile de trancher. La solution est sans doute d’accepter le fait que nous ne pouvons pas nous passer de la croissance, tout en décidant d’infléchir celle-ci vers le type de société que nous voulons.

 

Claudia Senik

Economiste, Professeur à l’université Paris-Sorbonne et à l’École d’économie de Paris

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