Société

Bienvenue dans un monde violent

Historien des idées

Une violence d’extrême droite, qu’on pensait éteinte, est venue se rappeler au souvenirs des étudiants de l’Université de Montpellier. Manifestation brutale et évidente d’une radicalisation des affrontements politiques qui vient contredire l’idée répandue d’une pacification de nos sociétés. En oubliant que la violence d’État, elle, persiste.

La France n’est ni la Syrie ni le Nigéria. Mais pour qui y a aujourd’hui vingt ans, et traîne ses baskets d’amphi de fac bondé en petits boulots mal payés, difficile de croire au monde pacifié, apaisé et globalement convivial que promeuvent, à longueur d’essais, les chantres du « déclin historique de la violence » – selon la thèse, par exemple, du cognitiviste canadien Steven Pinker, dont La Part d’ange en nous brillait l’an dernier en vitrine de nos librairies. Ces « millenials » mal nommés, nés au tournant du siècle, doivent en effet faire face, interloqués, à la concomitance d’une violence systémique inédite et du retour sporadique mais en pleine face d’une violence politique directe, digne des fièvres du XXe siècle. Ces tristes signes des temps jalonnèrent ainsi le mois de mars, qui devait lancer les commémorations convenues du cinquantenaire des révoltes de Mai 68 – inaugurées, on s’en souvient, par l’occupation joyeuse de la Salle du Conseil de la nouvelle université de Nanterre par des étudiants résolus à secouer le vieux monde, un certain 22 mars.

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Le 22 mars 2018, ce n’est pas le vieux monde qui fut secoué, mais la trentaine d’étudiants en droit de Montpellier qui tentaient d’occuper l’amphithéâtre de leur faculté : en début de soirée, une douzaine d’assaillants gantés et cagoulés, que venait de faire entrer par une porte dérobée le doyen lui-même de la faculté (Philippe Pétel), dont à visage découvert un professeur d’histoire du droit proche de groupuscules néo-nazis (Jean-Luc Coronel de Boissezon), faisaient irruption dans l’amphi, où ils passaient à tabac aussitôt les étudiants à coups de bâtons et de lattes de bois arrachées à des palettes de livraison – coups au ventre et à la tête, visages en sang, bras fracturés, ruades de coups de pieds pour ceux qui restaient prostrés au sol, ou les volées de claques reçues par cette étudiante qui s’était recroquevillée de peur dans un coin de l’estrade, sans compter la poignée de ceux qui eurent le réflexe de fuir et se retrouvèrent poursuivis à coups de Taser dans les couloirs du bâtiment, sans que ne bronche le personnel de sécurité.

Comme beaucoup d’autres, ces étudiants occupaient leur faculté pour protester contre la double réforme (ORE et ParcourSup) à marche forcée du gouvernement Philippe. Laquelle, sous prétexte de favoriser la « réussite » des étudiants (dans le sabir néolibéral cher au nouveau DRH de l’entreprise France, Emmanuel Macron), les soumet à des critères iniques, à une évaluation de type managérial dès la fin du collège, et à une sélection pour l’entrée en licence incompatible avec le principe d’accès universel présent dans le nom même de l’institution, l’université. Les lycées sont mobilisés eux aussi, et dès lors, en danger direct également, comme en témoigne l’assaut d’une poignée de militants du GUD, avec coups de poing et saluts nazis, dans l’enceinte du Lycée autogéré de Paris, le 16 mars. Escarmouches, dira-t-on, à côté de la guerre sociale et économique plus large, et moins ostensiblement idéologique, menée aujourd’hui contre sa jeunesse et ses minorités par le déjà-vieux monde de l’économie ubérisée, du travail au rendement et de la surconsommation obligée. Car tout cela n’est, bien sûr, qu’une étape de plus, mais décisive, dans le processus mondial en cours depuis plusieurs décennies de transformation de tout l’appareil éducatif en une vaste plateforme de préparation à l’employabilité, à la précarité statutaire et à la docilité économique. Depuis la maternelle, où l’on découvre l’évaluation individuelle (quand ce ne sont pas, comme à New York, les entretiens de motivation), jusqu’aux étapes finales des plus longs cursus d’études supérieures, qu’il faut achever en apportant sans cesse les preuves (à la direction de son Master Pro, à son école doctorale, ou à l’antenne locale de Pôle Emploi dont on dépend pour survivre) de son acharnement et de sa motivation sans faille.

On n’est ni sous les bombes d’Afrin ni entre les mains de Boko Haram, mais ce jet d’eau impromptu, méchant, glacial, si puissant qu’il fait tomber sur le bitume les manifestant(e)s les moins gaillard(e)s, vient rappeler à qui l’aurait oublié que la violence d’État n’est pas un vain mot.

Car si elle ne casse pas les dents, la violence économique en est bien une, sans métaphore aucune, telle que la découvrent en tout cas ces jeunes-là dès la sortie du lycée, avec une tout autre ampleur que celle endurée au même âge par les générations précédentes : jobs sous-payés à plein temps, pour certains, en même temps (s’ils y arrivent) que les cours et les examens ; loyers et transports onéreux sur fond de baisse continue des aides de l’État ; séances obligatoires, qu’eux-mêmes jugent grotesques, de coaching pour l’entretien d’embauche ou « d’initiation à la réussite professionnelle », qui ne mènent en fait, une fois le diplôme en poche, qu’à plusieurs années de stages successifs ou de contrats en free-lance mal rétribués, le goulot d’étranglement de l’entrée sur le marché du travail autorisant de facto abus et exploitations de toutes sortes ; et pour qui oserait s’en émouvoir, jusqu’à occuper le pavé de sa ville ou la dalle de son campus, ce sera la violence directe, qu’on n’avait plus vue sous cette forme depuis longtemps, des évacuations musclées, des arrestations injustifiées, des nasses policières ou juste, comme au cours des manifestations étudiantes de ce même mois de mars, le bon vieux recours à la matraque, au gaz lacrymogène et au canon à eau – là encore, on n’est ni sous les bombes d’Afrin ni entre les mains de Boko Haram, mais ce jet d’eau impromptu, méchant, glacial, si puissant qu’il fait tomber sur le bitume les manifestant(e)s les moins gaillard(e)s, vient rappeler à qui l’aurait oublié que la violence d’État n’est pas un vain mot, ni le monopole d’époques révolues ou des seuls services zélés de l’antiterrorisme.

Parmi maints exemples, en ce sombre début de printemps, on peut prendre celui de la manifestation impossible des étudiants nantais mercredi 28 mars, pourtant votée à l’unanimité en Assemblée générale en solidarité avec le victimes de la « ratonnade » de Montpellier – telle qu’on pouvait la suivre en direct sur le fil Twitter #Nantes_Révoltée. Avant même le départ, ce sont d’abord « banderoles, pancartes en carton, tracts, drapeaux » qui sont « confisqués par les forces de l’ordre : volés par la police, comme s’il s’agissait d’armes ». Puis les personnes tentant de converger sont « contrôlées, fouillées, fichées, filmées, menacées, avant d’avoir pu atteindre le point de rendez-vous ». Finalement, c’est « une foule hagarde, de plusieurs centaines de jeunes, qui se retrouve en début d’après-midi sur la Place du Bouffay, littéralement cernée par des centaines de policiers ». Elle « improvise alors une banderole de rechange, à la hâte sur un bout de drap », mais très vite cet « unique moyen d’expression est à son tour arraché par une charge de policier cagoulés ». Le cortège s’ébroue enfin: « le défilé a donc lieu dans une nasse géante, qui emprisonne les manifestants, et les coupe du reste du monde. Une nasse mobile, suivie par trente fourgons bleus, gyrophares allumés ». Et les rédacteurs de ce fil Twitter d’ajouter alors : « le dispositif policier est digne de Poutine, un hélicoptère, et plus de 500 policiers, pour un nombre de manifestants équivalent. Un homme armé par opposant ». Puis : « lorsqu’une répression aussi ridiculement disproportionnée est mise en place pour mater l’opposition dans un pays comme la Russie, les médias occidentaux se précipitent pour hurler à l’autoritarisme ». Avant de conclure, sobrement, dans des termes qui rappellent aussi bien les brutalités policières démesurées du printemps 2016 (contre la loi El Khomri) ou de l’automne 2017 (contre les ordonnances réformant le Code du Travail) : « protester contre l’agression d’étudiants par un groupe fasciste est considéré comme une menace prioritaire par le gouvernement Macron. Lutter pour ses droits expose à des dommages physiques ».

Cette opération ancestrale des pouvoirs qui consiste à masquer leur propre violence derrière celle qu’on prétend éradiquer, et à attribuer par principe cette violence à telle ou telle catégorie sociale.

À chaque fois, l’argumentaire officiel est celui d’une « violence » populaire incontrôlée qu’il s’agirait de prévenir, de réprimer par anticipation, dont il s’agirait de protéger d’avance la population pacifique. Moyennant cette opération ancestrale des pouvoirs qui consiste à masquer leur propre violence derrière celle qu’on prétend éradiquer, et à attribuer par principe cette violence, avant même qu’elle ne se soit manifestée, à telle ou telle catégorie sociale comme on assène un verdict médical : violence des fameux « casseurs » encagoulés, figure dûment fantasmée par les médias d’une sorte d’androïde nihiliste mal lavé ; violence des jeunes de banlieue, qu’on imagine endoctrinés par les imams radicaux ou infectés par leurs hormones adolescentes, pour ne pas voir que brûler des voitures ou des abribus, sans lesquels leurs aînés ne peuvent aller au travail, pourrait avoir une signification politique délibérée ; violence des bases syndicales « barbares » arrachant la chemise blanche du directeur du personnel d’Air France (à l’automne 2015) ou empêchant par la force l’accès des CRS à leur usine Molex ou Goodyear occupée (été 2009) ; violence, toujours, des jeunes sécessionnistes têtus, dont le choix d’aller s’installer là où doit être construit un nouvel aéroport (la « ZAD » de Notre-Dame des Landes) ou dans des fermes collectives du plateau limousin (le « groupe de Tarnac », coupable moins de sabotage de caténaire que d’une insurrection de papier, avec les livres signés du Comité invisible) peut être assimilé, par la police et même la justice, à un plan de déstabilisation politique intégrale qui relèverait bel et bien de l’intention « terroriste ».

La violence, c’est eux, nous dit-on. La brutalité structurelle, celle du « réalisme » géopolitique ou de la logique comptable et sacrificielle du travail d’aujourd’hui, passe, en revanche, largement inaperçue, ni prévenue ni vraiment comprise – assimilée vaguement au fatum de l’inévitable, ou à l’exceptionnel de la catastrophe naturelle. Car de leur côté, les violences autrement patentes, elles, constantes et partout attestées, du chantage hiérarchique en entreprise, de la souffrance nerveuse et psychique, du harcèlement sur les réseaux sociaux, voire même de la guerre civile lointaine et de l’errance migratoire sans fin qui s’en suit, sont non seulement acceptées, dans des textes de loi ou dans l’indifférence générale, mais aussi très explicitement présentées, d’un ton désolé, comme autant de « moindres maux » nécessaires – pour, respectivement, atteindre les objectifs de rendement, justifier un poste de travail convoité, profiter des bienfaits de la révolution numérique, ne pas se fâcher avec ses grands alliés, ni, pour la migration, risquer cette « invasion » fantasmatique brandie par toutes les droites du monde.

La violence doit jaillir, exploser, envahir l’écran et réveiller nos peurs, pour qu’on l’appelle telle ; si elle procède, au contraire, de mécanismes plus subtils, d’effets plus durables, si elle passe par les règles acceptées et les objectifs affichés, elle ne relèvera pas de ce nom.

Même si, en accordant le statut officiel de réfugié à 30 000 demandeurs d’asile l’an dernier (soit 0,04 % du nombre total de réfugiés errant sur le globe au même moment), la France est assez loin d’accueillir, pour paraphraser Michel Rocard, « toute la misère du monde ». En tout cas, parce qu’elle respecte formellement les critères de la légalité, parce qu’elle est le fait de la bonne intention démocratique et de l’impuissance citoyenne, parce qu’elle est moins spectaculaire qu’ordinaire, moins soudaine qu’instituée, cette violence-là, structurelle, systémique, objectivée, sinon naturalisée, n’est quant à elle jamais combattue en tant que telle. Ou si peu, et si rhétoriquement, à coups d’indignations ponctuelles, d’éditoriaux vertueux et vains. La violence doit jaillir, exploser, envahir l’écran et réveiller nos peurs, pour qu’on l’appelle telle ; si elle procède, au contraire, de mécanismes plus subtils, d’effets plus durables, si elle passe par les règles acceptées et les objectifs affichés, elle ne relèvera pas de ce nom, et pourra donc se déchaîner sans qu’on y trouve à redire. La violence, autrement dit, est plus évidente dans les provocations injurieuses d’un Donald Trump ou l’arrogance despotique (et le torse bombé) d’un Vladimir Poutine, qu’elle ne l’est, respectivement, dans les tactiques légalistes retorses du lobby des armes au Congrès ou dans l’histoire, méconnue, du transfert du pouvoir économique des communistes soviétiques aux oligarques russes. Ces derniers phénomènes, pourtant, sont la source d’une violence autrement plus durable, et profonde, que les gesticulations temporaires des nouveaux forts en gueule médiatiques.

De même, pour être plus trivial encore, que la rixe de bar en bas de l’immeuble, ou le vol d’un téléphone portable à l’arraché, s’avéreront plus traumatisants, pour nos sens émoussés et nos existences douillettes, que la logique complexe qui envoie dormir au coin de la rue, en toutes saisons, sans-abris avinés et familles entières de réfugiés. Cette violence-là, pour peu qu’elle vienne bousculer un instant nos journées affairées, nous agressera plus directement que cette violence-ci, dont la regrettable banalité, l’insubmersible pérennité, finissent par indifférer la majorité silencieuse. La saillie, une fois n’est pas coutume, est plus remarquable que le courant souterrain ; et le coup d’éclat, relayé sur nos écrans, plus mémorable que la misère ordinaire. Sauf qu’à l’heure où les gros bras fascistes se sentent autorisés à nouveau à rosser les étudiants, et où la brutalité policière outrepasse si largement son objectif de maintien de l’ordre, on peut à nouveau, peut-être, appeler un chat un chat, pointer du doigt des ennemis tangibles, clairement identifiés, peut-être même transpercer l’écran derrière lequel se trouvait escamotée la violence structurelle, et sur lequel explosait la seule violence de l’événement, les seuls drames de la guerre et du terrorisme, pour que nos peurs dûment entretenues nous forcent à accepter, partout ailleurs, l’inacceptable. On n’en est pas encore aux batailles rangées entre chemises brunes et militants antifascistes, ni à un printemps d’insurrection et de grève générale. Mais la situation semble mûre pour que le mirage de la « pacification » se dissipe enfin, emportant avec lui les mensonges des dernières décennies sur la violence et son déclin.

François Cusset vient de publier, aux éditions La Découverte, Le Déchaînement du monde. Logique nouvelle de la violence.

 

 

 

 


François Cusset

Historien des idées, Professeur à l'université de Paris-Ouest Nanterre

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