Justice

Secret des affaires : quand informer devient un délit…

Magistrat

Après une vingtaine d’années de lobbying, le secret des affaires devrait entrer dans le droit. Cette notion bénéficie aujourd’hui d’un étonnant consensus politique, au profit des grands intérêts économiques. La divulgation d’informations sensibles restera possible mais sous la menace de sanctions judiciaires ruineuses.

En France, le secret des affaires fait l’objet d’un lobbying émergeant dans les années 2000. Le député du Tarn, Bernard Carayon, rédige en 2003, à la demande du Premier ministre de l’époque, Jean-Pierre Raffarin, un rapport intitulé « Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale ». Le député a été directeur d’Ecofise, filiale de la banque Rothschild, avant de rejoindre le cabinet de Robert Pandraud, ministre en charge de la Sécurité, puis celui de Charles Pasqua. Devenu avocat, il est consultant en stratégie, enseignant à l’École de guerre économique. Il est aussi co-fondateur de la Fondation d’entreprises Prometheus, soutenue par une dizaine de groupes industriels et financiers français, auxquels il vend une « pensée opérationnelle ».  Pendant plus de dix ans, il sera le plus ardent promoteur du secret des affaires.

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Dans son rapport, le député défend le patriotisme économique. Il considère que l’Europe et la France sont en situation de faiblesse par rapport aux États-Unis. Sa référence est l’Economic Espionage Act adopté aux États-Unis en 1996. « L’intelligence économique » est présentée comme en moyen de protéger les informations économiques et de répondre à  la manière dont les États-Unis favorisent leurs intérêts économiques. Le rapport dénigre Transparency International pour cette raison : les principaux acteurs de l’ONG seraient américains ou auraient de près ou de loin un rapport avec les États-Unis ; le choix de Berlin comme siège de l’ONG ne garantirait pas une distance nécessaire à l’égard de l’Amérique ; l’ancien président de TI France aurait longtemps été président de l’association pour le Réarmement moral, connue pour son tropisme américain.

À cette vision sécuritaire et guerrière succède une approche plus juridique. En 2009, le Haut responsable chargé de l’intelligence économique, Alain Juillet, confie à Claude Mathon, avocat général à la Cour de cassation, la rédaction d’un nouveau rapport sur la question : « La Protection du secret des affaires, enjeux et propositions ». Celui-ci propose notamment l’extension de la responsabilité pour atteinte au secret des affaires dans le code civil, l’adaptation du code de procédure civile afin de préserver des données sensibles, la création d’un « code du secret » regroupant tous les textes traitant directement ou indirectement du secret et la modification du régime de publication des comptes des sociétés au greffe du tribunal de commerce. Cette approche plus civile permet de familiariser les juristes au concept.

En 2012, Bernard Carayon dépose une proposition de loi visant à sanctionner la violation du secret des affaires. Il propose la création d’une nouvelle infraction « dans un souci de lisibilité et de clarté ». Le député n’est pas réélu en 2012, mais l’idée prospère et donne lieu à une proposition de loi relative à la protection du secret des affaires déposée le 16 juillet 2014 par Bruno Leroux, Jean-Jacques Urvoas et les membres du groupe socialiste.

Le texte suscite une réaction très forte des ONG et des organisations de journalistes qui se regroupent dans un collectif : « Informer n’est pas un délit ».

Cette proposition se retrouve, sous la forme d’un amendement, dans la loi « sur la croissance et l’activité » dite « loi Macron ». C’est une initiative du rapporteur de la loi, Richard Ferrand. L’amendement prévoit notamment que « le fait pour quiconque de prendre connaissance ou de révéler sans autorisation ou de détourner toute information protégée au titre du secret des affaires est puni de trois ans d’emprisonnement et de 375 000 € d’amende ». Le texte suscite une réaction très forte des ONG et des organisations de journalistes qui se regroupent dans un collectif : « Informer n’est pas un délit ». Le texte leur paraît d’autant plus inacceptable que la loi prévoyant le renforcement du secret des sources venait d’être enterrée. Sous la pression, l’amendement est retiré. Il n’y a pas urgence, car une directive européenne est en préparation.

En effet, la Commission a proposé une directive sur le secret des affaires en novembre 2013. L’initiative fait suite à deux études commandées à des cabinets anglo-saxons, Hogan Lovells et Baker&McKenzie. Auparavant, la Commission avait organisé une conférence sur le sujet. Il est encore possible de lire les actes (en anglais) : les représentants d’Alstom, Dupont de Nemours, Michelin, du CEFIC (Conseil européen de l’industrie chimique) et de Europe’s 500 (association qui regroupe des entreprises parmi les 500 plus importantes en Europe) dialoguent avec des avocats d’affaires et se convainquent mutuellement de la nécessité de promouvoir le secret des affaires sur le plan européen. La consultation en ligne recueille 386 réponses. 75 % des citoyens considèrent qu’il n’y a pas lieu pour l’Union d’intervenir, mais 80 % des entreprises et 94 % des associations d’entreprises  pensent l’inverse. Ils l’emportent…

Dans sa version initiale, la directive rend illégale l’obtention d’informations qui ont une valeur commerciale parce qu’elles sont secrètes. Cette version est adoptée le 26 mai 2014 par le Conseil de l’Union européenne et est améliorée par les membres de la Commission des affaires juridiques le 16 juin 2014. En effet, une dérogation est introduite au bénéfice des journalistes et des lanceurs d’alerte. L’adoption du texte par le Parlement européen au printemps 2016 coïncide avec le procès d’Antoine Deltour ainsi que la révélation des Panama Papers. Nombreux sont ceux qui s’inquiètent de la protection des journalistes et des lanceurs d’alerte, malgré la dérogation qui figure dans le texte. La pétition lancée à l’initiative d’Élise Lucet (« Ne laissons pas les entreprises dicter l’info ») recueille 548 000 signatures. Mais tout cela importe peu aux parlementaires européens. 77 % adoptent le texte. Les conservateurs s’allient pour l’occasion avec les socialistes et la nationalistes. Dans la représentation française, LR vote le texte, ainsi que le PS et le FN. Seuls les députés du Front de Gauche et des Verts ont voté contre. En conséquence, « La directive (UE) 2016/943 du Parlement européen et du Conseil sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d’affaires) contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites », est publiée au J.O de l’Union européenne le 15 juin.

La transposition de cette directive fait l’objet d’une proposition de loi au titre identique. C’est donc l’initiative des députés et non du gouvernement. Le groupe LRM a choisi de faire un « copier-coller » de la directive. De plus, au prétexte que la transposition doit intervenir avant le 9 juin 2018, la procédure d’urgence est appliquée.  Cela limite les navettes entre les deux assemblées et réduit encore la portée du travail parlementaire. 88 % des députés sont absents lors du vote du texte en première lecture, finalement adopté par 46 voix pour et 20 contre. Certes, l’essentiel du travail se fait en commission et de ce point de vue, le vote en séance n’est pas un enjeu majeur. Mais le symbole est détestable pour un texte aussi emblématique, qui a mobilisé de nombreuses ONG et sociétés de journalistes, préoccupés de voir l’intérêt général et le droit des citoyens remis en cause.

Pour les affaires, le secret est la règle et la liberté d’expression l’exception.

Comme le permet la directive, le texte ménage des dérogations pour les journalistes et les lanceurs d’alerte. Mais la liberté d’expression n’est plus au sommet de la hiérarchie des valeurs, comme dans la Déclaration des droits de l’homme qui proclame que la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme. On s’éloigne aussi de la Convention européenne de sauvegarde qui prévoit que la liberté d’expression comprend la liberté de recevoir ou de communiquer des informations sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques même si elle permet des restrictions pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles. Pour les affaires, le secret est la règle et la liberté d’expression l’exception.

Par conséquent, journalistes ou lanceurs d’alerte poursuivis pour avoir divulgué un secret d’affaires devront se défendre devant les juridictions civiles. Ils devront démontrer au juge qu’ils ont agi dans l’intérêt général, c’est-à-dire pour « la protection d’un intérêt légitime reconnu par le droit de l’Union européenne ou le droit national, notamment pour empêcher ou faire cesser toute menace ou atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique, à la santé publique et à l’environnement ». Ce ne sera pas toujours évident : même un crime ou un délit ne sont constitués, sans doute possible, qu’une fois les voies de recours épuisées. Et le risque de menaces pour la santé et l’environnement peut faire l’objet de longues controverses scientifiques avant d’être reconnu.

Si le défendeur perd son recours, il devra réparer intégralement le préjudice causé par la divulgation de l’information ; obligation souvent ruineuse. Certes, les décisions des tribunaux pourront être annulées ou tempérées par les juridictions d’appel ou de cassation. La Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme pourront être saisies. L’observation sera intéressante pour les juristes, mais l’expérience pénible pour les justiciables.

Certes, des lanceurs d’alerte qui n’écoutent que leur conscience pourront toujours s’exprimer. Certes, des entreprises de presse dignes de ce nom prendront toujours des risques et défendront l’honneur de la profession. Certes, les juges devraient faire une interprétation équilibrée de la loi.  Ils pourront même appliquer aux demandeurs abusifs une nouvelle disposition contre les procédures-bâillons, qui permet de les condamner, en cas de débouté, au paiement de 20 % des sommes demandées.

Malgré tout, le risque est élevé d’effets délétères pour les libertés publiques. Beaucoup pratiqueront l’auto-censure pour prévenir les conséquences d’une divulgation. Le droit de savoir et la liberté d’informer seront encore plus sous tension. Étrange situation : la loi sur la République numérique doit faciliter l’ouverture et la réutilisation des données, le partenariat pour un gouvernement ouvert fait de l’accès aux données un enjeu de citoyenneté, les lanceurs d’alerte sont mieux protégés depuis la loi Sapin II. En même temps, les pratiques économiques douteuses bénéficieront d’un nouveau voile d’opacité.


Eric Alt

Magistrat, Vice président de l'association Anticor, membre du Conseil d'administration de Sherpa