Théorie queer, la frustration doit changer de camp
Né à New York en 1990, le mouvement Queer Nation a transformé les formes de la mobilisation sociale : ses militant/es se sont emparé/es de l’espace public, non pour demander une forme de reconnaissance mais pour y faire vivre une présence singulière. « We’re here. We’re queer. Get used to it ! » (« On est là. On est des tatas. Il va falloir vous faire à ça ! ») En utilisant le terme « queer » qui signifie en anglais pédé, tapette, et plus généralement, tordu/e, pervers/e, ils/elles ont affirmé haut et fort être ce qui leur était reproché. Ils/elles ont donné corps à ce que Derrida appelait « le présent de la présence », c’est-à-dire une présence intransitive. Être là. Sans chercher à convaincre ou attendre une quelconque validation. Présence qui conditionne l’hospitalité. Queer Nation a ainsi déplacé le sens de la responsabilité pour autrui. Le sujet minoritaire n’avait plus à expliquer son mode de vie, voire à le justifier. C’était désormais au sujet majoritaire qu’il incombait de faire un travail de traduction, avec le risque de rater quelque chose et d’être déchu de sa toute-puissance. Car exclure, c’est voir un monde s’échapper. C’est être placé/e en situation de dépendance épistémique par l’effet même de l’exclusion que l’on a générée. Queer Nation a donc accompli bien plus qu’une réappropriation de l’injure ; il a fait de la frustration une arme politique.
Les manifestations contre la loi Taubira en 2012 et 2013, et aujourd’hui contre la procréation médicalement assistée et la gestation pour autrui, peuvent être lues comme une réaction à la frustration que le geste queer a initiée. Les opposant/es à ces réformes considèrent en effet que la « théorie du genre », terme par lequel ils/elles ciblent plus particulièrement la théorie queer, a tant déconstruit les catégories de genre qu’elle a fini par placer sur le même plan hétérosexualité et homosexualité et donc créé les conditions de possibilité d’une réforme du droit. La théorie queer, par son analyse de la performativité du genre, serait à la fois un complot (complot orchestré par des minorités actives et internationalisées qui, contrôlant l’appareil d’État, le ferait agir contre les intérêts de la majorité silencieuse) et le signe de la prolifération de cultures minoritaires (cultures qui, cherchant leur propre perpétuation, s’attaqueraient de façon privilégiée à l’école). Organisé ou diffus, le projet queer détruirait tout sur son passage : conversion et enrôlement des enfants, contamination du corps social, jouissance sans lendemain, collusion avec des puissances étrangères, affaiblissement du commun par une culture de la repentance, fragmentation des savoirs, etc.
Je démontre que faire partie d’un groupe résulte autant du sentiment d’appartenance que de sa contestation.
Dans Qui a peur de la théorie queer ?, j’interroge ces différentes strates discursives. J’étudie la rhétorique de la Manif pour tous, les atermoiements du Parti socialiste autour du mariage pour tous, l’émergence des groupes, artistes et médias queer en France, le rôle des séminaires de recherche et politiques de traduction, les débats sur la sexualité et le nationalisme, la question de l’intersectionnalité des luttes, etc. Je démontre, sur cette base, que faire partie d’un groupe résulte autant du sentiment d’appartenance que de sa contestation. Or, c’est précisément ce travail critique que le républicanisme dénie aux sujets minoritaires en exigeant d’eux qu’ils fassent sans cesse acte d’allégeance. La théorie queer conteste cette assignation, non pour refuser toute appartenance, mais pour faire vivre une présence critique au sein du groupe, groupe qui s’en trouve ainsi redéfini.
Chaque époque a fabriqué des dispositifs discursifs, juridiques, économiques et sociaux pour tenter d’arraisonner la présence minoritaire. Ces dispositifs ont construit les minorités comme classes dangereuses. Au début du XXe siècle, les inverti/es ont été regardé/es comme des ennemis de l’intérieur qui affaiblissaient la nation et la rendaient poreuse aux ennemis de l’extérieur. Ce truisme articule sexualité et inversion de genre à l’antisémitisme (le Juif, dont la nature est féminine, affaiblit l’État ; la Juive est une virago et une prostituée qui en détruit la morale) et au racisme (l’étranger/e racisé/e est un primitif/ive à la sexualité débridée que seule la masculinité nationale peut contenir).
Ce dispositif a la vie dure : dans le sillage des manifestations contre la loi Taubira, Judith Butler, l’une des principales représentantes de la théorie queer, fut attaquée en tant que lesbienne et juive ; Christiane Taubira fut maintes fois représentée en guenon pour donner corps à la monstruosité du mariage homosexuel lui-même (des affiches qui représentait un chimpanzé affirmait : « Leur mariage pour tous ?! Et pourquoi pas lui ? »). La rhétorique de l’insécurité culturelle et du grand remplacement est l’héritière directe de cette peur de l’ennemi du dedans et du dehors.
La pathologisation de l’homosexualité, au nom de la salubrité publique et des politiques natalistes, a été remplacée par la biologisation de la filiation.
Un autre dispositif perdure à ce jour, celui qui sacralise le corps hétérosexuel fertile et l’érige au rang de symbole de la république, comme le démontre l’anthropologue Paul Rabinow dans son livre French DNA paru en 1999. Dans les années 1980, le Parti socialiste, en quête de reconnaissance dans une Cinquième République qu’il a longtemps contestée, installe des comités d’expert/es qui vont travailler à limiter le recours aux procréations assistées aux cas d’infertilité médicale. Ainsi, la pathologisation de l’homosexualité, au nom de la salubrité publique et des politiques natalistes, a été remplacée par la biologisation de la filiation. La loi bioéthique de 1994 pose, pour la première fois en droit, l’hétérosexualité comme condition d’accès à la filiation : elle dispose que les techniques de procréation assistée ont pour seule mission de réparer le corps hétérosexuel. Les femmes célibataires et les couples lesbiens ne peuvent recourir à la PMA et la GPA est totalement interdite.
L’adoption s’aligne alors sur ce dispositif : la procédure d’agrément doit désormais durer neuf mois, comme une grossesse. Les juges exigent des candidat/es à l’adoption qu’ils/elles prouvent en quoi ils/elles seraient capables de « signifier » la différence des sexes à leurs enfants. Les familles d’accueil se voient parfois retirer des enfants lorsqu’elles se comportent de façon trop affectueuse avec eux, ce qui risquerait de menacer la place symbolique des parents biologiques. Les personnes trans n’assistent à une démédicalisation du changement de leur état civil que le 12 juillet 2016, par la voie d’un amendement parlementaire qui exige, néanmoins, qu’un juge apprécie préalablement leur requête. En d’autres termes, les personnes trans ne disposent toujours pas librement de leur corps, le corps n’étant pas seulement un corps physique, mais aussi un corps perçu et parlé.
Aujourd’hui, de nouveaux dispositifs tentent de contenir la présence minoritaire. S’ils sont plus subtils dans leur forme (ils peuvent parfaitement s’accommoder de certains droits), ils n’en sont pas moins dévastateurs car ils renforcent performativement la hiérarchie des sexualités. Ces dispositifs s’expriment jusque dans les travaux de certain/es spécialistes des questions de genre. Ainsi, la sociologue Irène Théry a pu expliquer, dans son livre La Distinction de sexe, paru en 2007, que « (…) certaines propositions de solution par des identités transgenres donnent parfois l’impression de la raffiner [la logique identitaire] de façon de plus en plus désespérée, dans l’espoir de finir par la dissoudre dans sa propre logique : chaque individu serait une classe à lui tout seul » (p. 255).
L’idée selon laquelle la volonté pourrait dominer la nature et construire des solidarités minoritaires est une pensée insupportable pour la sociologue de la famille. Ce qu’elle appelle « la logique identitaire » ne peut conduire qu’à l’effondrement du groupe sur lui-même au nom de la toute-puissance de la volonté individuelle. Dans un récent ouvrage, elle dénonce ces philosophies de la volonté qui ne sont guère qu’un « individualisme égotiste » (« Introduction », Mariage et filiation pour tous, 2016). En 2013, elle participe au colloque intitulé « Contre la tyrannie du genre ? » à l’EHESS au moment même où la Manif pour tous changeait son fusil d’épaule et s’attaquait, après le vote de la loi Taubira, à la « théorie du genre ». Irène Théry maintient, au fond, le discours sur la prééminence de « l’ordre symbolique de la différence de sexes » qui lui avait fait combattre le PaCS « pour préserver la culture » contre la « logique artificielle » des familles « unisexuées », logique qui favoriserait le séparatisme des « camionneuses et des folles tordues » (pourra-t-on encore s’asseoir « aux terrasses des mêmes cafés » disait-elle) (voir « Le Contrat d’union sociale en question », Notes de la Fondation Saint-Simon, 1997, article également publié dans Esprit en octobre 1997 ; « Non au mariage bis des concubins », L’Express, 2 octobre 1997 ; « L’autre en soi. L’intolérance à la mixité », La Revue des deux mondes, novembre 1999).
Anne Emmanuelle Berger, professeure de littérature française à l’université Paris 8, ancienne directrice de l’Institut du genre, explique quant à elle qu’il existe « une certaine neutralisation sociale de la différence des sexes comme différence érotique à la faveur de la mixité grandissante des sociétés occidentales », ce qui « semble avoir entraîné une désexualisation du rapport hétérosexuel » (Le Grand Théâtre du genre, 2013, p. 108). En d’autres termes, la société actuelle, sous l’empire des mouvements queer, aurait éludé la différence des sexes. Celle-ci ne s’exprimerait plus que sous forme théâtralisée, voire fétichisée, dans la notion de genre, au point de rendre difficile le désir hétérosexuel lui-même.
Les personnes trans seraient emblématiques de ce mouvement car elles seraient tant fascinées par le genre qu’elles en seraient indifférentes « au(x) sexe(s), voire à la jouissance sexuelle ». Qu’il s’agisse de la crainte de l’auto-détermination des personnes trans ou de celle de la théâtralisation queer, le sujet majoritaire exprime ici sa frustration d’assister à l’émergence de cultures et de pratiques qu’il ne comprend manifestement pas et qu’il ne peut plus que chercher à contenir en les accusant de constituer un danger pour la nature hétérosexuée du monde. Ces accusations expliquent pourquoi les mouvements réactionnaires ont pu avoir une telle chambre d’écho depuis 2012 : même parmi les avocat/es de la loi Taubira, les cultures minoritaires sont souvent regardées avec précaution car elles troubleraient la nature profonde de l’ordre social. Les résonances avec la rhétorique du risque développée par le Vatican – qui parle d’« écologie humaine » pour contrer les transformations du droit de la famille – sont ici stupéfiantes.
Parler de « théorie », et parfois d’« idéologie » du genre, permet d’établir une opposition camp contre camp avec les défenseur/es de l’égalité des droits.
Les mouvements queer ne recherchent pas la bénédiction de tel/le ou tel/e expert/e ès nature. Ils affirment leur intransitive présence. Ce « surgissement » est leur principale force politique : ils sont littéralement intempestifs. Cette présence est d’autant plus nécessaire que les mouvements réactionnaires eux-mêmes s’accommodent aujourd’hui très bien du langage de la reconnaissance et de la diversité. En octobre 2016, la Manif pour tous appelait, contre la « PMA sans père » à « Manifestez comme vous êtes ». Les Veilleurs (mouvement qui a organisé, contre la loi Taubira, des prières et veillées publiques pour méditer sur la famille et le sens de la vie) citaient régulièrement Gandhi, Luther King, Camus, etc. Les mouvements réactionnaires ne se présentent donc plus seulement comme une majorité silencieuse. Ils se conçoivent aussi comme des minorités opprimées et cherchent ainsi à accréditer la thèse de l’équivalence morale entre leurs combats et ceux des minorités sexuelles.
C’est la raison pour laquelle ils ont utilisé le terme de « théorie du genre » : parler de « théorie » (et parfois d’« idéologie ») leur permettait d’établir une opposition camp contre camp avec les défenseur/es de l’égalité des droits. Au nom du principe du contradictoire, les rapports de pouvoir sont ainsi effacés. Emmanuel Macron, tout imprégné de l’ipséité ricœurienne, est emblématique de ce mouvement : durant la campagne présidentielle, il déclarait à propos de Philippe de Villiers et d’Éric Zemmour : « Ce sont des gens avec qui je parle. Une des erreurs fondamentales de ce quinquennat a été d’ignorer une partie du pays qui a de bonnes raisons de vivre dans le ressentiment et les passions tristes. C’est ce qui s’est passé avec le mariage pour tous, où on a humilié cette France-là » (L’Obs, 16 février 2017). Emmanuel Macron ne se contente pas d’appeler à entendre les voix réactionnaires. Il considère qu’elles ont de « bonnes raisons » de s’opposer à l’égalité de traitement des citoyen/nes. Pour celles et ceux qui subissent des discriminations, ce discours de l’équivalence morale est déjà une forme d’oppression.
Être minoritaire, ce n’est pas détenir un statut, statut régulé par telle ou telle politique publique, mais être produit/e dans et par le rapport de domination que l’on subit, ce dont les militant/es de la Manif pour tous ne peuvent se prévaloir. C’est donc, comme l’a démontré l’historienne Joan W. Scott, vivre et faire vivre un paradoxe : affirmer sa présence pour mieux déconstruire ce qui la conditionne. Appartenir et, simultanément, critiquer cette appartenance. Désirer et contester les catégories qui nous définissent. L’essentialisme républicain n’y résiste pas. C’est en cela que le queer fait théorie et qu’il peut inspirer de nombreux autres mouvements. Avec le geste queer, la frustration change de camp.