En attendant le ruissellement, quels moyens pour les quartiers populaires ?
En annonçant le 14 novembre dernier qu’il confiait à Jean-Louis Borloo l’élaboration d’un Plan de mobilisation nationale en faveur des quartiers, Emmanuel Macron espérait sans doute désamorcer le mouvement de protestation des maires de banlieue qui avaient lancé l’appel de Grigny un mois plus tôt, dans lequel ils demandaient une mobilisation massive et urgente de l’État en faveur des territoires cumulant les difficultés sociales. Si tel était l’objectif, l’opération s’est avérée infructueuse. Initialement prévue pour la mi-février, la remise du rapport de l’ancien maire de Valenciennes a été plusieurs fois repoussée, ce qui a renforcé le sentiment d’abandon des élus locaux et des associations impliqués dans son élaboration. Leurs appels à l’aide se sont exprimés avec une intensité dramatique et une visibilité médiatique croissantes, qui ont culminé avec la démission du maire de Sevran, Stéphane Gatignon.
La remise du rapport tant attendu au Premier ministre, le 26 avril, a fait la Une de toute la presse qui a largement relayé le cri d’alarme du « père de la rénovation urbaine » et les 19 programmes qu’il propose dans son rapport. Jean-Louis Borloo et les acteurs de la politique de la ville sont ainsi parvenus à inscrire sur l’agenda politique la question des quartiers populaires qui ne figure pas, loin s’en faut, au sommet des priorités de l’exécutif. Il faudra attendre les annonces du président de la République, prévues le 22 mai, pour savoir quelles suites seront données aux propositions du rapport Borloo, présenté par son auteur comme un « plan de réconciliation nationale ». On peut cependant douter de l’adoption de ce plan, au-delà de quelques mesures symboliques, tant son approche apparaît orthogonale à celle qui guide depuis près d’un an la politique d’Emmanuel Macron.
Alors même que les quartiers populaires visés par la politique de la ville et leurs habitants ont été démesurément affectés par la grande crise amorcée en 2008, ils ont été totalement absents des débats de la dernière campagne présidentielle. Plus encore qu’à l’occasion de la campagne de 2012, tout s’est passé comme si les candidats craignaient, en faisant preuve de sollicitude pour ces quartiers concentrant les immigrés et leurs descendants, de susciter le ressentiment des couches populaires du groupe majoritaire. La thématique de la fracture sociale et urbaine incarnée par ces quartiers, sur laquelle Jacques Chirac avait construit sa victoire en 1995, ne fait plus recette en ce début de XXIe siècle. Une autre ligne de fracture l’a remplacée dans le débat public, qui sépare la France des métropoles et une « France périphérique » aux contours flous qui décrocherait sous l’effet combiné de la recomposition des systèmes productifs dans la globalisation et de la rétractation des services publics de l’État providence.
L’opposition entre deux France s’est radicalisée dans l’opposition entre « territoires perdus » et « territoires oubliés » de la République.
Cette lecture opposant deux France, réunissant de part et d’autre de la ligne de fracture les gagnants et les perdants de la globalisation, a délégitimé la politique de la ville. Radicalisée dans l’opposition entre « territoires perdus » et « territoires oubliés » de la République, elle a installé l’idée suivant laquelle les habitants des quartiers défavorisés seraient indument privilégiés, bénéficiant à la fois de l’accès aux ressources du développement métropolitain et d’un traitement favorable des pouvoirs publics, au détriment des espaces ruraux, du périurbain et des villes moyennes délaissés voire méprisés par les élites politiques. Le programme national de rénovation urbaine initié par Jean-Louis Borloo en 2003 a involontairement participé au succès de cette lecture teintée de populisme ethno-national. Car cette politique de démolition-reconstruction de centaines de grands ensembles a mobilisé des sommes considérables (près de 47 milliards d’euros d’investissements) qui ont contribué à installer l’idée fausse suivant laquelle ces quartiers feraient l’objet d’un traitement préférentiel.
Absente de la dernière séquence électorale, la banlieue a ensuite disparu de l’agenda de la majorité qui en est issue. Pour la première fois depuis 1990 – si l’on excepte les 10 premiers mois du gouvernement Jospin –, la politique de la ville ne compte pas de ministère dédié. Elle se retrouve noyée dans un vaste ministère de la Cohésion des territoires dont le titulaire, Jacques Mézard, a toujours défendu les intérêts du monde rural. Le désintérêt pour la politique de la ville a trouvé son pendant à l’Assemblée nationale qui a connu un profond renouvellement sous l’effet combiné de la fin du cumul des mandats et de la vague macroniste aux législatives. Sociologiquement très éloignés des couches populaires et souvent sans expérience d’un mandat local qui les auraient confrontés aux difficultés des quartiers populaires, les nouveaux députés de la République en Marche ont soutenu sans réserve les décisions gouvernementales de l’été 2017, qui se sont avérées très défavorables à ces quartiers : annulation de 46 millions d’euros de crédits politique de la ville, soit 11% des sommes contractualisés par l’État avec les villes ; annonce d’une réduction drastique du volume des contrats aidés, qui passent de 450 000 en 2016 à 200 000 en 2018 ; baisse des APL et obligation faite aux bailleurs sociaux de diminuer les loyers d’autant, aboutissant à une diminution de près d’1,5 milliards d’euros des capacités d’investissement annuelles des HLM…
C’est en réaction à ces coupes claires que s’est organisée la mobilisation des élus de banlieue et des associations de quartier, qui a abouti à l’organisation d’Etats généraux de la politique de la ville et à la publication de l’appel de Grigny signé par une centaine de maires. Emmanuel Macron, dont l’image de « président des riches » commençait à s’installer dans l’opinion, a répondu à cet appel un mois plus tard, en enchainant pendant deux jours les déplacements en Seine-Saint-Denis et dans les Hauts-de-France. Cette séquence s’est conclue à Tourcoing par un long discours dans lequel il a défendu, avec un talent rhétorique certain, sa politique dirigées vers les « premiers de cordée » qui allait « tirer tous les quartiers en difficulté ». Cette logique de ruissellement néolibéral, dans laquelle l’objectif de réduction des inégalités par la redistribution disparaît derrière la promotion de l’égalité des chances, appuyée sur la célébration des réussites individuelles et de l’énergie entrepreneuriale des quartiers, n’est pas sans rappeler celle qui a guidé la politique de lutte contre l’exclusion engagée par Tony Blair vingt ans plus tôt outre-Manche.
Mais cette dernière, qui a fait preuve d’une certaine efficacité dans les quartiers pauvres, s’appuyait sur l’investissement de ressources conséquentes dans des services publics dévastés après deux décennies de gouvernement Thatcher et Major. Il en va tout autrement de la politique défendue dans le discours d’Emmanuel Macron à Tourcoing, dans lequel ne figure aucune annonce en faveur des quartiers populaires, si ce n’est celles qui figuraient déjà dans le programme du candidat (lancement des emplois-francs, hausse du budget du nouveau programme de rénovation urbaine, dédoublement des classes de CP et CE1 en éducation prioritaire) ou qui n’engagent en rien l’exécutif (mission confiée à Jean-Louis Borloo, complétée par la création d’un Conseil présidentiel de la ville réunissant des personnalités issues des quartiers chargées de nourrir la réflexion présidentielle).
À défaut des moyens espérés, le président a habilement offert à son public un discours de reconnaissance et de valorisation des quartiers populaires.
Alors même que le discours de Tourcoing aurait pu être perçu comme une fin de non-recevoir aux demandes pressantes de moyens des maires de banlieue et des acteurs de terrain, il a bénéficié d’un accueil très favorable de leur part. Car l’annonce d’une « mobilisation nationale » sous l’égide de Jean-Louis Borloo, chargé de finaliser un « plan de bataille structuré » pour les quartiers a pu leur laisser espérer des décisions plus favorables dans un avenir proche. Plus encore, à défaut des moyens espérés, le président a habilement offert à son public un discours de reconnaissance et de valorisation des quartiers populaires. Ces paroles étaient attendues, après une décennie au cours de laquelle les responsables de l’exécutif ont régulièrement stigmatisé ces quartiers, présentés comme des zones de non-droit voire l’épicentre d’une menace intérieure pour la République.
À rebours du discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy, de ceux de Manuel Valls ou de la petite phrase de son ministre de la ville, Patrick Kanner, sur la centaine de Molenbeek français, Emmanuel Macron a célébré les talents et la créativité de leurs habitants auxquels la société française peine à faire place. Il a pris ses distances avec une forme de paternalisme traditionnel dans les politiques visant les couches populaires et les immigrés pour défendre une approche remontante et participative de la politique de la ville. Mais s’il a repris la terminologie de la « co-construction » du rapport Mechmache/Bacqué, c’est en en évacuant toute dimension politique. Car la « co-construction » macronienne ne vise plus à structurer des contre-pouvoirs dans les quartiers appuyés sur la mobilisation collective de leurs habitants mais à faire émerger parmi ces derniers des porteurs de projet à même de développer de nouveaux services dans les quartiers.
Loin de décliner le discours de Tourcoing, le rapport Vivre ensemble, vivre en grand. Pour une réconciliation nationale établi par Jean-Louis Borloo porte la marque de son signataire. La phrase par laquelle s’ouvre le rapport en résume parfaitement la tonalité : « L’heure n’est plus aux rapports d’experts, l’heure est à l’action ». De fait, le rapport fait l’impasse sur la formulation d’un diagnostic précis sur les mécanismes à l’origine des processus de marginalisation urbaine et a fortiori sur la diversité des situations territoriales. Il dresse un état des lieux dramatique de la situation des quartiers populaires, dénonce une République dans lesquels les territoires qui concentrent les besoins (au-delà des seuls quartiers de banlieue) sont aussi ceux qui disposent du moins de moyens, et stigmatise les incohérences et les blocages administratifs imputés à la technocratie étatique.
Mêlant propositions de réforme organisationnelle, généralisation d’initiatives existantes et mesures farfelues, ces programmes ne dessinent pas de ligne stratégique claire.
Le diagnostic ainsi évacué en quatre brèves pages, le rapport déploie ensuite ses préconisations opérationnelles déclinées en 19 programmes couvrant un vaste spectre de domaines allant de la rénovation urbaine à l’éducation en passant par le travail social, le sport, la lutte contre l’illettrisme ou les recrutements dans la haute fonction publique. Mêlant propositions de réforme organisationnelle, généralisation d’initiatives existantes et mesures farfelues, ces programmes ne dessinent pas de ligne stratégique claire si ce n’est le fléchage de moyens supplémentaires vers les quartiers défavorisés, issus de ressources budgétaires et extra-budgétaires qui seraient logées dans des structures autonomes échappant aux contrôles de Bercy. Le rapport s’apparente ainsi à un catalogue de mesures reprenant toutes les demandes des maires et des acteurs de terrain, pour un cout total estimé à 10 milliards d’euros par an. Le catalogue est pourtant loin de couvrir l’ensemble des enjeux des quartiers populaires. Plusieurs sujets cruciaux sont laissés de côté ou neutralisés, comme la question des modes d’intervention de la Police dans ces quartiers, de la place et des modalités d’implication des habitants dans la définition des politiques locales ou celle des discriminations ethno-raciales qui disparaissent derrière l’affirmation suivant laquelle « les discriminations sont avant tout sociales ».
Privilégiant la réclamation de moyens supplémentaires pour de nouveaux programmes nationaux, le rapport demeure flou quant aux modalités de leur mise en œuvre dans les territoires. Il ne s’aventure pas dans la définition du nombre et du mode de sélection des quartiers visés, et donc dans la répartition des moyens entre territoires, laissant au contraire entrevoir que certains programmes pourraient aussi bien bénéficier aux quartiers pauvres des grandes agglomérations, aux petites villes et aux espaces ruraux en crise, en métropole comme dans les Outre-mer. Il n’explicite pas plus l’échelle à laquelle doivent se décliner chacun des programmes proposés, évitant en particulier de trancher l’épineuse question d’un pilotage par les communes ou les agglomérations. Les modalités de territorialisation des mesures envisagées constituent un autre point aveugle du rapport, qui n’explicite pas comment chacune d’elle pourra être adaptée à la diversité des dynamiques, des configurations et des ressources territoriales, comme si la même solution pouvait s’appliquer à Mantes-la-Jolie, Bondy et Albi. Il en va de même pour les modalités d’articulation entre les mesures nouvelles proposées dans le rapport, et plus encore entre ces mesures nouvelles et les centaines de programmes, d’actions et de dispositifs existants que la politique de la ville s’échine à mettre en cohérence pour construire des projets intégrés de développement social.
A bien des égards, le rapport de Jean-Louis Borloo s’oppose donc au discours d’Emmanuel Macron à Tourcoing : dramatisation des difficultés des quartiers vs célébration de leurs ressources ; appel à la mobilisation de moyens exceptionnels de l’État vs critique de la dépense publique et affirmation de la supériorité des mécanismes de marché ; déclinaison descendante de programmes nationaux vs approche bottom-up appuyée sur les initiatives locales… Il est dès lors très improbable que le plan Borloo soit repris par l’exécutif, tout comme il est improbable que celui-ci prenne le risque politique de ne lui donner aucune suite. Plus sûrement, Emmanuel Macron et son gouvernement iront piocher dans le catalogue quelques mesures symboliques, sans doute parmi celles qui sont les moins couteuses pour le budget de l’État, parce qu’appuyées sur la captation de ressources d’autres institutions publiques ou paritaires. S’il procède ainsi, l’exécutif serait bien inspiré d’examiner le programme 18, qui propose la mise en place d’une Cour d’équité territoriale chargée de faire la transparence sur l’allocation territoriale des ressources humaines et financières des institutions publiques et de sanctionner les responsables d’administrations qui ne respecteraient pas des objectifs d’équité dans la répartition de leurs moyens. Car même si elle était expurgée de son volet judiciaire, cette proposition – qui est la seule du rapport à ne pas faire appel à des moyens supplémentaires – parait bien plus à même de changer la donne que tous les « plan Marshall » pour les banlieues (ou tous les plans Borloo !).
Depuis 40 ans qu’elle existe, la politique de la ville n’a jamais mobilisé plus d’1% du budget de l’Etat, et elle a été sans prise sur les autres politiques auxquelles sont consacrés les 99% restants dont la répartition entre territoires demeure totalement opaque. Cette opacité entretenue n’est pas sans conséquences sur l’action et le débat publics, contribuant tout à la fois au maintien d’un traitement inéquitable des quartiers populaires des banlieues et à leur mise en opposition avec d’autres territoires populaires par des entrepreneurs politiques à l’agenda trouble. A cet égard, la création d’une institution chargée de géolocaliser les budgets publics et d’organiser la transparence sur la répartition territoriale des ressources humaines et financières de l’État marquerait une rupture de grande ampleur dans le fonctionnement du système administratif français et la structuration du débat démocratique, d’autant plus si elle s’inscrit dans une politique d’ouverture des données qui permettrait aux citoyens, aux élus locaux, aux associations et aux chercheurs de se saisir de ces données.