Brexit : non, le droit ne s’oppose pas à la volonté populaire
Brexit, un néologisme qui est devenu en l’espace de quelques mois un chiffon rouge pour les uns, un sésame pour les autres, ou un tigre de papier. Brexit pour British Exit, une formule pouvant théoriquement se décliner en autant de « -xit » qu’il y a d’États membres. Brexit, un programme pouvant devenir réalité, et déjà un laboratoire pour les juristes.
En 2016, ce n’était pas la première fois que des responsables politiques britanniques criaient au loup à l’égard de l’Europe. À peine le Royaume-Uni entré dans les Communautés européennes (1973), le Premier ministre Harold Wilson engageait une demande de renégociation avec ses homologues européens relative aux conditions du maintien de son pays, et demandait dans la foulée confirmation à ses électeurs. Les citoyens britanniques, qui n’avaient pas été directement consultés au moment de l’adhésion à la CEE plusieurs fois repoussée, répondirent favorablement à 67,2 % le 5 juin 1975 à la question : « Le gouvernement a annoncé les résultats de la renégociation des conditions du maintien du Royaume-Uni dans la communauté européenne : pensez-vous que le Royaume-Uni doive rester dans la Communauté européenne ? ».
Quarante ans plus tard, l’outil référendaire – peu utilisé au pays de la souveraineté parlementaire – était mobilisé à nouveau pour répondre à une promesse électorale du leader du parti conservateur David Cameron, acculé par le UKIP, parti dont la seule raison d’être était de prôner la sortie de l’Union européenne.
Toute tentative de relativiser cette expression référendaire se voit opposer le reproche imparable de pourfendre la sacro-sainte volonté populaire.
Le 23 juin 2016, 51,9 % des votants britanniques ont coché la case « Leave », alors que 48,1 % ont choisi « Remain ». 17,4 millions de personnes contre 16,1 millions vivant dans le même pays ont alors exprimé ce qui est depuis présenté comme étant la volonté – populaire – du Royaume-Uni.
Dès lors, toute tentative de relativiser cette expression référendaire, soulignant par exemple la corrélation entre le nombre de votants séparant les Remainers des Leavers et le nombre de votants potentiels exclus du scrutin par la loi électorale (tous les expatriés de plus de quinze ans), envisageant une nouvelle consultation comme cela a déjà été fait à plusieurs reprises en Europe (l’Irlande a ainsi été conduite à se prononcer deux fois à deux reprises sur des sujets européens), ou rappelant le caractère uniquement consultatif du référendum (certains, y compris au Royaume-Uni, peuvent être déclarés juridiquement contraignants, comme celui de 2011 sur la réforme du mode de scrutin), se voit opposer le reproche imparable de pourfendre la sacro-sainte volonté populaire.
Toutefois, dès qu’il s’est agi, quelques jours après le cataclysme et la démission corrélative du Premier ministre David Cameron, de mettre au travail un gouvernement des plus hétéroclites avec à sa tête une ancienne ministre de l’exécutif précédent ayant officiellement soutenu le Remain, le droit a imposé ses contraintes : il s’est rapidement avéré que, contrairement à tous les mensonges proférés durant la campagne électorale, le Royaume-Uni ne pouvait sortir du jour au lendemain de l’Union européenne.
Alors que certains électeurs regrettaient déjà leur vote, d’autres se sont sentis au contraire confortés par ce constat en ce qu’il venait confirmer dans leur esprit que l’Union européenne, mise en cause depuis des décennies par les tabloïds et les partis extrémistes pour ses réglementations considérées comme tatillonnes dans tous les aspects de la vie quotidienne, reposait sur un système juridique excessivement procédurier dont il fallait absolument s’extirper.
L’Union européenne, avant d’être un espace à vocation économique, est ontologiquement une construction juridique dont les processus décisionnels sont d’une rigueur comparable à celle de l’ancestral régime juridique britannique. Les citoyens britanniques ont dû se rendre à l’évidence : le pragmatisme britannique si souvent loué ne se passe pas pour autant des règles de droit et, s’agissant du Brexit, le système de common law s’avère tout aussi contraignant, si ce n’est plus, que le système – davantage – romano-germanique de l’Union européenne.
La souplesse des règles constitutionnelles britanniques a créé des difficultés d’interprétation dès le lendemain du vote.
Certes, la possibilité pour un État membre de se retirer de l’Union européenne est explicitement prévue dans le droit « constitutionnel » de l’Union européenne depuis le traité de Lisbonne entré en vigueur le 1er décembre 2009, dans un désormais fameux article 50 du traité sur l’Union européenne. Cet article précise d’emblée en son premier paragraphe que « tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union ». Toutefois, ni l’absence de formalisme préexistant des règles constitutionnelles du Royaume-Uni – qui tient notamment à ce qu’à la différence de la plupart des États dans le monde, il ne dispose pas d’une Constitution écrite –, ni la précision des paragraphes suivants de l’article 50 qui prévoient notamment qu’un accord fixant les modalités du retrait doit être conclu entre l’Union et l’État concerné, ne permettent de donner un effet immédiat ou automatique à l’expression populaire majoritaire en faveur du retrait de l’Union.
Paradoxalement même, la souplesse de ces règles constitutionnelles britanniques a créé des difficultés d’interprétation dès le lendemain du vote, en particulier sur une question institutionnelle fondamentale : qui est compétent – du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif – pour tirer les conséquences concrètes de ladite volonté populaire ?
L’impréparation des responsables politiques britanniques, faisant fi par ailleurs de nombreuses mises en garde et conseils des meilleurs juristes du pays, les a conduits à minimiser délibérément les interrogations pour mieux flatter le sentiment populaire toutes tendances politiques confondues, quitte à prendre le risque du « fall off a cliff ». Alors que le Parlement a immédiatement revendiqué le droit de se prononcer sur l’ensemble du processus, c’est-à-dire de la notification de l’intention de se retirer à l’adoption de l’accord de retrait, le gouvernement a tout fait pour l’en empêcher, se drapant dans le principe de prérogative royale pour écarter l’étape parlementaire.
Ajoutant à l’impréparation une certaine dose d’improvisation et d’incompétence, le gouvernement de Mme May s’est acharné à nier toute légitimité parlementaire à débattre d’une décision mettant en jeu l’avenir du pays, jusque devant la Cour suprême. Celle-ci a considéré la question à ce point importante qu’elle s’est pour la première fois réunie en formation plénière pour statuer sur l’affaire portée par des requérants courageux – faisant par ailleurs l’objet de menaces de mort – comme de nombreux élus et juristes osant remettre en cause un Brexit dur, après que des juges aient été qualifiés d’ « ennemis du peuple » photographies à l’appui à la « une » d’un tabloïd. La plus haute juridiction du pays a jugé le 24 janvier 2017 que le Gouvernement ne pouvait déclencher la procédure de notification sans l’autorisation du Parlement, en raison du « changement fondamental » opéré par le Brexit dans « le dispositif constitutionnel » britannique.
La conjonction du droit de l’Union européenne et du droit interne britannique ne vient pas empêcher la reconnaissance de la volonté populaire , elle vient l’encadrer dans une situation inédite.
Cette autorisation a été donnée par l’adoption le 13 mars 2017 du European Union (Notification of Withdrawal) Bill (devenu loi par le « Royal Assent » trois jours plus tard) et l’intention de quitter l’Union européenne notifiée le 29 mars 2017 au Conseil européen.
Les juristes sont les garants du respect de règles qui ont été définies pour éviter justement de tomber de la falaise, une chute dans laquelle nous – Britanniques et Européens – précipiteraient, avec une exultation difficilement compréhensible, les foucades politiques de personnalités comme l’actuel ministre britannique des Affaires étrangères Boris Johnson. Il s’avère que la conjonction du droit de l’Union européenne et du droit interne britannique ne vient pas empêcher la reconnaissance de la volonté populaire telle qu’elle s’est exprimée le 23 juin 2016. Elle vient l’encadrer dans une situation inédite, jusqu’à présent envisagée comme une hypothèse d’école, où ni le droit de l’Union ni le droit britannique n’avaient tout prévu sur le plan procédural, ni tout envisagé de son instrumentalisation politique.
Quel étrange paradoxe que de voir les pourfendeurs de l’Union européenne, les partisans d’un Brexit le plus dur, prêts à faire sortir le cas échéant leur pays sans accord – certains continuant à soutenir le credo de Theresa May du début de son mandat, « No deal is better than a bad deal » –, se prévaloir de la volonté populaire contre un Parlement qui entend avoir son mot à dire dans le processus de sortie ! Jadis, les mêmes accusaient l’Union européenne de détruire la souveraineté parlementaire, en créant une exception dans un droit britannique multi séculaire accordant la primauté à la volonté parlementaire…
Cette nécessaire intervention du Parlement britannique dans le Brexit s’explique par l’histoire. Dès 1972, une loi appelée European Communities Act (ECA) a été adoptée pour intégrer d’office et de manière automatique en droit britannique tout le droit à venir adopté par les institutions européennes : pays de type dualiste, le Royaume-Uni doit, pour le rendre applicable, faire entrer le droit international en droit interne par le truchement d’un acte du Parlement. S’agissant du droit de l’Union européenne, il était concrètement impossible d’imposer au Parlement britannique l’adoption d’une loi pour chaque nouvel acte européen, tant ceux-ci s’avèrent nombreux : l’ECA fut la formule magique autorisant par avance l’intégration du droit européen dans le droit national. Les juges britanniques firent le reste – c’est-à-dire acceptèrent la supériorité hiérarchique du droit de l’Union sur leur droit national.
Le paradoxe est que le droit de l’Union a tellement irrigué le droit national britannique qu’il n’est là encore pas possible d’y renoncer du jour au lendemain.
La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne suppose nécessairement l’abrogation de cet Act du Parlement – devenu depuis European Union Act à la suite de plusieurs modifications –, pour que ne soit plus intégré le droit de l’Union à partir du premier jour de la sortie. Le paradoxe est que le droit de l’Union a tellement irrigué le droit national britannique – à l’instar de celui de tous les autres États membres –, qu’il n’est là encore pas possible d’y renoncer du jour au lendemain. Ainsi, contrairement à une autre promesse de campagne, même lorsque le Brexit aura eu lieu, le Royaume-Uni continuera à appliquer une multitude d’actes européens pour de nombreuses années – au minimum –, car dans leur grand pragmatisme, les responsables britanniques ont prévu que la même loi (EU Withdrawal Act) qui abrogera le EUA, transformera en droit purement britannique tout le droit de l’Union alors en vigueur ! Et les mêmes de promettre que lesdites règles – des milliers – seront modifiées ou abrogées… plus tard… Ce n’est certainement pas ce qu’avaient cru comprendre les 17,4 millions de Brexiters avant leur vote…
En tout état de cause, ces règles européennes vont vraisemblablement continuer à s’appliquer. En effet, alors que Theresa May a répété des mois durant que le Royaume-Uni sortirait de manière « sèche » de l’Union une fois l’accord conclu ou à défaut à l’échéance des deux années de négociations prévues par l’article 50 précité, les Remainers (qui ne sont pas que des « remainors » – néologisme contractant remainers et moaners c’est-à-dire râleurs) ou les Brexiters doux, venant des milieux industriels et de la City notamment, ont rappelé les politiques à la réalité économique. Or ici le droit applicable au retrait était silencieux, pour ne pas dire lacunaire. Si pour les États candidats à l’entrée dans l’Union européenne des règles transitoires sont bien prévues, elles ne le sont pas s’agissant des États souhaitant s’en retirer. Cette éventualité était tellement absente des textes que tant le négociateur en chef pour l’Union, Michel Barnier, que le Premier ministre Theresa May, ne voulaient initialement pas en entendre parler, avant de changer d’avis sur ce point (encore) et de convenir d’une période transitoire courant jusqu’à la fin de l’année 2020, durant laquelle le Royaume continuera à appliquer et à se voir appliquer les règles de l’Union européenne sans pouvoir décider de leur contenu. Le droit se construit aussi à la faveur ou sous la pression des événements.
Et parfois les « forces imaginantes du droit », suivant la belle expression de Mireille Delmas-Marty, s’effacent devant les calculs politiques. L’occasion du vote sur la loi d’abrogation de l’EUA qui avait été saisie par des parlementaires conservateurs (qualifiés de « rebelles ») comme travaillistes pour introduire des amendements ayant pour objet de donner un droit de regard au Parlement en fin de processus (c’est-à-dire afin que la Chambre des communes puisse le cas échéant s’opposer à l’adoption de l’accord de retrait qui sera conclu par le Gouvernement avec l’Union européenne et donner des directives de renégociation au Premier ministre) l’a montré. La puissance de la discipline de parti a fini par l’emporter sur l’esprit de rébellion, par la reddition le 20 juin 2018 de quelques Tories, faisant sortir le Gouvernement gagnant du bras de fer avec le Parlement, en organisant le rejet d’un amendement qui aurait pu permettre au Parlement un « meaningful vote » sur l’accord de retrait.
En définitive, si la volonté populaire d’un British Exit a mis la règle de droit à l’épreuve depuis deux ans, cette dernière n’a pas pour objet d’empêcher l’expression de la première. Mais les réalités de ses incontournables contraintes ont depuis surgi de manière éclatante, voire aveuglante tant certains responsables politiques avaient avec succès posé des œillères aux électeurs, dans le plus grand mépris et condescendance pour cette volonté dite populaire…
Emmanuelle Saulnier-Cassia fera bientôt paraître Le Brexit aux Éditions LGDJ-Lextenso, coll. Systèmes