Immigration

La France et l’Italie ont perdu la raison à Vintimille

Directrice générale d’Oxfam France, Responsable campagne humanitaire d’Oxfam France

Chaque jour à la frontière italienne, dans cette France qui n’a plus rien de doux, des enfants d’à peine 12 ans sont maltraités, détenus et renvoyés illégalement en Italie par la police des frontières française, et ce dans l’illégalité la plus totale, envers et contre les droits fondamentaux.

« On nous a laissées toute la nuit sur des chaises. On ne nous a rien dit, on ne nous a donné ni eau, ni nourriture. Nous étions sans arrêt poussées et malmenées. Ils ont marché violemment sur mes pieds, mes gros orteils étaient noirs. Je n’ai jamais été traitée de la sorte par la police de toute ma vie. » Il est de ces témoignages qu’il faut lire à plusieurs reprises pour parvenir à en appréhender toute la douleur et pour retenir la nausée qu’ils provoquent. Ces mots sont ceux de Fatima, 37 ans, qui a fui l’Irak avec sa mère après avoir été menacée et battue par l’Etat Islamique, mais l’histoire qu’elle décrit se passe à nos portes, à la frontière franco-italienne, aujourd’hui.

Tout cela se passe dans une petite ville, au premier abord paisible, située en bord de Méditerranée, mais qui a vu depuis plusieurs années son quotidien troublé par les violences policières. Car la France et l’Italie ont perdu la raison à Vintimille. Ce ne sont pas des rumeurs, ce sont des faits qu’Oxfam rapporte à la suite de témoignages de réfugiés et de migrants auxquels notre organisation est venue en aide. Publié le 14 juin dernier, le rapport Nulle part où aller recueille le récit glaçant de dizaines de femmes, d’hommes et d’enfants qui reflète à la fois l’échec d’un système et d’une politique sans humanité, et met en lumière l’instauration d’un régime de terreur par ceux-là même qui sont censés « garder » la paix.

Selon Oxfam, au moins 16 500 migrants, dont un quart sont des enfants, ont passé la frontière par la ville de Vintimille entre juillet 2017 et avril 2018, un chiffre qui devrait augmenter pendant l’été. La majorité de ces réfugié.e.s et migrant.e.s a fui la guerre et les persécutions subies au Soudan, en Érythrée, en Syrie ou en Afghanistan. Sur leur longue route migratoire, tous laissent derrière eux la mort, la maladie, la peur, le danger, la détresse et n’aspirent qu’à un avenir meilleur, à la sécurité, à la dignité ; et peut-être même à un peu de joie… Humain.e.s comme vous et nous, lorsque ces réfugié.e.s et migrant.e.s essayent de rejoindre des pays comme la France, la Grande-Bretagne, la Suède ou l’Allemagne, ils espèrent surtout retrouver de la famille ou des amis avec lesquels ils pourront envisager de reconstruire leur vie.

Après avoir survécu au chaos et aux persécutions sur des routes devenues les plus dangereuses du monde, peu s’attendent à subir un nouveau déchaînement de violences aux frontières de l’Europe et dans l’Europe.

Aux frontières de l’humanité

Chaque jour à la frontière italienne, dans cette France qui n’a plus rien de doux, des enfants d’à peine 12 ans sont maltraités, détenus et renvoyés illégalement en Italie par la police des frontières française, et ce dans l’illégalité la plus totale, envers et contre les droits fondamentaux.

À Vintimille, la police française travestit la réalité en modifiant des papiers administratifs, cela en exécution d’une politique migratoire insensée, et se rend ainsi coupable de l’expulsion de mineurs isolés, parfois de jeunes enfants, qu’elle renvoie dans des trains en direction de l’Italie. Oxfam révèle que les enfants signalent avoir été maltraités physiquement et verbalement, et détenus de nuit dans des cellules sans eau, sans nourriture, sans couverture, à l’instar de ce que raconte Fatima, et sans avoir accès à un tuteur officiel, ce qui est contraire aux lois françaises et européennes en vigueur. Le personnel d’Oxfam, qui intervient autour de Vintimille, et leurs partenaires font même état de cas où les garde-frontières coupent les semelles de chaussures des enfants migrants ou volent leur carte SIM.

Un autre témoignage relate l’histoire de cette jeune Erythréenne, qu’on a renvoyée le long d’une route sans trottoir, son bébé de 40 jours dans les bras.

Le seul centre d’accueil près de Vintimille, le camp de Roja, fournit un hébergement basique pour 444 personnes. Mais le manque d’information, la forte présence de policiers à l’entrée, l’obligation d’y laisser ses empreintes digitales et les évacuations forcées régulières dissuadent la plupart des migrants d’y rester. De ce fait, nombreux sont ceux qui dorment sous l’autoroute surélevée à la sortie de la ville, où ils ne sont pas en sécurité, où il n’y a ni toilettes ni eau potable, où les tentes et cabanes en carton sont fréquemment détruites sur ordre des autorités locales. Beaucoup d’enfants non-accompagnés expriment leur sentiment d’abandon dans les centres d’accueil où ils n’ont accès à aucune scolarité ou formation, et où ils n’ont pas d’information sur la façon dont ils peuvent demander l’asile ou retrouver des membres de leur famille dans d’autres pays européens. Après des mois d’attente, voire des années, nombre d’entre eux décident de tenter leur chance et de continuer leur périple seuls. Favoriser le regroupement familial de ces enfants semble une évidence, et pourtant, nous en sommes loin, l’évidence ne fait plus sens ici.

L’ensemble de ces faits choquants rapportés par Oxfam sont d’une extrême gravité mais ils ne sont pas nouveaux. Ils ont déjà fait l’objet d’une condamnation de policiers, en janvier et février 2018, par le tribunal administratif de Nice qui a jugé que les autorités françaises à la frontière avaient illégalement détenu et renvoyé une vingtaine d’enfants en Italie. Constater que ces faits se reproduisent aujourd’hui et que leurs auteurs, loin d’avoir été suffisamment inquiétés, ont simplement et froidement revu et adapté leur méthode questionne énormément une organisation comme Oxfam mais plus largement aussi les acteurs de la société civile et nombre de citoyens engagés aux côtés des réfugiés et des migrants.

Nous ne sommes pas les seuls à dénoncer ces exactions. Le 5 juin 2018, un rapport administratif indépendant français, publié par la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, et reposant sur des investigations conduites en septembre 2017, mène à des conclusions très similaires à celles d’Oxfam, en particulier concernant le manque de procédures officielles, l’atteinte à la dignité humaine et le manque de respect des lois applicables. Ce rapport mentionne également que « l’objectif de réacheminement des migrants interpellés à la frontière franco-italienne par la police aux frontières s’apparente à une obligation de résultat : garantir l’étanchéité de la frontière dans le déni des règles de droit. Dans ce contexte de pression politique, les fonctionnaires de police accomplissent leurs missions “à la chaîne” ».

Une responsabilité en chaîne

À qui la faute ? À cette Europe injuste et irresponsable qui s’arroge le droit de vie et de survie de millions de personnes ? À ces responsables politiques qui se renvoient l’Aquarius ou le Lifeline de port en port tels des bouées encombrantes ? Ces navires dérivant évoquent bien plutôt les derniers vestiges d’une humanité naufragée.

Paradoxalement, l’accueil en Europe reste minime, 85% des réfugié.e.s dans le monde vivent dans les pays en développement. Au-delà de Vintimille, Lesbos, la vallée de la Roja, Malte, Palerme, sont autant d’attaches et de situations emblématiques qui mêlent à l’enchaînement de violences et à la déshumanisation, le sursaut et la solidarité que l’Europe doit incarner.

Les violences policières et les actes illégaux commis par la police française aux frontières sont des conséquences de la politique migratoire menée globalement en Europe et d’un système en échec, saturé, particulièrement en Italie où les conditions d’accueil et d’asile sont devenues désastreuses et ne respectent pas les droits fondamentaux des personnes en situation de crise. Demander l’asile y est devenu un parcours du combattant car le système ne peut plus absorber les nouveaux arrivants.

Partout en Europe, nous avons dépassé les frontières de la dignité humaine. A quel moment le respect des droits des personnes est-il devenu facultatif ? Quand avons-nous basculé dans un État de non-droit ? Oui, l’Europe a trop souvent failli, dernièrement, en privilégiant des politiques sécuritaires et répressives en réaction à une « crise migratoire » qui est, en réalité, une crise d’accueil. Elle dispose néanmoins, avec le sommet européen des 28 et 29 juin prochains, d’une nouvelle planche de salut et de l’opportunité de sortir du dissensus par une série de mesures humaines et justes.

Assurer un accueil digne

Comme beaucoup de citoyens français l’ont compris et nous le prouvent tous les jours à travers leur mobilisation, la place des réfugié.e.s et migrant.e.s n’est pas hors de nos frontières ou à la une de nos médias mais bien dans nos vies, dans nos foyers, au cœur de notre société.

L’Europe est à un tournant. Elle doit retrouver sa dignité et rendre la sienne aux réfugié.e.s et migrant.e.s arrivé.e.s sur son sol, elle doit prendre le virage d’une politique migratoire qui représente une chance de changer l’Histoire.

Ses États membres doivent redoubler leurs engagements à partager plus équitablement la responsabilité de l’accueil des demandeurs et demandeuses d’asile, notamment en réformant le système de Dublin qui ne fonctionne plus. Nous devons assurer les droits et répondre aux besoins des demandeurs et demandeuses d’asile et donner la priorité au regroupement familial ou à la mise en relation avec des proches.

Réparer notre système, sortir de l’impasse, ré-enchanter nos vies est urgent ! Il en va de la responsabilité de l’Union européenne et de la France d’offrir un avenir digne, « un endroit où aller » à ces milliers de femmes, d’hommes et d’enfants qui ont déjà trop souffert.


Cécile Duflot

Directrice générale d’Oxfam France

Claire Le Privé

Responsable campagne humanitaire d’Oxfam France

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