Urbanisme

Pour une ville appropriée

Architecte

Comment s’approprier l’espace public ? En nous inspirant du monde animal et végétal, nous pourrions redéfinir la propriété et construire des lieux de vie en commun, au sein de la ville.

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L’expérience et l’histoire nous apprennent
qu’il n’y a pas création de formes sociales
et de rapports sociaux sans création
d’un espace approprié.
Henri Lefebvre

Éloge de la trace

Ordures et marques résultent
du même geste de salissure,
de la même intention d’appropriation,
d’origine animale.
Michel Serres

 

Comme les animaux marquent leur territoire, nous laissons – volontairement ou non – des traces derrière chacune de nos actions : empreinte ou odeur qui inscrivent notre présence dans l’espace. « Qui vient de cracher dans la soupe la garde pour lui ; nul ne touchera plus à la salade ou au fromage qu’il a ainsi pollués. Pour conserver quelque chose en propre, le corps sait y laisser quelque tache personnelle : sueur sous le vêtement, salive dans le mets ou pieds dans le plat, déchet dans l’espace, fumet, parfum ou déjection, toutes choses assez dures… […] : le propre s’acquiert et se conserve par le sale » (Michel Serres).

Mais faut-il pour autant salir les choses pour se les approprier ? Dans le graffiti, qui est une forme d’appropriation, une des pratiques appelée le « clean tag » consiste à inscrire une trace dans la couche de poussière d’une surface.[1] Attirant le regard sur des espaces délaissés, cela a souvent pour conséquence le nettoyage complet de l’endroit… Alors, salir pour s’approprier, ou agir pour faire vivre la ville ?

De plus, la trace n’enrichit-elle pas le lieu, plutôt que de le dégrader ? Une « vacance d’usage », empreinte d’une activité passée, est souvent plus porteuse de sens qu’un espace neuf et immaculé. Un lieu abandonné n’est jamais vide, mais porteur d’histoire, tout en étant libre et ouvert à l’usage. Dans ce cas, la trace peut donner envie au suivant de prendre place… Comme pour le cirque, qui emplit l’espace le temps d’une représentation, et laisse après lui la possibilité d’un autre usage.

« Si l’espace interstitiel ne correspond pas toujours à un espace vide, c’est néanmoins toujours un espace libre, mais de cette liberté qui résulte du vide laissé par la non-affectation, habituellement temporaire, d’un lieu. » (Gustave-Nicolas Fischer)

 

Délaissés et déjà-là

Les délaissés sont justement ces espaces interstitiels ou résiduels [2], chutes du découpage fonctionnel de l’espace. Ce sont les mondes « impensés » de la planification, qui laisse de côté les fins réseaux de la mémoire et des histoires entrelaçant les lieux à la vie en commun. Pétris de traces, naufragés du présent, ces lieux porteurs de possibles sont dans un état d’exception latente. C’est là qu’il faut reconquérir la liberté d’expérimenter la ville, en rendant usage et sens aux espaces existants.

Dans les délaissés paysagers, appelés « terres vaines, vagues et sans maître »,  la reconquête naturelle se met en marche : le monde animal et végétal revient petit-à-petit, réparant les actions de l’homme par « phytoremédiation » sauvage. Ne peut-on pas s’en inspirer pour le bâti ? Opérer une reconquête, en conservant l’existant et le réparant lentement ? En ouvrant à l’expérimentation les dizaines de milliers d’hectares que l’aménagement du territoire met au rebut, la réappropriation collective de l’espace transformerait ces « déchets » en ressource. La situation physique, économique et juridique des délaissés légitime une « socialisation » inventive, une appropriation du sol qui délivrerait ces lieux de la propriété, dans une fabrique urbaine attentive au « déjà-là », à l’existant.

Moins de propriété, plus d’appropriation

La vie n’est donnée
en propriété à personne,
en usage à tous.
Lucrèce [3]

 

L’espace public est un lieu où se manifeste le commun : personne ne possède sur lui plus de droits qu’aucun autre. Son amenuisement menace la richesse des expressions, manières, mots et gestes de la solidarité et de l’hospitalité humaine. Peut-on y produire une forme de vie écartant la propriété au profit de l’usage commun des choses ?

Tout équipement public devrait être ouvert à tous, et autorisé à chacun pour son usage particulier. Cette forme de propriété commune existe : au-delà des possessions individuelles, la rue, les places, les infrastructures de transports ou même la forêt sont des propriétés collectives, mobiles, indivisibles, voire invisibles : le terme de propriété n’y fait plus sens. Dans un théâtre ou une gare, l’usage est souverain et indépendant du sentiment de propriété.

Si l’on revient aux animaux, regardons les chiens en ville : ils n’ont pas chacun leur territoire, mais naviguent tous sur les territoires des autres. Les abeilles butinent au-delà de la clôture du terrain sur lequel est fixée la ruche. Autour d’elles, forêts et champs sont riches de fleurs sauvages, elles iront en recueillir le sucre avant que le fruit n’apparaisse, travaillant au nez et à la barbe de tous les propriétaires : le leur, celui du terrain butiné, et celui du terrain de la ruche, ignorant le lieu de glanage de ses locataires. Sans propriété, elles s’approprient l’espace, tout en l’enrichissant.

 

Construire et se construire

Nids, terriers, bauges, niches écologiques… […]
Lieux souvent secrets, cachés, sombres, enterrés, perdus…
où mangent, dorment, hibernent, s’accouplent, mettent bas, naissent,
bref, survivent ces vivants :
sont-ils propriétaires ou locataires de ces lieux ?
Michel Serres

 

N’est-ce-pas dans l’usage quotidien des choses, que l’espace et la vie prennent sens ? Animal ou humain, on s’approprie un espace lorsqu’on y mange, dort, aime et accueille. Le squatt, qui fait « disjoncter le rapport strict entre propriété et appropriation » (Gustave-Nicolas Fischer), est de ce point de vue très instructif. Le squatteur investit très vite l’espace de vie qu’il occupe : nettoyage, réparation, peinture… l’affirmation de soi dans l’espace permet d’en faire un espace à soi.

« [les terrains vagues dans l’espace urbain] vont être investis par des groupes, souvent marginaux ou déviants, qui vont se les approprier suivant un style d’occupation qui leur en donnera la maîtrise. […] Ces espaces parallèles sont […] des espaces d’adaptation ou de réadaptation qui montrent comment des groupes s’y prennent pour se reconstituer individuellement ou collectivement dans un contexte de désappropriation. » (Gustave-Nicolas Fischer)

Par la seule préhension d’un espace de vie, ces lieux délaissés encouragent des groupes eux-mêmes « délaissées » à la réintégration d’une vie sociale.

« À la marge se développent des processus sociaux qui permettent aux individus de resocialiser le tissu même qui les désocialise. » (Gustave-Nicolas Fischer)

Cette reconquête « naturelle » est donc également sociale et économique. C’est une appropriation intellectuelle et manuelle, « d’intérêt général », qui permet de s’enrichir socialement. C’est ce que Jean-Loup Gourdon appelle la « petite appropriation » :  « Quand on a peu d’argent, ou pas du tout, mais pour soi le temps de la vie, son travail, ses savoir-faire et l’apport d’une famille, d’un groupe solidaire, alors il faut pouvoir trouver en face de soi un dispositif institutionnel de formation du bâti et de la ville dans lequel on puisse entrer avec peu de moyens et peu à peu. […] Par là se trouve définie la « petite appropriation », par laquelle il faut entendre que les moins riches de nos concitoyens puissent prendre possession de l’espace urbain au même titre que les autres. »[4]

Il est temps de mettre en acte ce mode de production alternatif de la ville, encourageant les habitants à participer pleinement et quotidiennement à la production de leur cadre de vie. Une démocratie participative et productive doit vivre dans les interstices des périmètres d’aménagement.

 

Cultiver sa ville

Les “jardins ouvriers”, détestés du patronat, n’ont pas pour seul but
d’offrir au salarié des villes un peu plus d’air pur,
une aide alimentaire contre la cherté de la vie,
mais une sorte de réhabilitation par le contact avec le sol.
Marguerite Yourcenar

 

Au XIXe siècle, pour accompagner les mutations des pratiques agricoles liées à l’essor industriel, des organismes de gestion coopérative se sont créés, comme le crédit agricole mutuel. C’est dans ce cadre qu’on a encouragé et codifié la constitution de jardins familiaux. Ces pratiques d’auto-réhabilitation ont été encouragées par la législation, et financées par des subventions publiques. Ne pourrait-on pas envisager la même chose pour un morceau de ville ? Si on s’occupait de la ville comme de l’agriculture : faire vivre un territoire sans le posséder, mais vivre de ses fruits ? La France étant forestière jusqu’au XVIIIe siècle, le code civil rédigé en 1804 s’est appuyé sur des textes régissant des pratiques rurales et agricoles. C’est dans ce cadre que s’est établie l’idée qu’un agriculteur pouvait exploiter une terre ne lui appartenant pas, à la condition de céder une partie de ses récoltes à son propriétaire. Un locataire peut donc faire fructifier une terre et s’enrichir sur ses fruits sans la posséder. Pourrait-on habiter un logement comme le paysan cultive un terrain ?

Des outils existent en ce sens : les SCOP, SCIC, BEA, SIEG et autres tuteurs juridiques pour, enfin, faire pousser la ville. Le bail à complant, est par exemple une disposition qui permet à un agriculteur exploitant la vigne d’un autre propriétaire, d’améliorer la qualité du terrain qu’il cultive, même s’il n’est pas en sa possession. En accord avec le propriétaire, il peut prendre en charge la replantation de la vigne. Le « locataire », ici, est donc encouragé par la loi à modifier et bonifier le lieu qu’il utilise. Ce qui brouille les limites classiques du droit, puisque le propriétaire devient redevable envers le locataire… Le B.E.A., Bail Emphytéotique Administratif, utilisé par des grandes instances publiques, en est presque directement issu. Son nom vient du droit rural romain : l’emphythéose, du grec ἐμφύτευσις (emphuteusis), signifiant « action de planter ». Ce bail confère au preneur un droit réel sur la chose donnée à bail, à charge pour lui d’améliorer le fond et de payer un loyer modique. En échange, en fin de bail, les améliorations du terrain bénéficient au bailleur, sans que ce dernier ait à indemniser l’emphytéote : une forme de délégation de service public envers la société civile.

Sur le modèle du Crédit agricole, ne pourrait-on pas imaginer un “Crédit Citadin”, mutualiste et décentralisé, dont l’objet serait l’aide à la vie, au logement, et à “l’enseignement citadin” ? Si on dressait les lignes d’une “Politique Citadine Commune”, au même titre que la “Politique Agricole Commune” ? Pourrait-on concevoir une activité d’appropriation urbaine, qui au même titre que l’agriculture, répondrait aux besoins de son cultivateur, contribuerait au développement de la cité, et à la beauté du paysage ? Ce crédit favoriserait l’appropriation et la mutation de nos villes par ses habitants et aiderait la transmission de ces pratiques.

 

Le Campement

Et si cette rubrique se transformait en une pratique publique ? Un « chantier ouvert au public », sur le principe du campement dans la construction ? Ouvrons un « chantier républicain » : comme avant sur les chantiers des cathédrales, participons à la vie urbaine pendant le temps d’une opération ! « Toute notre civilisations est fondée sur la spécialisation, laquelle implique l’asservissement de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent » (Simone Weil). Contre la spécialisation et l’exécution, pour l’expérience partagée et l’interprétation : outillons-nous, et passons à l’acte !

 


[1] Cf. Ossario, d’Alexandre Orion, à Sao Paulo en 2006. Ce mouvement est un casse-tête pour la police, qui ne peut arrêter des individus qui nettoient la voie publique…

[2]Cf. Patrick Degeorges et Antoine Nochy, La forêt des délaissés. L’impensé de la ville, sous la direction de Patrick Bouchain, 2002.

[3] Lucrèce, 971

[4] Jean-Loup Gourdon, « Éloge paradoxal du bidonville », Libération, 11 février 1994.

Patrick Bouchain

Architecte, Agence Construire

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Notes

[1] Cf. Ossario, d’Alexandre Orion, à Sao Paulo en 2006. Ce mouvement est un casse-tête pour la police, qui ne peut arrêter des individus qui nettoient la voie publique…

[2]Cf. Patrick Degeorges et Antoine Nochy, La forêt des délaissés. L’impensé de la ville, sous la direction de Patrick Bouchain, 2002.

[3] Lucrèce, 971

[4] Jean-Loup Gourdon, « Éloge paradoxal du bidonville », Libération, 11 février 1994.