Immigration

Pour en finir avec les fake news sur les migrations

Géographe, Politiste

Convaincues que les mouvements de populations et le réchauffement climatique sont des drames d’envergure comparable, trois chercheuses ont récemment lancé un appel pour que soit créé un groupe d’experts intergouvernemental capable de se saisir des enjeux mondiaux posés par les migrations, sur le modèle du GIEC, fondé en 1988 pour prendre à bras-le-corps le problème du changement climatique. Elles expliquent ici leur démarche.

Nous avons rédigé un appel pour fonder un groupe international d’experts sur les migrations et l’asile signé à ce jour par plus de 700 de nos collègues et relayé par la presse avant que ne se tienne le sommet du Conseil européen des 27 et 28 juin 2018. On trouvera ici le site avec l’appel et les signataires. Pour les nombreux scientifiques qui s’intéressent aux migrants depuis plusieurs décennies, force est de constater que la migration internationale ne concerne qu’une toute petite proportion de la population mondiale (3,4% en 2017). Cela n’en demeure pas moins un enjeu politique, politisé, polarisant.

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Quel que soit le domaine, il y a un décalage entre l’état de l’art sur un phénomène donné – ce que l’on sait – et ce qu’en fait la sphère politique quand elle s’en saisit pour le constituer en « problème » exigeant une intervention publique. Mais aujourd’hui, au sujet des migrations et de l’asile, les chercheurs sont dans un désarroi profond et collectif. Nous observons la mise en œuvre de politiques visant à empêcher les migrations qui refusent de prendre en compte la réalité des chiffres, les raisons qui poussent les personnes à quitter leur pays, les effets socioéconomiques et culturels du fait migratoire sur les pays d’origine et d’accueil.

Pourquoi lancer cet appel maintenant ?

Quand, en 2015, l’afflux de réfugiés syriens en Europe est placé en haut de l’agenda politique, on a pu penser que ce qu’on appelait alors « crise migratoire » aurait un effet salutaire sur la coordination des politiques d’asile et des politiques migratoires européennes. Elle aurait pu permettre de repenser les fins et les moyens de ces politiques à partir d’une analyse réaliste de la situation fondée sur des faits avérés. C’est le contraire qui s’est produit. Les propositions de l’UE ont finalement gardé les mêmes recettes : plus de moyens pour renforcer les frontières, via l’agence Frontex notamment, et plus d’argent pour les pays tiers chargés de gérer les flux à la place de l’Europe. Trois ans plus tard, cet entêtement nous désole dans un paysage où les populistes ont gagné du terrain et où l’on continue à compter les morts en Méditerranée. Comment changer de paradigme, et d’instruments de politique publique ?

Cet appel procède d’un espoir, celui de remettre du sens, de l’analyse, des faits dans une situation confuse. Nous sommes trois femmes enseignantes-chercheuses en France et nous avons toutes étudié, et travaillé à l’étranger. Cela nous a permis de solliciter de nombreux collègues rencontrés au fil des ans et des séjours de recherche. Nous n’appartenons pas à une « école » de sciences sociales particulière ni à une seule discipline ce qui a sans doute été un atout. Les réactions immédiates de chercheurs de très nombreux pays pour signer et relayer l’appel auprès de leurs institutions, des politiques et de la presse nous ont convaincue d’une chose : nous sommes une communauté scientifique qui a envie de s’investir pour peser sur le débat public de façon indépendante. Cinq cents signatures ont été recueillies en 48 heures enthousiastes, ce qui est incroyable de la part d’universitaires !

Nous sommes également persuadées que, pour avoir vraiment du poids, les chercheurs ne peuvent se contenter d’initiatives individuelles ou nationales et qu’une structure sur le modèle du « GIEC » (Groupe d’expert environnemental sur l’évolution du climat) est ici nécessaire.

Pourquoi comparer la situation climatique et les phénomènes migratoires ?

Comme le climat, la migration est un enjeu global. Comme pour le climat dans les années 1980, les scientifiques ne s’accordent pas toujours, mais il existe entre eux un certain nombre de points de consensus. Pourtant les travaux et les observations des scientifiques ne sont jamais pris en compte.

Contrairement à notre initiative, le GIEC n’est pas le fruit, en 1988, d’une mobilisation « par le bas » des chercheurs : il a été promu par Margaret Thatcher et Ronald Reagan lors d’un G7 pour répondre aux questions des politiques sur les causes du changement climatique et envisager des stratégies d’atténuation.  Mais c’est un modèle : Le GIEC est un lieu d’expertise collective qui, selon ses statuts, « a pour mission d’évaluer, sans parti pris et de façon méthodique, claire et objective, les informations d’ordre scientifique ». Notre but est de nous en inspirer pour mieux comprendre les migrations et contribuer à envisager des modes de régulation de la mobilité.

Une différence cependant doit être soulignée. Pour nous chercheurs, et contrairement au changement climatique, la migration n’est pas considérée a priori comme un « problème » ou comme un phénomène irréversible. C’est un phénomène social ni positif ni négatif, dont les causes et les conséquences dépendent des contextes dans lesquels il s’inscrit.

Une expertise sans parti pris ?

Il ne s’agit pas de se substituer aux organismes de recherche, mais d’accompagner la réflexion des gouvernements, des citoyens, de la société civile. Les individus ont des opinions, les partis politiques ont des préférences sur ce qui devrait être, les ONGs ont des positions éthiques, le secteur privé se positionne en fonction de ses intérêts propres. Pour le climat, la question des conflits d’intérêts possibles avec des « lobbys » issus du secteur privé s’est posée très vite pour les chercheurs, en même temps que survenaient les accusations de « militantisme écolo ».

Dans notre cas, ces écueils concerneront tout autant des ONG de droits humains que des grandes entreprises qui remportent des marchés publics de sécurisation des frontières conséquents pour gérer des bases de données et des « hotspots ». La question de l’indépendance de l’expertise est cruciale. Le GIEC n’a pas ignoré ces critiques et a mis en place des dispositifs très sévères de contrôle des conflits d’intérêts et d’identification des biais partisans.

Les sciences sociales ne sont pas moins capables d’objectivation ou de retour critique sur leur production que les sciences dites « dures ». Les universitaires qui travaillent sur les migrations sont eux aussi souvent critiqués, accusés d’être de « doux rêveurs », « déconnectés des réalités ». Dans une sorte d’effet miroir, on reproche aux scientifiques ce qui fait l’essence de la rhétorique politique sur les migrations et l’asile. Notre travail est précisément de décrire et d’analyser des réalités, de décrypter la dimension idéologique des discours et des perceptions.

L’intérêt d’un groupe d’experts international est aussi de dépasser les contraintes dues aux spécificités nationales des systèmes de relations entre recherche et action publique. Il y a aussi de fortes disparités en matière de moyens de recherche. Il sera sans doute plus facile pour un expert de conseiller dans un rapport commun tous les gouvernements que ses propres dirigeants.

Un consensus de la communauté scientifique est-il possible ?

Un consensus présuppose une pluralité de points de vue initiaux. A ce titre, la force du champ d’études des migrations est avant tout sa diversité disciplinaire. Si des scientifiques avec des outils théoriques et méthodologiques différents, un économiste et un anthropologue par exemple, parviennent aux mêmes conclusions, leur démonstration en sera d’autant plus probante. Le plus souvent, les apports des disciplines sont complémentaires. Dans un article fondateur de 1993 sur les théories des migrations, Doug Massey démontrait ainsi que chaque discipline avait conçu son explication du phénomène migratoire, apportant ainsi sa pièce à l’édifice de compréhension d’un phénomène « à causes multiples ». Le matériel existe donc pour pouvoir rendre compte d’un phénomène ancien mais changeant, et somme toute assez marginal dans la population mondiale. Quoi qu’il en soit, toutes les théories pointent des résultats à mille lieues des idées fausses dénoncées par  notre appel : « tous les pauvres d’Afrique vont venir en Europe »,  « le sous-développement génère de l’émigration », « l’immigration coûte cher aux sociétés d’accueil », etc.

Les gouvernements, les parlements, les organisations internationales doivent se saisir de l’appel, et les associations comme les citoyens les inviter à ce saisissement.


Camille Schmoll

Géographe, Maître de conférences à l'université Paris 7 Denis Diderot

Hélène Thiollet

Politiste, Chargée de recherche au CNRS

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