Les leçons constitutionnelles de l’« affaire Benalla »
Ironie de l’« affaire Benalla » : alors que chacun y voit un excès du présidentialisme, la preuve de la nature jupitérienne des institutions de la Ve République, la marque d’un césarisme macronien, elle a eu pour premier effet de stopper net le processus de révision constitutionnelle et de le reporter à une date, pour l’instant, indéterminée ! Or, au-delà du tohu-bohu politico-médiatique, cette affaire met en scène le paradoxe dénoncé depuis longtemps par les constitutionnalistes : ceux qui n’ont pas le pouvoir de décision sont sommés de répondre devant les commissions d’enquête parlementaire et devant l’Assemblée nationale et ceux, ou plus exactement, celui qui a le pouvoir de décision ne répond de ses actes devant aucune institution de la République. Le sommet du ridicule institutionnel est atteint lorsque les oppositions sont obligées, pour toucher le président de la République, de déposer une motion de censure contre le… gouvernement ! Déjà, en 1962, la véritable cible de la motion de censure qui devait faire tomber le gouvernement n’était pas le Premier ministre mais le président de la République qui avait décidé de réviser la Constitution par la voie du référendum direct de l’article 11.
L’affaire Benalla dit l’urgence d’une refonte des institutions. Sans doute y-a-t-il urgence sociale, urgence écologique, urgence européenne, mais aucune de ces urgences ne sera honorée sans une réforme profonde des institutions. Car chacune de ces urgences ne peut être pleinement satisfaite que par la participation des citoyens et que la Vème République, née d’un coup d’État contre la démocratie parlementaire, étouffe aujourd’hui la démocratie tout court ! Pour réussir les changements sociaux annoncés, pour tenir les promesses faites, il faut donc une révision de la constitution. Encore faut-il s’entendre sur l’objet de la question constitutionnelle.
Pour le dire de manière (un peu) brutale : il faut oublier Montesquieu et la lecture mythique de la sainte trinité de la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. A la question de la modernisation et du rééquilibrage des institutions, gauche et droite répondent pourtant inlassablement : restaurer les pouvoirs du Parlement. Réponse paresseuse, réponse archaïque, réponse du XIXe siècle ! Que le Parlement ait été le siège du pouvoir du peuple souverain et le symbole de la République, sans doute… même s’il faut, pour le croire, oublier les critiques adressées naguère à la « nature bourgeoise » des assemblées et à l’assimilation avantageuse de la souveraineté populaire à la souveraineté parlementaire.
Mais aujourd’hui, le Parlement est marginalisé dans l’exercice de ses différentes fonctions : il n’est plus la seule institution qui donne à la citoyenneté sa représentation, il n’est plus le forum où se discutent les « problèmes de société », il ne fabrique plus la loi même s’il la vote encore formellement, il ne tient plus l’exécutif sous son autorité. Hors jeu, ou intervenant quand tout est décidé, les parlementaires seront priés de ne pas remettre en cause le consensus normatif négocié avec les partenaires sociaux et validé par les énarques ! La chose n’est pas nouvelle : en 1971, déjà, des parlementaires gaullistes reprochaient au Premier ministre Jacques Chaban-Delmas de préférer la concertation avec les organisations professionnelles plutôt qu’avec l’Assemblée. Elle n’est pas davantage une spécificité française : dans toutes les démocraties européennes, le Parlement est une chambre d’enregistrement de décisions prises ailleurs. Pour la raison simple, magistralement exposée par le doyen Vedel dès 1958, que le vainqueur des élections obtient tout ensemble le législatif et l’exécutif, les deux pouvoirs étant, sous son leadership, « étroitement soudés par la structure et les mécanismes du parti ». Au pays du Parlement, Margaret Thatcher, Tony Blair ou David Cameron n’ont pas été renversés par les Communes selon les mécanismes de la responsabilité ministérielle mais par leur parti respectif dont ils avaient perdu le contrôle et qui leur a préféré John Major, Gordon Brown et Teresa May.
Le corps législatif a été absorbé dans le corps du Roi, il n’est plus en situation de faire contrepoids puisqu’il est une des deux branches du bloc gouvernant.
Bref, la séparation des pouvoirs législatif et exécutif n’existe plus – à supposer qu’elle ait existé un jour – et il est vain d’attendre du pouvoir législatif qu’il puisse équilibrer le pouvoir exécutif. Le corps législatif a été absorbé dans le corps du Roi, il n’est plus en situation de faire contrepoids puisqu’il est une des deux branches du bloc gouvernant. Et, après tout, que la coalition politique ayant gagné les élections présidentielle et législatives gouverne n’est pas critiquable au regard des principes démocratiques admis. Inutile donc de rechercher la solution à la crise politique dans une des catégories classiques de la théorie de la séparation des pouvoirs, régime présidentiel ou régime parlementaire. Remplacer la primauté présidentielle par la primauté parlementaire ou primo-ministérielle n’apporterait aucune modification fondamentale dans la distribution des pouvoirs puisque ce serait redistribuer le pouvoir entre ceux qui l’ont déjà, non l’étendre à ceux qui ne l’ont pas. En revanche, qu’aucun pouvoir ne vienne faire contrepoids au bloc exécutif/législatif fait incontestablement souffrir la démocratie.
Et là est, aujourd’hui, la question constitutionnelle. Et, pour y répondre, il faut observer la pratique du pouvoir qui se déroule, ici comme ailleurs, selon trois lois non écrites : celui qui exerce le pouvoir est celui qui a gagné les élections ; celui qui exerce le pouvoir en est responsable devant les électeurs tous les quatre ou cinq ans selon les pays ; entre les deux moments électoraux, celui de l’investiture et celui de la responsabilité, la qualité démocratique du système repose sur l’action des citoyens assurée par l’exercice de leurs droits fondamentaux, par la reconnaissance du statut de l’opposition et par le contrôle juridictionnel. Où Montesquieu revient en live ! Le Montesquieu qui travaillait sur la tension politique entre la faculté de statuer et la faculté de contrôler. A son époque – 1748 – la première reposait entre les mains du Roi et il cherchait dans les assemblées le lieu d’exercice de la seconde. Mais en 2018, les assemblées sont soudées à l’exécutif de sorte que la faculté de statuer est entre les mains du bloc majorité parlementaire-exécutif. Il faut donc inventer les institutions de la faculté de contrôler du XXIe siècle.
En ce sens, la liberté d’informer est le droit constitutionnel le plus précieux parce qu’il est à la fois la base et la garantie de tous les autres droits.
L’affaire Benalla invite à mettre au cœur de la réflexion constitutionnelle moderne trois acteurs de cette faculté de contrôle : le citoyen, le journaliste et le juge. Le citoyen d’abord qui doit devenir un majeur constitutionnel. Ce qui signifie qu’il doit pouvoir participer directement à l’expression de la volonté générale en soumettant à ses représentants des propositions de loi et en s’assurant que la traduction législative qu’ils en font respecte leurs droits fondamentaux. Donc inscrire dans la nouvelle constitution le droit d’initiative législative pour les citoyens, l’obligation de faire discuter les projets et propositions de loi dans les assemblées de circonscriptions et le droit pour toute personne de faire contrôler la constitutionnalité des lois.
Le journaliste ensuite qui, écrivait Camus, fait « le plus beau métier du monde » parce qu’il donne à voir ce que les puissants voudraient parfois laisser hors des yeux du public, qu’il favorise la délibération sur la chose publique et met les citoyens en situation d’exercer un contrôle sur leurs gouvernants en dehors des moments électoraux. En ce sens, la liberté d’informer est le droit constitutionnel le plus précieux parce qu’il est à la fois la base et la garantie de tous les autres droits. D’où l’importance de l’indépendance de la presse qui n’est pas, contrairement à ce qui est souvent insinué, un principe corporatiste servant à protéger les intérêts des journalistes, mais un principe garantissant aux lecteurs que ceux qui font métier de les informer le font à l’abri de toutes pressions d’intérêts privés ou publics. D’où l’importance de la protection des sources : le public ne peut avoir une information libre que si le journaliste a accès à des sources autres qu’officielles ; et il ne peut avoir accès à ces autres sources d’information que si elles bénéficient d’une protection absolue, explicite et claire. La protection des sources des journalistes découle donc nécessairement du droit constitutionnel des citoyens à une information libre.
L’affaire Benella peut se résumer en quatre leçons : la presse a montré ; le citoyen a vu ; le juge a enquêté ; le bloc majorité parlementaire-exécutif a répondu.
Le juge enfin parce qu’il est à l’articulation des trois espaces, civil, public et politique, parce qu’il est celui qui « filtre » les demandes mises en forme dans l’espace public et les réponses apportées par l’espace politique, celui qui fait circuler les informations et propositions normatives de l’espace civil vers l’espace politique et inversement. Dans ces dernières années, le droit de la femme de disposer de son corps, le droit au logement, le statut des étrangers ou le droit de l’environnement se sont construits autant dans les prétoires que dans l’enceinte parlementaire : le jugement de Bobigny de 1971 est avant la loi Veil. D’où l’urgence d’une refonte radicale du système juridictionnel par la suppression du Conseil d’Etat et du ministère de la Justice et la création d’une autorité constitutionnelle chargée de garantir l’indépendance de la Justice à l’égard de tous les pouvoirs, publics et privés.
L’affaire Benella peut se résumer en quatre leçons : la presse a montré ; le citoyen a vu ; le juge a enquêté ; le bloc majorité parlementaire-exécutif a répondu. Ces leçons doivent servir de guide à la prochaine révision constitutionnelle qui doit s’appliquer à créer et renforcer l’indépendance d’action des trois acteurs modernes de la faculté de contrôler que sont le citoyen, le journaliste et le juge. La démocratie est une forme de société et pas seulement de gouvernement qui repose sur un équilibre délicat entre le corps des représentants et le corps des représentés. Les premiers ont un organe pour exprimer leur faculté de statuer : la voix. Les seconds ont un autre organe pour exercer leur faculté de contrôle : l’œil. Renforcer constitutionnellement les moyens de voir c’est renforcer la démocratie ; les affaiblir, c’est rendre les citoyens aveugles et perdre de vue la démocratie.