Entre Ancien et Nouveau Monde, une autre voie est possible
La France serait donc l’homme (la femme ?) malade de l’Europe. Elle serait l’un des derniers pays à refuser l’entrée dans le Nouveau Monde, à ne pas vouloir renoncer à ses vieux rites, ses traditions, ses vénérables oripeaux datant de la dernière Guerre – et elle en paierait le prix fort. Tel est le discours que nous avons entendu lors de la dernière campagne présidentielle et depuis : la France, peuplée de « Gaulois réfractaires au changement », serait le seul des grands pays d’Europe à avoir un taux de chômage élevé, une croissance faible et à ne pas encore avoir engagé les réformes courageuses et nécessaires lui permettant de s’adapter à la fois à la globalisation et à la révolution technologique – qui exigent de la population flexibilité, réactivité, capacité à changer et effort budgétaire.
Nous serions les seuls à avoir conservé un Code du travail lourd et rigide, un modèle social affreusement couteux et inefficace, des syndicats peu aptes au consensus, des dépenses publiques excessives et une dette abyssale. Il nous faudrait donc, pour conserver notre place dans le monde, nous engager dans un véritable processus disruptif, simplifier radicalement le Code du travail, réduire la dette et les dépenses publiques, attirer coûte que coûte les investissements étrangers, remettre à tout prix les pauvres et les chômeurs au travail, abandonner un modèle social trop protecteur, bref, entrer dans le Nouveau Monde.
Le Nouveau Monde, au-delà de la droite et de la gauche, se caractériserait notamment par une nouvelle conception du rôle de l’État : un État non plus interventionniste, déversant, sur des bénéficiaires passifs et assignés à résidence du fait même de cette intervention, des prestations censées les aider à sortir de la pauvreté, du chômage ou d’un risque social ; mais un État accompagnateur, stratège, un État « capacitant » (enabling) ou émancipateur, cessant de prendre les populations par la main, d’en haut, mais les invitant à choisir elles–mêmes leur destin. Rompre, donc, avec l’État social tel que nous le connaissons.
Cinquante ans plus tard, les formidables progrès sociaux obtenus grâce au Welfare state, tout cela était regardé avec la plus grande méfiance.
Mais nous avons déjà entendu ce slogan. C’était en 1969 dans la bouche de Richard Nixon, qui déjà promouvait le workfare pour rompre avec le welfare et avec la « guerre contre la pauvreté » engagée par son prédécesseur Johnson. Nous l’avons entendu en 1992 dans la bouche de Clinton qui allait mettre en place, quatre ans plus tard, une réforme majeure de l’aide sociale. Au même moment, en 1997, Tony Blair accédait au pouvoir en rejetant l’héritage classique de la gauche et en promouvant des idées qui deviendraient centrales : l’État social actif, la dépendance aux allocations, la responsabilité individuelle, les prestations sociales qui doivent être des tremplins et non des boulets, les trappes à inactivité et à pauvreté, le travail qui doit être payant.
Tous ces thèmes avaient été travaillés par l’OCDE depuis les années 1990. La thèse centrale de ce nouveau paradigme intitulé Consensus de Washington était claire : si les pays occidentaux veulent survivre dans la globalisation, il leur faut s’adapter en réduisant salaires, protection sociale et dépense publique, en révisant leur droit du travail – bref, en jetant par-dessus bord le plus de lest possible pour permettre à leurs entreprises de sortir gagnantes dans la compétition mondiale.
Cinquante ans plus tard, les formidables progrès sociaux obtenus grâce au Welfare state – la progression inouïe de l’espérance de vie, l’amélioration des conditions de vie, la sortie de la pauvreté pour nombre de personnes âgées, la mise en place d’un système hospitalier moderne –, tout cela était regardé avec la plus grande méfiance. Et alors qu’en 1990, le sociologue Esping-Andersen vantait encore le modèle social-démocrate capable d’accorder de hauts niveaux de protection à l’ensemble de la population, se mettait peu à peu en place une opposition radicale entre les modèles sociaux jugés efficaces d’une part – le libéral et le scandinave – et les modèles sociaux dépassés, les méditerranéens et continentaux, dont celui de la France.
Le plus fort dans ce basculement du Consensus de Philadelphie au Consensus de Washington avait été cette facilité à reconceptualiser un risque social majeur, le chômage – provoqué par les recompositions économiques engendrées notamment par la libre circulation des capitaux, l’intensification des échanges internationaux et la nouvelle division internationale du travail – en une responsabilité individuelle des personnes en manque d’emploi, comme si celles-ci se refusaient à chercher et accepter du travail et devaient donc, pour retourner à l’emploi, y être incitées ou poussées par la carotte et le bâton.
L’État d’investissement social, l’État social actif, ce n’est donc pas un État économe, qui pourrait se passer d’aides monétaires pour s’appuyer sur l’esprit de l’accompagnement.
Au-delà de la thématique de la responsabilité individuelle, de l’État « capacitant » devenu aujourd’hui l’État émancipateur, du making work pay et du détricotage des protections du travail, ce qui était profondément remis en cause, c’est la légitimité même des objectifs poursuivis par l’État beveridgien : la redistribution, horizontale et verticale, l’importance de l’action collective et des syndicats, la recherche du plein emploi condition d’une société libre, la régulation des échanges internationaux et la surveillance des balances commerciales, l’intervention de l’État dans la politique industrielle en vue de la prise en charge par elles-mêmes des populations, et une baisse des allocations au profit d’un accompagnement de substitution. Tout ne se règle pas par des aides monétaires, devait à son tour argumenter le candidat Macron lors de son discours à la Mutualité, soutenant qu’il faudrait préférer le préventif au curatif, et que cette prévention permet des économies.
Or ce raisonnement est très aventureux. Car, même si la prévention est essentielle, les prestations monétaires sont extrêmement utiles : elles ont permis et continuent de permettre à une grande part de la population française de sortir de la pauvreté (sans ces aides, le taux de pauvreté en France aurait été de 24 % et non de 13,4 % en 2016). Nécessaires, elles ne sont néanmoins pas suffisantes. Oui, il faut de l’accompagnement et même considérablement plus d’accompagnement. Mais celui-ci n’est pas gratuit : il prend du temps et nécessite des appuis multiples et permanents. Il faut donc en même temps des aides monétaires et de l’accompagnement. De même qu’il faut déployer en même temps une politique curative pour prendre en charge ceux qui vont mal aujourd’hui et une politique préventive pour empêcher les plus jeunes d’avoir, demain, besoin d’aide. Cela coûte évidemment très cher. L’État d’investissement social, l’État social actif, ce n’est donc pas un État économe, qui pourrait se passer d’aides monétaires pour s’appuyer sur l’esprit de l’accompagnement. C’est un État qui intervient, régule, organise et accompagne, invite, incite à se prendre en main et distribue des aides.
Dans son discours sur les banlieues, le 22 mai 2018, le président de la République a thématisé le retrait de l’État à la fois en matière financière et d’une certaine manière aussi en matière d’accompagnement. Nous pensons que c’est le contraire qu’il faut faire, que la mixité sociale est un combat déterminant pour demain et pour prévenir la décohésion sociale. Nous pensons aussi qu’il est moins d’actualité que jamais que l’État cesse d’aider les plus en difficulté alors même que les traces de l’énorme crise économique et financière que nous avons connue en 2008 n’ont pas encore disparu.
Nous pensons enfin que la vision suggérée plus haut d’une France homme malade de l’Europe par incapacité à se réformer est radicalement fausse. Non, la France n’est pas le seul pays à connaître un taux de chômage élevé, non sa situation n’est pas due à une incapacité à gérer sérieusement ses finances publiques, non notre modèle social et notre Code du travail ne sont pas responsables des difficultés dans lesquelles se trouve aujourd’hui encore notre pays. Les responsabilités ne sont pas celles que l’on croit et à force d’imputer de fausses origines à de vrais maux, nous risquons d’aggraver encore la situation.
L’État d’investissement social, l’État social actif, ce n’est donc pas un État économe, qui pourrait se passer d’aides monétaires pour s’appuyer sur l’esprit de l’accompagnement.
Dans notre ouvrage [*], qui sortira le 12 septembre, nous revenons sur les causes réelles de la situation française : une série de dysfonctionnements du capitalisme financier et d’erreurs de politique macroéconomique au niveau international, européen et national. Incapables de réguler la finance mondiale et d’empêcher la mutation de la dette privée en dette publique, les pays européens n’ont pas su gérer correctement les déficits publics, ouvrant une période d’austérité qui a encore un peu plus étouffé les États membres. Loin d’incriminer les véritables responsables, nos gouvernants ont préféré jeter l’opprobre sur le Code du travail et le modèle social. Les ajustements opérés ces dernières années ont un peu plus précarisé le travail et la main d’œuvre, aggravant la fracture sociale et territoriale. Le gouvernement de François Hollande a continué dans cette voie, allègrement suivi par celui d’Édouard Philippe.
Cette voie, nous en sommes convaincus, n’est pas la bonne. Ce n’est pas ainsi que notre pays renouera avec ses atouts, ses qualités, ses aptitudes. Il nous faut reconnaître les erreurs et bifurquer de manière radicale.
Bifurquer aussi pour des raisons écologiques : nous devons rebâtir notre économie, autour des énergies renouvelables, de la décarbonation, de l’interdiction des énergies fossile et parvenir à créer les millions d’emplois que nécessite la reconversion écologique. Bifurquer pour faire enfin de l’Europe une zone de haute qualité sociale, ce qui exige d’importants changements institutionnels. Nous devons mener, en Europe et en France, une autre politique économique qui nous redonnera des marges de manœuvre pour investir dans la transition écologique et la cohésion sociale, l’enseignement et la recherche, les politiques industrielles. Nous devons rompre au plus vite avec les comportements qui provoquent des bulles en injectant des liquidités ou en poussant les ménages à s’endetter ; dans tous les cas, en flexibilisant les marchés du travail et en réduisant les dépenses publiques dans une course à l’échalote qui tire vers le bas les conditions de vie de tous. Ces politiques ont échoué, cela est désormais clair. Elles aggravent les inégalités de manière inacceptable et accroissent la vulnérabilité de tous les systèmes. Nous devons d’urgence adopter une autre voie qui remettra la question du travail humain et de la qualité de l’emploi au centre. Le travail et l’entreprise constituent des enjeux centraux : nous proposons une politique fiscale susceptible de dégager des moyens d’investir dans la qualité, de relancer l’emploi et de réhabiliter le salariat, de repenser enfin la place de l’entreprise dans la société.
Les dix-huit premiers mois de l’ère Macron ont renforcé les inégalités sans procurer la sécurité et la protection qui avaient été promises. Le marché du travail, déjà profondément déstructuré, est une nouvelle fois dérégulé. Des sommes très importantes ont été engagées pour alléger les impôts des plus riches et vont manquer à la nécessaire politique d’investissement qui doit être notre priorité. Car un investissement public adéquat permet de répondre à la fois à des préoccupations de long terme, en permettant d’atteindre les objectifs de transition écologique, mais également de moyen terme en augmentant ce que les économistes appellent la croissance potentielle, et enfin de court terme en stimulant directement l’activité économique. Cependant l’investissement public n’a eu de cesse de reculer en France ces 10 dernières années, passant de 4,2 % à 3,5 % du PIB. Or il est urgent d’agir. Il faut investir dans la transition écologique, dans l’amélioration du système éducatif ou encore dans les infrastructures – comme le très haut débit numérique ou le transport dans les villes congestionnées. Du côté de la transition énergétique, il faut plus de 19 milliards d’euros supplémentaires en moyenne annuelle à l’horizon de 2050, principalement dans les secteurs des énergies renouvelables et du bâtiment. Pour le système éducatif, on évalue à 30 milliards d’euros au cours des dix prochaines années l’effort à consentir par la nation pour égaler les pays les plus performants. Outre les effets bénéfiques de ces investissements sur la soutenabilité de la croissance à long terme, dus à la transition énergétique et à l’accroissement du potentiel d’innovation, celui-ci générerait au cours des premières années une augmentation de plus de 1 point du PIB permettant une baisse significative du chômage entraînée par de fortes créations d’emplois.
Des voies alternatives, raisonnables existent.