Spaceforce ou l’angoisse de la puissance américaine
Le 14 septembre 2004, le chef d’état-major de l’US Air Force, le général Jumper remettait à l’acteur Richard Dean Anderson les étoiles de brigadier général honoraire en reconnaissance pour son rôle dans la série Stargate SG-1. La série commencée en 1997 reprend les bases posées par le film du même nom de 1994 de Roland Emmerich : dans la période contemporaine, l’armée de l’air américaine trouve le moyen de voyager sans effort entre les galaxies par un réseau de portails. La série suit une unité de l’Air Force sous le commandement d’un général joué par Don Davis. Il reprend à cette occasion la figure de l’aventurier voyageant dans l’espace profond que Mark Frost et David Lynch avaient créée pour lui dans Twin Peaks (1990-1991).
Richard Dean Anderson ne joue pas un pilote mais un officier des forces spéciales, un homme des troupes au sol de l’aviation. Cette série permet à l’Air force de se présenter comme une force complète capable d’assurer à elle seule la sécurité des États-Unis, et donc du monde. La distinction de Richard Dean Anderson est singulière : un grade honoraire de cette importance est un événement sans précédent ; il fallait donc que l’armée de l’air américaine reconnaisse que cette série avait eu un impact décisif pour elle. La série s’inscrit dans un double débat sur la force prépondérante capable d’assurer à l’issue de la guerre froide la sécurité des États-Unis et celle à qui la question spatiale, encore pleine de promesses, allait revenir.
Cette concurrence entre les différentes composantes des forces armées américaines (Army, Navy, Marine corps, Coast guard, Air force) éclaire la décision prise en 2017 par Donald Trump de créer une force de l’espace. Dans un pays où l’intégration des différents services est faible, créer un service dédié à une fonction stratégique permet de ne pas rendre un arbitrage en faveur de l’un ou de l’autre. Cependant, il n’y a pas dans l’annonce présidentielle, transformée en une loi à l’été 2018, qu’un arbitrage administratif mais un réel souci de conservation de puissants instruments de domination globale. À cette occasion, on a pu s’interroger, légitimement, sur une tentative américaine de militarisation de l’espace. Il faut plutôt y voir la continuation d’une politique militaire spatiale historique qui prend aujourd’hui un nouveau tournant du fait d’une concurrence internationale renouvelée. Il faut y voir aussi, une inquiétude des Américains quant à leurs capacités de projection de puissance sur Terre. Dans le discours militaire américain, l’espace est un sujet très concret mais il est aussi, peut-être autant, un écran sur lequel il leur apparaît possible de projeter une réponse à leurs angoisses de perte de leur hégémonie militaire dans l’espace mais aussi ailleurs. Il n’est alors pas tout à fait surprenant que celui qui attise depuis 2016 ce sujet de la décadence soit aussi celui qui refait de l’espace un objet de discours militaristes.
L’espace est, plus encore que les mers et les océans, le lieu privilégié de l’expression de la puissance.
La limitation en termes de capacités à observer d’abord et à agir ensuite dans l’espace restreint à un tout petit groupe d’États le théâtre de la compétition spatiale militaire, ce qui renforce l’idée que, malgré des traités internationaux anciens, l’espace est, plus encore que les mers et les océans, le lieu privilégié de l’expression de la puissance. La course à l’espace a été largement permise parce qu’elle était un mode d’expression favorable et spectaculaire de la compétition entre les État-Unis et l’Union Soviétique. La « conquête de l’espace » n’était pas seulement une aventure humaine et sportive, elle était surtout la recherche d’une capacité à construire des missiles balistiques, à mettre des satellites en orbite. La concurrence entre États pour l’espace existe depuis longtemps, elle ne relève donc plus d’un choix des acteurs quant à son existence mais impose un positionnement politique, technologique et financier quant aux modalités d’implication des États et des sociétés dans ce rapport de forces.
La résolution 2222 de l’assemblée générale de l’ONU de 1966 prévient l’installation d’armes de destruction massive dans l’espace extra atmosphérique et sur la Lune, ainsi que l’exploitation de ressources. La mise en orbite d’armes n’est pas interdite, mais selon le principe d’économie des forces, qui veut que le coût de l’effort soit proportionnel aux effets recherchés, cette perspective n’apparait pas rentable. En 2002, la Rand corporation, un think tank qui joue depuis les années 1950 un rôle décisif dans la constitution du complexe militaro-industriel, a rendu un rapport dans ce sens. Cependant, militariser l’espace, ce n’est pas seulement y mettre des armes mais aussi en avoir un usage militaire. Ainsi, on touche aux questions des communications et du renseignement, à celles des frappes balistiques et des armes électromagnétiques, pour ne rien dire du domaine nucléaire.
Comme le rappelle Jérôme de Lespinois dans l’ouvrage collectif La mesure de la force. Traité de stratégie à l’École de guerre (Tallandier, 2018), l’espace dans ses usages militaires est d’abord principalement celui des satellites orbitant autour de la Terre avec les orbites basses, inférieures à 5000km, pour l’observation et l’interception de communications, jusqu’aux orbites hautes de 36000 km avec les satellites géostationnaires nécessaires aux communications et aux alertes avancées. Cependant, il ne s’arrête pas là est doit être pensé dans le cadre du système Terre-Lune qui définit une série de points d’équilibre, dits aussi points de Lagrange, qui permettent de positionner des objets stationnaires et donc de s’assurer un contrôle des circulations.
L’objectif est la contrainte de l’adversaire dans un conflit défini comme la confrontation de deux volontés hégémoniques.
L’espace est aujourd’hui un domaine essentiel de la confrontation entre les grandes puissances militaires. Si on revient aux principes essentiels de la guerre – ceux énoncés par Ferdinand Foch – l’objectif est la contrainte de l’adversaire dans un conflit défini comme la confrontation de deux volontés hégémoniques. Vouloir et ne pas en être empêché par l’adversaire est au cœur de toutes les dispositions des forces armées. L’espace joue un rôle essentiel car c’est par lui que transitent deux éléments décisifs : le renseignement et les communications. Anticiper, savoir à l’avance où se trouve l’adversaire – satellite d’observation –, comment l’adversaire communique ou même comment son gouvernement communique – satellite d’interception de communication – passe par la maîtrise de l’espace pour disposer ses instruments de renseignement. La guerre du Golfe en 1991 a ouvert les yeux de nombreux décideurs français, en premier lieu Francois Mitterand, Michel Rocard et Pierre Joxe sur l’incapacité d’un État à agir sans la maîtrise d’une imagerie satellitaire de premier rang – d’une précision de quelques dizaines de centimètres. Si pour anticiper, il est nécessaire d’écouter et de surprendre les communications des autres, faire la guerre impose de parler sans cesse.
Nos sociétés impliquent de transmettre de l’information : si les câbles sous-marins sont les lignes de communication de la masse, les satellites sont ceux des échanges de grande valeur, à commencer par les échanges militaires – avec les satellites Syracuse en France. De même, la reconnaissance ou la géo-localisation sont décisifs pour la guerre contemporaine qui ne se fait pas sans la maîtrise de la topographie. L’ensemble de ces fonctions opérées depuis l’espace procurent à ceux qui les maîtrisent une supériorité décisive et, du même coup, génèrent une vulnérabilité dans la mesure où elles peuvent être contestées par un autre État. L’actualité la plus récente met en lumière l’intense activité militaire des grandes puissances spatiales autour des satellites d’autres pays : le 7 septembre, au centre d’études spatiales de Toulouse, la ministre des Armées Florence Parly a rappelé que des satellites étrangers manœuvraient au plus près des satellites militaires français.
Aux États-Unis, le rêve d’une défense spatiale est ancien. En 1983, l’initiative de défense stratégique du président Ronald Reagan était avant tout un instrument d’interception des missiles balistiques pour neutraliser la capacité soviétique à menacer d’une frappe en premier ou en réponse à une attaque américaine. Le projet n’a jamais été opérationnel. Il avait une fonction narrative : dans une période de détente et d’équilibre des puissances nucléaires – égalisatrices de pouvoir –, l’espace devenait le domaine de projection de l’imaginaire de la puissance américaine. La maîtrise de l’espace est pour les Américains une question essentielle d’abord parce qu’elle est liée à leur imaginaire de la puissance mondiale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ensuite car, depuis les années 2000, celle-ci ainsi que le contrôle des dernières couches de l’atmosphère sont contestées par d’autres puissances.
Ce qui se joue ce n’est pas seulement la remise en cause d’un monopole américain – sur fond de guerre inter-services dans les forces armées des Etats-Unis –, c’est aussi le développement de nouvelles armes et de leurs contre-mesures comme le système anti-missile russe S-500 et surtout le missile DG-21 chinois. Ce dernier est décrit en avril 2009 par le centre de renseignement de l’armée de l’air américaine comme une menace contre les satellites – en 2007, les Chinois en font la démonstration en détruisant un des leurs – et aussi, contre les porte-avions. Avec une précision de guidage que les Chinois n’ont sans doute pas encore acquise aujourd’hui, il sera possible de frapper avec des charges non nucléaires des porte-avions en créant grâce à la balistique des dégâts irréparables. À terme, cette capacité va permettre de menacer la supériorité d’une puissance navale et sa capacité à contrôler les mers, les côtes et les voies de communication. Il faut réinscrire le projet de Trump dans une perspective plus générale de reconnaissance par l’Amérique de la montée en puissance de la Chine déjà évoquée par Barack Obama quand il parlait lors de son premier mandat d’un nécessaire pivot américain vers le Pacifique.
Pour les Américains, la conquête progressive de l’Océan Pacifique est vue comme la poursuite de la conquête de l’Ouest.
En effet, non seulement la Chine est aujourd’hui une puissance spatiale mais elle a repris les projets symboliques qui furent longtemps l’apanage des États-Unis comme les projets lunaires et martiens. Il y a une forme de résignation américaine ; ainsi, en 2011 dans son roman de science-fiction, The Martian, Andy Weir fait de l’agence spatiale chinoise l’égale de la NASA. Cette situation est à l’image des nouveaux développements, avant tout maritimes, qui viennent rappeler aux Américains que leurs capacités à projeter de la puissance sans contestation a diminué dans l’espace autant que dans ce périmètre symbolique et tout aussi vital qu’est le Pacifique. En effet, la République Populaire déploie une intense activité militaire pour contester la souveraineté d’archipels en mer de Chine méridionale comme les Sengaku ou les Spratley. Dans certains cas, les Chinois les occupent malgré des décisions de juridictions internationales. Or, cette occupation se fonde sur une capacité nouvelle et développée avec acharnement par le régime de Pékin pour développer une puissance militaire navale qui ne soit pas simplement une force de garde-frontière renforcée.
Depuis quelques années, on souligne les efforts de la marine de l’Armée Populaire de Libération pour armer de nouveaux bâtiments. Depuis les années 1980, la Chine s’intéresse aux porte-avions, australiens d’abord et puis russes. En 1995, Bejing rachète un porte-hélicoptères à l’Ukraine qui a pu prendre possession d’une partie des bâtiments ayant Sebastopol pour port d’attache. Trois ans après, c’est un porte-avions inachevé, le Variag. Rebaptisé Liaoning, ce porte-avions est devenu le navire amiral de la flotte chinoise. Il symbolise les nouvelles ambitions naval d’un pays qui renoue avec une stratégie de rivalité sur les mers. Un second bâtiment de ce type intégralement construit en Chine selon la même technologie fait à ce jour ses essais à la mer. À terme, on parle de six porte-avions, soit une capacité à bloquer une partie des mers en Asie.
Pour les Américains, la conquête progressive de l’Océan Pacifique est vue comme la poursuite de la conquête de l’Ouest comme l’invoque, en 1900 le sénateur Albert Beveridge pour justifier de la poursuite de la colonisation des Philippines entamée deux ans plus tôt. Le contrôle du Pacifique y est déjà pensé dans une rivalité avec la Chine. Dans le Pacifique au tournant du XIXe siècle comme dans l’espace au début du XXIe siècle, la similitude des formes du rapport américain au monde est frappante : occupation de l’espace, militarisation et confrontation avec la puissance étrangère dominante. Cette modalité de conception des relations internationales s’appuie sur de puissants récits qui créent les conditions d’acceptation d’un horizon de guerre : Beveridge évoque le choix du peuple américain par Dieu pour régénérer le monde. Cependant, on assiste aujourd’hui à la fin d’un cycle de montée en puissance ouvert alors pour passer à une forme de stagnation. L’horizon américain semble se fermer par la réduction de leurs capacités à agir sans contestation de la part des autres puissances.
Une grande part de la politique étrangère de Barack Obama a consisté précisément à faire face à cette fin de cycle sans produire un nouveau récit guerrier – sans pour autant, bien au contraire, cesser de faire la guerre. Avec plus de rigueur encore, il ne faudrait pas y voir une réduction de l’horizon de guerre américain mais plutôt une ouverture trop grande de celui-ci, très au-delà de la capacité de la société américaine à imaginer le futur. Ce constat anxiogène ne peut pas ne pas avoir de traduction politique. La campagne de Donald Trump apparaît comme une tentative de relancer un grand récit où son imaginaire de la guerre spatiale trouve sa place dans le cadre d’une lutte contre un cours de l’histoire vu comme défavorable. En1980, le film réalisé par Don Taylor, The final countdown, affirmait qu’au début de la décennie reaganienne, un nouveau Pearl Harbor était impossible du fait des porte-avions américains. Après tout, les États-Unis ont toujours construit la représentation de leur puissance comme la capacité à contrôler le cours de l’histoire par la domination militaire.