Robert Faurisson, iconoclaste et antisémite
Dans une lettre retentissante publiée de guerre lasse par Le Monde en décembre 1978, celui qui était alors maître de conférence en littérature à l’université de Lyon II affirmait que les chambres à gaz, qui symbolisaient plus que toute autre chose le génocide des juifs, n’avaient pas existé et, partant, que le génocide lui-même était une invention. Comble de cynisme et d’indécence, l’auteur ajoutait que c’était là « une bonne nouvelle pour l’humanité ». Depuis lors, le mensonge a fait flores, sinon en Europe occidentale, du moins au Moyen-Orient : un quart de siècle plus tard, en décembre 2006, Faurisson fut l’invité d’honneur de la grande conférence négationniste organisée par l’Iran, un pays qui l’honora six ans plus tard d’un prix, remis par le président iranien en personne, Mahmoud Ahmadinejad, « honorant le courage, la résistance et la combativité » du vieux négationniste. Dans le mensonge aussi, il est donc après tout possible de faire carrière et d’avoir eu une vie réussie selon les critères qu’on s’était choisi.
Faurisson n’était pas le premier à soutenir publiquement un tel non-sens, et il ne sera assurément pas le dernier. Il avait été précédé en la matière par Paul Rassinier (1906-1967), un militant socialiste déporté à Buchenwald et Dora pour fait de résistance qui, quelques années après la guerre, s’était mis à douter lui-aussi de l’existence de ce moyen perfectionné de mise à mort qui n’était pas employé dans les camps où il avait été emprisonné et où il avait souffert. Son Mensonge d’Ulysse, en 1950, fit scandale, mais c’est surtout la série d’ouvrages publiés dans les années soixante qui lui permit, grâce au renfort de l’extrême droite, en particulier de Maurice Bardèche, de devenir le « père fondateur » du « révisionnisme ». À la mort de Rassinier, avec lequel il avait été en contact, Faurisson reprit bientôt le flambeau. Au-delà de ses accointances idéologiques et de son très probable antisémitisme, c’est sans doute une puissante appétence iconoclaste qui poussa le jeune enseignant vers la thématique.
Faurisson avait pendant deux décennies mené une grande opération de propagande dont la base scientifique était inexistante.
Son premier coup d’éclat, en 1961, visait la plus grande figure des lettres françaises et son plus célèbre poème : les Voyelles de Rimbaud, dont Faurisson proposa une interprétation unilatéralement érotique qui enflamma la scène littéraire du début de la Ve République. Dans sa thèse achevée en 1972 et dont la soutenance avait, déjà, été chroniquée par Le Monde, Faurisson s’attaquait à un autre monument du patrimoine littéraire, Lautréamont, qu’il transformait en mystificateur ou en incompris dont les lecteurs n’auraient pas saisi le ressort comique. Il poursuivrait dans les années suivantes, par exemple avec Nerval, dont il proposait une traduction en français contemporain des plus grands poèmes : ceux-ci étaient supposés n’avoir qu’un seul sens, que le critique se faisait fort de faire surgir par sa réécriture. C’est par litote qu’on pourrait qualifier la critique littéraire de Faurisson de limitée dans sa méthode comme dans ses résultats.
Ce qui relie Rimbaud, Lautréamont et les chambres à gaz ? Assurément leur place iconique dans la manière dont la société de l’époque se concevait elle-même, donc leur potentiel de scandale. Et, dans l’esprit de Faurisson, le nombre et la qualité de personnes trompées par un texte obscur ou une réalité, selon lui, mal documentée. Mettre en circulation une interprétation déviante et parvenir à faire en sorte qu’elle soit sérieusement discutée, c’était, dans sa rhétorique, dévoiler un « pot aux roses ». Il pouvait alors dénoncer la naïveté de ceux, souvent nommément cités, qui s’étaient laissés abuser jusqu’alors et constituer par là même une réserve de contradicteurs, très utile pour que la manigance réussît, qu’elle devînt – polémique ou scandale – une affaire publique. On pourrait dire en somme que Faurisson fut, au long de toutes ces années, un trop habile communiquant qui, jusqu’à très récemment, s’imposait encore dans le débat public en poursuivant en justice ceux qui osaient simplement dire ce qu’il était : un menteur. Car la dernière ruse de ce mystificateur n’était pas de se présenter justement comme un démystificateur.
En 1999, Faurisson publiait en quatre forts volumes ses Écrits révisionnistes. Cet ensemble montrait crument qu’il avait pendant deux décennies mené une grande opération de propagande dont la base scientifique était inexistante. Car, sur l’ensemble de sa période d’activité, Robert Faurisson n’aura jamais produit qu’une seule étude, médiocre mais au moins un peu développée, une critique du Journal d’Anne Frank au terme de laquelle, sans qu’on puisse s’en étonner, il prétendait qu’il se serait agi d’un faux. Cette conclusion est contraire à la vérité, mais le plus étonnant n’est pas là : le Journal d’Anne Frank en lui-même ne témoignait en rien de l’existence ou non des chambres à gaz, puisqu’il avait été rédigé avant que la jeune fille ne fût déportée. La seule étude un peu poussée du négationniste portait donc sur une source qui n’avait aucun rapport avec la question qu’il prétendait aborder. En bref, si Faurisson affirmait avoir visité un grand nombre de centres d’archive, avoir brassé une documentation importante, n’avoir pas cessé de faire des recherches, la réalité est toute autre : il n’avait jamais travaillé, ou du moins il n’avait jamais travaillé à autre chose qu’à cette guérilla médiatique qui lui permit d’installer le scandale dans la durée, en envoyant moult missives, en instrumentalisant le droit de réponse et les procédures judiciaires, en formulant de la manière la plus précisément choquante ses énoncés, en développant ses réseaux politiques et de soutien, aux deux extrêmes du spectre politique, en investissant résolument Internet après sa création.
Faurisson ne cherchait pas la vérité, il instrumentalisait la notion de preuve qui lui est associée pour repousser à l’infini la perspective d’un consensus auquel il ne voulait pas consentir.
Paradoxalement, l’insignifiance de son apport est démontrée par le fait qu’il ne cessait de réclamer des « preuves » de l’existence des chambres à gaz. Il faut faire attention aux mots. Les historiens s’appuient sur des sources et une preuve n’est pas la même chose qu’une source. Une preuve, c’est un élément permettant de conclure à la réalité ou à la fausseté d’une réalité contestée. En employant un tel terme, Faurisson visait à entretenir l’idée suivant laquelle, justement, la Shoah aurait bel et bien constitué un événement historique débattu. Mais il y a plus : l’élément en question ne devient preuve qu’à partir du moment où il est reconnu comme tel, au terme d’un processus à la fois collectif et dialectique. La preuve vise à mettre tout le monde d’accord. En tant que telle, elle offre indéfiniment à celui qui s’oppose par principe la possibilité de contester le caractère probatoire de tel élément ou aussi bien de l’ensemble de la documentation disponible, maintenant par cet artifice le débat en apparence ouvert.
Faurisson ne cherchait pas la vérité, il instrumentalisait la notion de preuve qui lui est associée pour repousser à l’infini la perspective d’un consensus auquel il ne voulait pas consentir. Son principal contradicteur, le grand historien Pierre Vidal-Naquet, a eu l’intelligence de percevoir le piège et de s’y refuser : « Un dialogue entre deux hommes, fussent-ils adversaires, suppose un terrain commun, un commun respect, en l’occurrence, de la vérité. Mais avec les “révisionnistes”, ce terrain n’existe pas. […] Je me suis donc fixé cette règle : on peut, et on doit discuter sur les “révisionnistes” […], on ne discute pas avec les “révisionnistes”. » L’historien avait donc avec clairvoyance renoncé par avance à convaincre ceux qui ne voulaient pas l’être, ceux qui ne réclamaient des preuves que pour pouvoir, par perversité, les déclarer insatisfaisantes. Mais il faisait la démonstration, à destination du reste du monde, du caractère mensonger de leurs assertions.
L’intrusion de Faurisson dans la sphère publique française, depuis une quarantaine d’années, doit être replacée dans son contexte. En premier lieu, le scandale qu’il a réussi à créer était d’autant plus grand qu’il était agrégé, universitaire, et qu’il avait acquis une petite notoriété dans la critique littéraire : le savoir académique était contesté par un pair, issu, même s’il n’était pas historien, du monde académique. Rassinier, avant lui, avait bénéficié du même effet de revers : ses thèses étaient d’autant plus choquantes qu’elles émanaient d’un ancien déporté. Et si Henri Roques avait acquis une triste notoriété, c’est parce qu’il avait réussi, en 1985, à faire valider par l’université une thèse de troisième cycle négationniste. En d’autres termes, pour que l’énoncé négationniste fasse effraction dans la sphère publique, il avait fallu qu’il soit porté par des individus doté d’un capital spécifique, et l’opération n’était pas aisément reproductible par des acteurs dotés d’un capital moindre. D’autres depuis s’y sont essayés sans parvenir à attirer en France l’attention sur eux.
Le négationnisme a pu prospérer, pour partie, sur les défauts historiquement explicables d’une historiographie pionnière : le sujet ne semblait pas parfaitement légitime.
Le deuxième point à souligner est que ces discours avaient surgi à un moment de retard relatif de l’historiographie de la Shoah. Comme on le sait, la mémoire de cet événement tragique avait mis des décennies à s’imposer comme autonome et prégnante, à partir de la fin des années soixante-dix. Le travail des historiens ne connut quant à lui sa véritable révolution qu’une douzaine d’années plus tard, dans une configuration combinant découverte d’archives inédites conservées en Union Soviétique et rendues disponibles par la chute du Mur de Berlin et arrivée d’une nouvelle génération de jeunes historiens, en particulier allemands. En d’autres termes, le négationnisme a pu prospérer, pour partie, sur les défauts historiquement explicables d’une historiographie pionnière : le sujet ne semblait pas parfaitement légitime si bien que peu d’historiens s’y consacraient ; nombreux étaient les aspects de Shoah insuffisamment explorés ; les exigences n’étaient pas toujours aussi fortes qu’elles ne le sont devenues.
C’est en ceci que le négationnisme a eu un effet paradoxalement positif, même s’il fut limité dans le temps, celui d’encourager tout un ensemble d’acteurs à s’investir, pour des raisons diverses, dans l’écriture de cette histoire spécifique. On citera par exemple l’important livre collectif, Les Chambres à gaz secret d’État, publié aux Éditions de Minuit en 1984, ou les travaux de Jean-Claude Pressac sur les crématoires d’Auschwitz, ces grands complexes intégrés de gazage et de crémation construits à Birkenau pour assassiner les juifs déportés depuis toute l’Europe. Pressac, à cet égard, constitue une contre-figure de Faurisson : il s’était intéressé au sujet sous l’influence du négationniste, mais la confrontation avec les archives et surtout leur étude minutieuse l’avaient convaincu que ces complexes industriels avaient bel et bien été conçus pour tuer et été utilisés à cette fin. Il en fit une histoire qui, pour n’être pas sans reproches, a de grands mérites et sur laquelle on peut s’appuyer sans crainte.
Mais il y a un dernier élément à mettre en évidence. Le négationnisme dans la version de Rassinier, Faurisson et Roques n’est plus susceptible d’avoir le même impact aujourd’hui qu’hier pour cette raison que notre représentation de la Shoah a connu des modifications substantielles, dans le sens d’une plus grande exactitude. Nous avons aujourd’hui fini par intégrer le fait qu’à côté d’Auschwitz et des autres camps d’extermination, sur lesquels la mémoire s’était focalisée après la guerre, pour des raisons qu’on peut historiquement reconstituer, il y avait eu ce qu’on appelle sans doute improprement la « Shoah par balle », sur les territoires polonais et soviétiques. Pour le dire rapidement : la moitié des victimes juives de ce gigantesque massacre n’ont pas été tuées dans les chambres à gaz. Nier l’existence de celles-ci ne reviendrait aujourd’hui qu’à nier la moitié du génocide.
Le négationnisme n’est qu’incidemment un problème historiographique : il est avant tout une machine antisémite visant à blesser les survivants et les descendants des victimes.
Le négationnisme n’est pas l’envers de notre époque, il est notre époque, laquelle a suscité à la fois un mensonge obstiné et une recherche éperdue de connaissances sur un événement qui, dans notre conscience contemporaine, a pris progressivement une place centrale et, pourrait-on croire, définitive. Le négationnisme a donc été pendant des décennies comme le miroir de nos propres évolutions. L’avenir dira si sa fortune éventuelle, en France ou ailleurs, dans les années prochaines, nous révélera à nouveau quelque chose de nous-mêmes. Ce qui est clair, c’est que contrairement à ce qu’a voulu faire accroire un Faurisson réclamant avec une objectivité feinte qu’on lui apportât des « preuves », le négationnisme n’est qu’incidemment un problème historiographique : il est avant tout une machine antisémite visant à blesser les survivants et les descendants des victimes et à présenter les juifs, une fois de plus, comme des manipulateurs dirigeant le monde en sous-main pour leur bénéfice personnel, politique et financier. De Jean-Marie Le Pen à Dieudonné en passant par Ahmadinejad, les soutiens publics de Faurisson ne l’ont que trop montré. Et ce sont ces motifs qui ont poussé la représentation nationale à promulguer une loi, nommée du nom de son initiateur, Jean-Claude Gayssot, pour réprimer ces offenses répétées. Enfin, et suivant une autre perspective, il n’est pas faux de prétendre que les négationnistes, ces « Eichmann de papier », visaient en quelque sorte à parfaire un génocide dont ses responsables nazis ont tout fait pour effacer les traces.
Un antisémite est mort, un négationniste a disparu dans son grand âge, au terme d’une vie qu’il a voulue telle qu’elle a été. Et je pense à ce beau livre de David Boder, Je n’ai pas interrogé les morts. Non, ce sociologue américain n’avait pas interrogé les morts, dans les camps de DPs, en Allemagne ou ailleurs, dans l’immédiat après-guerre, avec son magnétophone à fil. Il avait interrogé les survivants, ceux qui avaient échappé par miracle au meurtre et ne pouvaient donc témoigner dans son intégralité de l’expérience de la criminalité antijuive nazie, puisque celle-ci avait le meurtre pour conclusion nécessaire. À certains, l’idée d’un au-delà est réconfortante. À d’autres, elle est déplaisante. Je me demande ce qu’il en était pour Faurisson et ce que ce sera pour lui, en toute hypothèse, quand ou si les millions de juifs assassinés viendront lui demander des comptes et lui dire comment c’était, dans les chambres à gaz, après que les portes en avaient été refermées.