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Théorie de la métamorphose

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Nous avons profondément transformé le monde et la Terre, et pourtant ce changement nous paralyse. Nous nous refusons à en accompagner les conséquences par un changement de nous-mêmes. La conversion d’un côté et la révolution de l’autre sont deux modèles d’action de l’homme sur lui-même et le monde. Mais seul le modèle de la métamorphose invite à un devenir où l’homme ne se complaît pas dans sa puissance.

J’en ai souvent rêvé. Me renfermer dans un cocon, peu importe lequel. Une pièce de mon appartement, une maison de campagne dans un pays lointain, un sous-marin au fond de la mer. Couper toute relation au monde et s’abandonner au travail de la matière. Sentir mon âme se tailler et se souder à nouveau sous une nouvelle forme. Éprouver une force qui la cisèle, qui la change de part en part. Se réveiller et ne rien retrouver de ce que je croyais appartenir à mon moi. Se réveiller et s’apercevoir que même le monde qui m’entoure est irréparablement différent – en texture, en intensité, en luminosité.

J’en ai souvent rêvé. S’enrouler dans la soie jusqu’à couper toute relation au monde pendant des jours et des jours. Se construire un œuf tendre et candide à l’intérieur duquel laisser travailler son corps. Traverser un changement à tel point radical que le monde lui-même ne sera plus le même. Ne plus pouvoir voir de la même manière. Ne plus pouvoir entendre de la même manière. Ne plus pouvoir vivre de la même manière. Devenir irreconnaissable. Habiter un monde lui-même devenu irreconnaissable.

J’en ai souvent rêvé. Avoir la puissance des chenilles. Voir des ailes surgir de son corps de ver. Voler au lieu de ramper sur le sol. S’appuyer sur l’air et non sur la pierre. Passer d’une existence à l’autre sans devoir mourir et renaître et par là-même faire basculer le monde sans le toucher. La forme la plus dangereuse de magie. La vie la plus proche de la mort. La métamorphose.

Nous avons fait du mouvement et de la transformation deux fétiches. Et pourtant tout est fait pour rendre le mouvement impossible.

Je me suis longtemps demandé pourquoi ce n’était qu’un rêve. Pourquoi je ne la vis jamais à l’état de veille. Il y a tout d’abord un malaise autour du changement.

Nous avons fait du mouvement et de la transformation deux fétiches. Et pourtant tout est fait pour rendre le mouvement impossible. Nous n’aspirons qu’à bouger, à changer de place dans la société, à muter dans un autre lieu d’habitation, à passer d’un état à un autre. Et pourtant tous ces changements sont une illusion : nous déplaçons la même vie dans un nouveau décor, un agréable trompe-l’œil qui masque les toiles d’araignée sur le vrai, vieux mobilier intact et vieilli de nos âmes.

La mondialisation avait promis une mobilité inouïe dans l’histoire de l’humanité. Elle s’est avérée une variante à échelle globale du jeu de l’oie. Les déplacements sont fébriles mais tous.tes les participant.e.s restent ceux ou celles qu’ils.elles étaient au départ. Les riches restent riches, les pauvres restent à l’arrivée sans plus d’opportunités qu’au départ. Les Occidentaux.ales restent occidentaux.ales partout, les Africain.e.s continuent à être exclu.e.s et puni.e.s en Occident. Si ces mouvements arrivent à altérer la société ou la géographie mondiales, c’est comme si celles-ci étaient deux faces d’un même Rubiks’cube : la nature et le nombre des couleurs restent les mêmes, elles changent juste leur position réciproque.

Nous sommes habitués à penser la transformation et le changement en suivant deux modèles principaux : la conversion et la révolution. La métamorphose n’est ni l’une ni l’autre.

Nous nous avouons un amour sans tache pour la transformation du monde, pour son progrès et son amélioration, et pourtant nous avons peur de tout changement réel. Nous prônons le changement des objets qui nous entourent, mais nous espérons que cela ne touche pas notre identité : nous avons horreur de perdre tout ce à quoi nous tenons. Nous avons transformé le monde jusqu’à la moelle et pourtant ce changement nous paralyse : nous nous refusons à en accompagner les conséquences par un changement de nous-mêmes.

À chaque fois la transformation est seulement simulée. À chaque fois le mouvement s’enlise. Il y a quelque chose qui nous retient de changer. Il y a quelque chose qui nous éloigne de la métamorphose.

Nous sommes habitués à penser la transformation et le changement en suivant deux modèles principaux : la conversion et la révolution. La métamorphose n’est ni l’une ni l’autre.

Dans la conversion c’est exclusivement le sujet qui change : ses opinions, ses attitudes, sa manière d’être se transforment, mais le monde qui l’accueille ne change pas et ne doit surtout pas changer. Car seulement un monde qui n’a pas été touché par la conversion peut témoigner du changement du converti. La conversion est souvent la conséquence d’un chemin intérieur, fait d’épreuves et de révélations, de longs exercices d’abstinence et d’ascétisme. Ce changement présuppose une maîtrise absolue et totale sur soi-même.

Il n’y a rien de plus éloigné de la métamorphose qu’une conversion. La conversion séduit : elle montre et témoigne au sujet sa propre toute-puissance. Le converti sera obligé de dire à tous.tes ses ami.e.s ego non sum ego, « je ne suis plus la personne que tu as connue ». Il sera obligé de répudier tous ses souvenirs, de refouler sa vie ou d’amputer une partie de soi. Il devra assumer un nouveau visage et une nouvelle identité, changer d’habits et de mœurs, ne plus rien retrouver de son passé immolé à sa volonté de changement. Mais il pourra toujours être sûr que ce changement vient de lui, et seulement de lui.

La nouvelle identité factice, entièrement produite par ce « moi » sans visage qui s’y cache derrière, n’est que la célébration quotidienne de cette puissance totalement apprivoisée, avec laquelle on aime s’identifier pour se protéger de tout ce qui se passe dans le monde.

Dans une métamorphose la puissance qui nous traverse et nous transforme n’est en rien un acte conscient et personnel de volonté. Elle semble venir d’ailleurs, être plus ancienne que le corps qu’elle façonne, opérer malgré toute décision. Et surtout, il n’y a aucun mouvement de refoulement ou de négation d’un passé ou d’une identité. Un être métamorphique est au contraire un être qui semble avoir déposé toute ambition à vouloir se reconnaître dans un seul visage. La vie qui traverse la chenille et le papillon ne peut être réduite ni à l’une ni à l’autre. Elle est une vie capable d’habiter et d’héberger simultanément plusieurs formes et qui fait de ce caractère amphibie sa puissance.

Toute révolution est beaucoup plus proche de la conversion que ce que l’on pourrait imaginer : dans les deux cas le sujet contemple sa propre puissance.

Le deuxième modèle, celui de la révolution, est beaucoup plus connu et beaucoup plus répandu. Dans la révolution c’est le monde qui change ; le sujet qui en est la cause et incarne le garant du passage d’un monde à l’autre ne peut pas se transformer, car il est le seul témoin de la transformation en cours.

La révolution est la forme de changement la plus chérie par la technique et la politique modernes : les deux semblent penser leur rapport au monde exclusivement sous le signe de sa transformation radicale. La technique est peut-être le paradigme du changement qui ne peut et ne doit toucher le sujet : un instrument technique ne doit surtout pas se modifier lorsqu’il transforme l’objet qu’il touche. C’est au contraire son extranéité au changement qui en mesure l’efficacité. C’est la raison pour laquelle toute technique reste une pratique d’exaltation du technicien, du sujet de la pratique, plus qu’un processus véritable d’amélioration de l’objet sur lequel elle s’applique.

On pourrait faire la même remarque à propos de toute politique qui fait de la révolution son propre horizon et son objectif principal. Car dans le rêve d’un monde qui serait entièrement constitué à partir d’un acte de volonté défini, il y a très peu d’amour pour la matière et le monde, très peu d’intérêt pour le changement et beaucoup de narcissisme et de tentatives pour transformer la réalité dans son propre miroir. Toute révolution, en ce sens, est beaucoup plus proche de la conversion que ce que l’on pourrait imaginer : dans les deux cas le sujet contemple sa propre puissance.

Il n’y a rien de plus éloigné de la métamorphose qu’une révolution. Depuis plus de deux siècles nous avons pensé la technique comme une projection d’un organe anatomique, dans un double sens. En premier lieu, l’objet technique serait la reproduction hors-corps de la forme d’un des organes dont notre corps se compose : le marteau ne serait que l’imitation de l’avant-bras et du poing, les lunettes celle du cristallin, l’ordinateur celle du système nerveux. Dans un deuxième sens, tout objet technique est censé reproduire le sujet et sa volonté à l’extérieur de son corps : le monde devient donc une prolongation du moi.

Les cocons sont partout. Ils n’attendent pas l’appel à la conversion ou à la révolution.

C’est l’exact inverse de ce qui arrive dans la métamorphose. Un cocon n’est pas un instrument de projection de soi hors les limites du corps anatomique. Il correspond, au contraire, à la construction d’un seuil où toutes les frontières et les identités – du moi comme du monde – sont suspendues de manière temporaire. Il est le chiasme qui fait du monde le laboratoire de genèse du moi et du moi la matière plus précieuse du monde, celle qui ne cesse pas de le transformer.

Nous devrons prendre le cocon comme paradigme non seulement de la technique, mais de l’être au monde tout court. Les insectes – les maîtres du cocon, les grands démiurges de la transformation – nous ont trompés. Ils nous ont fait croire que le cocon est un instrument spécifique, partiel, éphémère, dans la vie de certains individus. Il est au contraire la forme que la relation de tout ce qui est sur Terre entretient avec soi, avec le reste des vivants et avec la planète.

Les cocons sont partout. Toute cellule vivante en est un. Tout individu en est un : chacun de nous est l’espace dans lequel le monde cherche et trouve un nouveau visage. Les cocons sont partout. Tout milieu en est un. Chaque espèce en est un : une forme de vie est le lieu d’une métamorphose constante qui expose un présent à l’érosion perpétuelle d’un futur sans visage. Les cocons sont partout. L’atmosphère en représente le plus grand sur cette planète. Et la Terre dans sa totalité n’est qu’un immense cocon qui empêche tout sujet de se complaire dans sa puissance.

Les cocons sont partout. Ils n’attendent pas l’appel à la conversion ou à la révolution. À l’intérieur d’eux se construit sans cesse un futur irreconnaissable et imprédictible qui a déjà obligé plusieurs fois chacun de vous et tout ce qui vous entoure à changer d’anatomie.

 

Ce texte est publié en partenariat avec l’Ambassade de France en Italie et l’Institut français d’Italie, dans le cadre du cycle de débat d’idées « Cultivons notre jardin ».


Emanuele Coccia

Philosophe, Maître de conférences à l'EHESS

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