Politique

Pétain au Panthéon ?

Historien

Que signifie célébrer les maréchaux – a fortiori Pétain ! – comme l’a fait Emmanuel Macron ce mercredi 7 novembre ? Le titre de maréchal hérite d’une longue histoire au terme de laquelle il qualifie un général victorieux, nanti de fonctions politiques et militaires. Pareille annonce détourne la commémoration d’un souvenir de la mémoire des disparus en une célébration de la victoire de 1918. Outre l’inélégance de ce détournement dans un contexte d’amitié franco-allemande, le mot révèle l’instinct belliqueux des États-Majors, l’horizon d’une guerre majeure étant loin d’être écarté.

À la sortie de la préfecture des Ardennes ce mercredi 7 novembre, alors qu’un conseil des ministres délocalisé venait d’être tenu, le président de la République, Emmanuel Macron, est revenu sur une polémique qui hante l’organisation des célébrations du centenaire du 11 novembre 1918 depuis des semaines si ce n’est des mois. En affirmant qu’il est légitime de rendre hommage aux maréchaux de la Grande Guerre et, de manière générale, au commandement en chef, et donc, entre autres, au maréchal Pétain, il a opéré un revirement politique et intellectuel majeur.

En effet, une cérémonie le 11 novembre 2018 d’hommage aux maréchaux de France de la Grande Guerre était prévue depuis longtemps. D’après Jean-Dominique Merchet, sur son blog et dans L’Opinion, la découverte début octobre de cet hommage par le grand public et l’œil averti d’historiens a conduit d’abord à des critiques et ensuite à une prise de distance par la présidence de la République avec la dimension militaire de la célébration du 11 novembre en général, pour se concentrer sur les soldats. Le 30 octobre, la ministre des Armées, suivant la ligne du gouvernement avait encore, à l’antenne de RMC/BFMtv, pris une relative distance avec cette célébration, en rappelant principalement qu’elle ne concernait pas principalement Pétain. La déclaration du président apparaît donc comme un nouveau changement et une réflexion issue de son itinérance commémorative avec son chef d’État-Major particulier, l’amiral Rogel et le chef d’état-major des armées, le général Lecointre.

Si la prise de distance avec les maréchaux de la Grande Guerre, et tout particulièrement avec la figure de Pétain, a pu être relativement comprise, nombre de partisans de l’hommage aux maréchaux ont soutenu que ces derniers, tout comme les membres du haut commandement, avaient subi autant que les autres soldats la violence de la Grande Guerre : 106 généraux sont morts au front et nombre d’entre eux ont vu leurs enfants y mourir. L’affaiblissement du caractère militaire des cérémonies a été vu par certains commentateurs comme un refus de l’idée de victoire. Le 25 octobre, le président de la Mission du centenaire, le général Elrick Irastorza, affirmait même que le 11 novembre, il n’y avait rien à fêter. Dans cette distanciation avec l’idée de victoire, il y a d’abord la volonté de se placer dans un cadre franco-allemand et européen. Il s’agit ensuite de penser 14-18 sur le long terme pour voir en cette guerre, avec les historiens, le début d’un cycle de profonde brutalisation des sociétés européennes qui ne s’arrête pas en 1918 mais court au moins jusqu’aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Avec cette lecture, la notion de victoire de 1918 perd de sa force voire même toute sa substance.

La querelle des maréchaux semble apparaître comme un débat sur le commandement et sur la nature de la guerre. Dans ce cadre, le détail significatif est avant tout la volonté, ancienne, de l’état-major des armées de voir le commandement victorieux être célébré par l’État dans son ensemble. Plus profondément, ce qui devrait nous interroger et, peut-être, nous inquiéter, c’est le fait de devoir, en arrière-plan, revenir à l’idée de victoire en guerre. Car le paysage dans lequel cette polémique s’inscrit et dans lequel les armées le pensent sans doute, est bien celui de la guerre, non pas celle de 1914, mais celle à venir, celle qui nous concerne au XXIe siècle, en Europe, en France.

Les maréchaux sont devenus progressivement les chefs naturels des armées royales au titre de la compétence que l’accès au titre venait sanctionner.

Les maréchaux de France sont une institution aussi ancienne que changeante. Des maréchaux du Moyen Âge, il reste surtout Guillaume, comte de Pembroke et maréchal en Angleterre que Georges Duby a immortalisé (Guillaume le maréchal ou le meilleur chevalier du monde, 1984). Le maréchal est alors un chevalier et un seigneur exerçant un office à la cour en lien avec les chevaux, c’est-à-dire avec la guerre, puis avec les cérémonies. Ses lointains descendants se retrouvent dans les dernières cours royales : l’earl marshall en Angleterre, le maréchal de la cour en Belgique jusqu’en 2005, le hofmarskalk en Norvège.

Sous Napoléon Ier, il y avait un grand maréchal en charge du Palais ; le dernier fut Duroc. Les maréchaux de France de l’époque moderne sont à la fois des commandants des troupes royales et des acteurs majeurs du fonctionnement de la monarchie, en étant par exemple les juges d’un tribunal qui leur était propre, la table de marbre. Fadi El Hage a montré (Histoire des maréchaux à l’époque moderne, 2012) qu’à partir du XVIe siècle, les maréchaux deviennent des maréchaux de France – ce qui suppose dans le même temps d’avoir une définition de la France. Le maréchalat, un office de la couronne, est un des moteurs entre le XVIe et le XVIIIe siècle d’une professionnalisation du commandement militaire. Les maréchaux sont devenus progressivement les chefs naturels des armées royales au titre de la compétence que l’accès au titre venait sanctionner. Si en 1622 le maréchal de Thémine accepte d’être subordonné à Charles de Lorraine, 24 ans, en 1747, le maréchal de Maurice de Saxe refuse de l’être au prince de Conti que son statut de prince du sang royal place au-dessus de lui. De même avec l’élévation de Vauban, un ingénieur et un technicien par excellence, la dimension savante de la conduite de la guerre est reconnue.

L’Ancien Régime s’estompe ; à mesure que le commandement se complexifie, se bureaucratise, le maréchal, libéré de son lien intime avec le gouvernement peut faire figure de génie militaire victorieux. Napoléon Bonaparte établit une dignité de maréchal d’Empire par un sénatus-consulte du 18 mai 1804. En 1818, la Restauration s’inscrit dans la continuité de l’Empire et maréchal devient un grade supérieur, avec le statut de dignité désormais inscrite dans une carrière militaire stricte. Le modèle napoléonien a traversé le XIXe siècle et le XXe siècle, un maréchal de France est donc un général commandant en chef victorieux même si, dans les faits, cette définition souffre des nuances car quelle est la nature de la victoire ? La guerre ? Joffre et Foch sont faits maréchaux avant la fin de la guerre, Leclerc a commandé une division puis a été commandant en Indochine avant d’être rappelé ; à quoi son maréchalat est-il dû précisément ? Ainsi, le critère du commandement en chef autant que celui de la victoire est flou. Guillaume Denglos, dans sa récente biographie du maréchal Juin, montre comment son élévation en 1954 participe de nombreuses logiques. Si le bâton de maréchal est symboliquement remis à l’occasion de l’anniversaire de la bataille du Garigliano qui a eu lieu pendant la campagne d’Italie, l’ensemble résulte de manœuvres politiques de long terme au Parlement et participe d’une stratégie de revalorisation de généraux symboliques à la fois de l’armée d’Afrique et de Vichy.

Regarder en face la guerre qui vient est au cœur des préoccupations affichées par l’actuel état-major des armées français.

Les maréchaux par leur statut de dignitaire de la République, par l’autorité personnelle que confère la victoire, sont des personnages qui ne sont plus seulement des techniciens mais aussi des hommes politiques, tant la guerre et naturellement la victoire sont des objets politiques puisqu’il s’y joue le sort du pays. Ainsi, en 2018 convoquer les maréchaux de la Grande Guerre revient à rappeler les conditions de la victoire de 1918 et du même coup à s’interroger sur ce que gagner une guerre majeure peut encore signifier.

Le livre Les Vainqueurs. Comment la France a gagné la Grande Guerre du colonel Goya paru à l’automne 2018 propose une lecture de la fin de conflit comme une nette victoire française due à la capacité à être supérieure. Il y a dans cette affirmation un retour aux théories classiques de la guerre : la victoire vient d’une plus grande capacité à agir que celle de l’adversaire. Pour vaincre, il faut être capable non seulement d’avoir plus de ressources que l’adversaire mais encore il faut savoir mieux s’en servir. Or, c’est précisément tout l’enjeu de l’argumentation du colonel Goya, un des grands historiens militaires français contemporains, qui fut en particulier un fin analyste de la guerre américaine en Irak. Il montre que cette guerre a été gagnée par un commandement à la hauteur des enjeux, capable de s’adapter, de penser et d’innover. Le chapitre XIV, « L’armée française du futur », met en évidence comment avant même la fin de la guerre la réflexion sur les menaces futures existe. Il montre en particulier l’importance de textes doctrinaux et prospectifs comme la note de février 1919 : Considérations générales sur l’artillerie et les chars d’avenir signée du maréchal Pétain. En arrière-plan, l’ouvrage de Michel Goya fait le portrait d’un grand quartier général (GQG) puis d’un état-major de l’armée qui précisément ne sort pas de guerre en 1919 – contrairement au reste de la société civile qui, elle, en serait sortie – et qui assume un rôle qui est le sien : regarder la guerre à venir en face. En cela, il y a une sorte de tableau d’un âge d’or où l’armée française est l’une des plus nombreuses et des plus expérimentées et l’une des plus capables d’adaptation et de réflexion du monde. Cette période voit aussi l’éclosion d’une nouvelle génération d’officiers brillants forgée pendant la guerre.

Or, regarder en face la guerre qui vient est au cœur des préoccupations affichées par l’actuel état-major des armées français et avant tout par son chef, le général Lecointre, celui qui, à en croire Jean-Dominique Merchet, avait insisté sur l’hommage aux maréchaux. L’illustration la plus grande est peut-être l’ouvrage publié sous la direction du général Lecointre au début de l’année 2018 aux éditions Gallimard, Le Soldat. XXe-XXIe siècle et rassemblant les réflexions de nombreux officiers supérieurs – dont le colonel Goya – sur les guerres actuelles et sur la place du soldat, mais avant tout de l’officier, en particulier celui de l’armée de terre. En matière d’écriture, surtout quand il y a une certaine ambition, tout est symbolique et se trouve chargé de sens. La couverture de l’ouvrage est la photographie d’un soldat, fusil d’assaut en main, debout, de dos, entre deux blindés regardant un grand incendie qui occupe tout le fond de l’image. Le brasier, dont on devine le combustible à sa base, s’élève et domine le soldat qui lui fait face ; le bord de la photographie coupe la cime des flammes. Il y a dans cette image, et c’est sa fonction, comme un résumé de l’entreprise et de sa difficulté. Le lecteur, qui devient aussi spectateur, n’a pas accès à ce feu, le soldat fait écran. C’est un résumé de l’ambition intellectuelle de la revue Inflexions qui est née du constat qu’avec la fin du service militaire le lien entre la société civile et l’armée allait se distendre et qu’il fallait donc inventer de nouvelles médiations pour saisir le sens de la mission des soldats dans notre société.

L’économie des cyberattaques sur des infrastructures vitales change la donne et rappelle que les guerres majeures sont tout à fait possibles quand bien même elles auraient changé de physionomie.

Légèrement au-dessus du soldat, en arrière-plan, à mi-chemin entre lui et le brasier, un miroir. En toute logique, on devrait y voir le photographe, mais, de manière similaire au miroir peint par Diego de Velasquez dans Las Meninas, le miroir ne renvoie pas à celui qui regarde l’image. Le miroir, celui d’un rétroviseur d’un véhicule blindé de transport de troupes, ne renvoie qu’à l’intérieur du véhicule et au monde militaire et pas à celui du spectateur. Il semble que de ce miroir, bien visible mais qui ne reflète rien du monde du spectateur, on pourrait dire que : « la fonction de ce reflet est d’attirer à l’intérieur du tableau ce qui lui est intimement étranger ». Comme dans Les Ménines, par ce dispositif, ce qui se joue est l’autonomie de la scène dépeinte. Pour Michel Foucault, dans le tableau de Velasquez, il se joue la mise en scène de l’autonomie du pouvoir qui n’a plus besoin d’être représenté directement mais qui, pourtant, organise par son absence toute la scène. Il se joue, peut-être, dans ce livre, un moment dans l’histoire de la représentation de l’armée, et particulièrement de l’armée de terre : une recherche de ce qui la fonde en même temps que de ce qui l’organise et, comme le soldat, de ce qui la fait tenir debout près du feu.

Le maréchalat contient précisément cette question de l’autonomie du commandement et du politique. La victoire dans les guerres majeures est normalement son apanage. Notre voisin, tantôt rival tantôt allié, le Royaume-Uni, qui tout en ayant éprouvé si ce n’est épuisé régulièrement son armée se veut toujours une grande puissance militaire a conservé l’institution. Le 3 juin 2014, la reine Élisabeth II nommait lord Boyce, lord Walker et lord Stirrup, l’un amiral de la flotte, le suivant maréchal et le dernier maréchal de la RAF. Tous avaient été chief of defense staff, c’est-à-dire chef d’état-major des armées. Il s’agit au Royaume-Uni d’une habitude établie depuis le dernier conflit mondial : les chefs des forces britanniques sont faits maréchaux.

Faut-il alors se dire qu’en faisant disparaître la question de la guerre majeure, on fait disparaître le problème du commandement ? On sent au travers de ses dernières déclarations que le président Emmanuel Macron semble avoir évolué, réfléchi, été influencé, on ne saura pas. Mais l’actualité reste : dans l’essai Retreat from Doomsday : the Obsolescence of Major Wars (1989), John Mueller affirme la fin des grandes guerres interétatiques. Son analyse repose sur deux constats : ces guerres nécessairement majeures, industrialisées et particulièrement destructrices sont extrêmement coûteuses avec une rentabilité très faible, sinon nulle. Le second constat renforce le premier : les sociétés des grandes puissances sont de moins en moins enclines à faire la guerre. Ce recul du consentement, celui qui aurait fait accepter les premières et secondes guerres mondiales, mettrait en cause la capacité des sociétés à se mobiliser durablement. Une grande guerre interétatique impliquerait non seulement une mobilisation d’une partie de la société pour combattre ou rejoindre des organisations au service de la guerre mais encore supposerait la reconversion de certaines industries. Ces changements constitueraient des transformations profondes des modes de vies et des organisations sociales. En 2010, Fréderic Ramel et Jean-Vincent Holeindre (La Fin des guerres majeures ?) faisaient l’hypothèse que des guerres majeures devaient être possibles ; que savons-nous depuis ? Que la guerre dans l’espace cyber permet de renverser une partie de l’argumentation de Mueller : les campagnes d’influence qui peuvent avoir des effets stratégiques ont des coûts très faibles et peuvent accompagner par ailleurs des stratégies de coups de main comme en Ukraine. Au-delà, l’économie des cyberattaques sur des infrastructures vitales change la donne et rappelle que les guerres majeures sont tout à fait possibles quand bien même elles auraient changé de physionomie.


David Dominé-Cohn

Historien, Professeur en collège REP