Médecine

La greffe de tête n’aura pas lieu

Chercheur et praticien en neurologie

En 2018, le Frankenstein de Mary Shelley fête ses 200 ans et certains apprentis sorciers se prennent à vouloir tenter une greffe de tête. En plus des considérations éthiques et techniques, si cette greffe n’aura pas lieu, c’est que corps et esprit sont inséparables : car nous n’avons pas un corps que nous pouvons changer ; nous sommes ce corps. L’embodiment est la frontière indépassable de l’intelligence artificielle et du transhumanisme.

Force est de constater que, fin 2017, la greffe de tête annoncée n’a pas eu lieu. C’est-à-dire que la tête du russe Valery Spiridonov n’a pas été transportée sur le corps d’un donneur en mort encéphalique, comme planifié sur le calendrier établi en 2015 par Sergio Canavero. Le déplacement de la tête d’un cadavre sur un autre, présenté comme une « première », ne peut tenir lieu de succédané : aucun des obstacles scientifiques majeurs au projet n’ayant, en l’espèce, été surmonté.

De plus, la provenance des cadavres « frais » ayant consenti à la procédure n’est pas détaillée. Or, l’intervention s’est déroulée en Chine, un pays qui pratique la peine capitale à grande échelle… Plus fondamentalement, les raisons pour lesquelles la greffe de tête n’a pas eu lieu ne manquent pas, mais la plus immédiatement évidente est linguistique : ce n’est pas une greffe de tête dont il s’agit, mais d’une greffe de corps, le receveur étant celui à qui appartient la tête, et le donneur, qu’on prive de l’ensemble de ses organes désormais inutiles puisqu’il est considéré comme décédé (le décès étant signé par la mort encéphalique), celui qui fournit le corps. Ce n’est pas une tête que l’on transporte sur un corps, mais un corps qui est placé sous une tête, nuance.

Il faut reconnaître que dans un pays où l’on coupait la tête au roi, puis aux criminels, le projet d’une « greffe de tête », frappe davantage les esprits, mobilise davantage les mythes et les fantasmes, et est promis au succès médiatique. Ses promoteurs, Sergio Canavero, rejoint par un neurochirurgien chinois spécialiste des greffes, le Pr. Xiaoping Ren, assument une stratégie délibérément médiatique : ils jugent que suivre le chemin habituel de l’évaluation par les pairs et la publication dans les revues scientifiques aurait constitué un frein au développement de leur projet (« the only way to accelerate the process after decades of preparation was to go straight to society and bring the debate there… [the project] would have been killed by the academe », écrivent-ils).

L’esprit du projet relève clairement d’une conception transhumaniste des progrès médicaux et scientifiques.

Pourquoi s’encombrer de la laborieuse et incertaine soumission de leurs travaux expérimentaux, lorsqu’on peut emporter l’enthousiasme des foules en faisant miroiter le mythe de l’immortalité ? Plutôt « l’espoir que l’hystérie », proclament-ils, dans un étonnant renversement de perspective : l’impact polémique était pourtant bien plus probable, à un stade aussi précoce du projet, que si sa diffusion avait été restreinte à un cercle de spécialistes. De fait, dès l’annonce du projet HEAVEN (pour « Head Anasomosis Venture ») en 2013 par Canavero, les réactions vont affluer dans la presse et sur la toile, avec un mélange d’enthousiasme et d’horreur.

L’esprit du projet relève clairement d’une conception transhumaniste des progrès médicaux et scientifiques : les frontières traditionnelles doivent s’effacer et les questions bioéthiques constituent des freins d’un autre âge. Les perspectives techniques offertes par la science, en particulier l’intelligence artificielle, les nanosciences et les neurosciences, permettent de remettre en cause une conception de l’humain qui est tombée en désuétude. Le transhumanisme joue avec les limites, sans s’encombrer de considérations morales. Comme le souligne le philosophe Raphaël Liogier, il s’agit de faire fonctionner une mythologie qui soulève l’adhésion, en omettant les aspects éthiques et scientifiques, nécessairement déplaisants et rabat-joie : « le transhumanisme ne passe à l’adhésion intellectuelle qu’après avoir cultivé une adhérence imaginaire, au niveau même des désirs les plus enracinés », écrit-il.

Selon Ren et Canavero, la « greffe de tête » permet de sauver des patients affectés de maladies neurodégénératives touchant le contrôle moteur du corps. Le Russe Spiridonov, présenté en 2015 comme le candidat volontaire pour une première mondiale imminente, souffrait d’une amyotrophie spinale progressive, le privant de l’usage de son corps. Mais comme le montre Philippe Saint-Germain dans son livre La Greffe de tête. entre science et fiction (Liber, 2017), Canavero ne cache pas des visées plus étendues, où il rencontre les personnages de fiction. L’échange de têtes du roman de 1940 de Thomas Mann, Les Têtes interverties, pratiqué entre deux rivaux amoureux, est cité dans l’article princeps de Canavero et soulève les questions d’identité personnelle, génétique et biologique…

Car les questions ne manquent pas en effet. Et les premières sont éthiques.

Canavero argue que ces obstacles éthiques témoignent d’une perspective « occidentale » (qui serait à dépasser).

Le comité éthique des sociétés européennes de neurochirurgie (EANS) a confronté le projet de « greffe de tête » aux sept principes éthiques devant diriger la recherche clinique humaine : 1) la recherche doit permettre des progrès dans la connaissance ou la santé, 2) elle doit être méthodologiquement rigoureuse et présenter une validité scientifique, 3) la sélection des sujets volontaires doit être basée sur des critères scientifiques avec une analyse individuelle du rapport bénéfices/risques, 4) les bénéfices attendus de la recherche doivent être supérieurs aux risques encourus, 5) il doit exister une analyse critique indépendante de la recherche et une approbation avant, pendant et après celle-ci, 6) un consentement éclairé doit être recueilli, 7) les participants à la recherche doivent être respectés, notamment leur anonymat, leur droit à retirer leur consentement à tout moment, etc.

Pour le comité, aucun des 7 impératifs éthiques n’est garanti à l’heure actuelle. Canavero argue que ces obstacles témoignent d’une perspective « occidentale » (qui serait à dépasser) pour motiver le transfert du projet en Chine, où l’accueil serait moins tatillon de ce point de vue.

Outre que le projet n’a rien d’académique, y compris dans l’éthique de la recherche, il existe des obstacles moraux plus évidents encore. Le premier temps opératoire consiste dans l’acte de décapiter une personne vivante, ce qui est qualifiable en meurtre avec préméditation, sauf, éventuellement, dans le contexte d’une réglementation locale autorisant le suicide assisté. Cependant, la notion « d’aide au suicide » ou de « suicide assisté » implique, à la différence de l’euthanasie, que ce soit le patient lui-même qui procède au suicide et non un tiers, par auto-administration d’une potion létale…

Les problèmes qui surgissent ensuite ne sont pas moins insurmontables : en premier lieu, conserver une tête « vivante » privée de son corps n’est pas une mince affaire. À la différence des cerveaux de souris (chez qui Ren et Canavero ont déjà opéré des transferts), le cerveau humain est très sensible à la privation d’oxygène, dans des délais très courts (trois minutes pour l’hippocampe, qui joue un rôle majeur dans la mémoire). De l’autre côté, le corps sans cerveau se trouve dans une situation précaire, peu durable en pratique, comme on la connaît déjà chez les patients en mort encéphalique. Le fait que les centres régulateurs du cerveau n’assurent plus leur fonction homéostatique, qui maintient l’équilibre hydrique et électrolytique, hémodynamique, hormonal, nécessite une intervention rapide des services impliqués dans les PMO (prélèvements multiples d’organe) pour préserver la qualité des organes ciblés par les greffes.

En admettant que la connexion neuronale puisse être effective, il est illusoire d’imaginer qu’elle revête un sens quelconque pour le sujet.

À ce stade, si l’on dispose d’une tête viable et d’un corps préservé, la connexion chirurgicale des deux reste une prouesse. Mais les récentes greffes de visage et de mains, montrent que les équipes sont parvenues à un niveau de précision microchirurgicale qui rend ce niveau accessible à des chirurgiens entraînés. Demeure le problème de la connexion neuronale : comment relier une partie du système nerveux (le cerveau du receveur) à une autre (la moelle épinière du donneur). On estime, en France, à environ 50 000 le nombre de blessés médullaires, essentiellement d’origine traumatique. Réparer une moelle épinière, permettre à nouveau une circulation efficace de l’information nerveuse alors que la connexion a été interrompue, représenterait un formidable espoir pour ces personnes. À ce stade, les équipes les mieux rompues à cette problématique, comme celle de Grégoire Courtine à l’EPFL de Lausanne, en sont encore à travailler avec des patients dont la moelle est préservée pour partie, et tentent de favoriser la récupération.

Mais aussi improbable que soit une connexion, en admettant qu’elle puisse être effective et que l’information soit transmise de part et d’autre, il est illusoire d’imaginer qu’elle revête un sens quelconque pour le sujet. Les sensations qui nous parviennent en cheminant par la moelle ont la précision millimétrique nécessaire à l’exploration de l’environnement : la proprioception, par exemple, qui nous permet de connaître la position exacte de nos membres même lorsqu’ils sont en dehors de notre vue, repose sur la transmission de l’information musculaire, tendineuse et articulaire via les neurones les plus gros et les plus longs de l’organisme, qui transitent par la moelle. Aucune concordance n’est possible dans le détail entre l’appareil sensible ou moteur d’un corps et l’intégration centrale d’une tête. À l’époque où la syphilis pouvait détruire ces cordons médullaires (ce qu’on appelait alors le tabes dorsalis), Alphonse Daudet a décrit les douleurs insoutenables qui étaient engendrées (La doulou, publié bien après sa mort en 1930). Canavero et Ren arguent d’une préparation en réalité virtuelle du sujet, mais quelle réalité virtuelle peut mimer l’expérience intime d’un corps qui serait celui du donneur ?

D’autres soucis ? Le risque de rejet inhérent à toute allogreffe qui impose un corps étranger biologique, à un système immunitaire qui s’en défend. Sauf qu’ici, le système immunitaire est dans le greffon, dans le corps ! De sorte que c’est la tête qui sera rejetée par le corps, dans une réaction « greffon versus hôte » d’une ampleur inédite… Ou encore, génétique : de qui serait l’enfant conçu par le corps greffé ? La tête doit-elle adopter auprès des parents du défunt leur petite-fille ou petit-fils biologique ?

Si nous avions un corps, nous serions en mesure d’en changer. Or, nous n’avons pas un corps, mais nous sommes ce corps.

Nous vivons dans l’illusion d’un corps qui nous appartient. Si nous avions un corps, nous serions en mesure d’en changer. Or, nous n’avons pas un corps, mais nous sommes ce corps. J’ai pris prétexte des brefs moments où il semble s’imposer à nous (éternuement, chatouilles, hoquet, etc.) pour illustrer le fait que notre cerveau est, en quelque sorte, à la remorque de l’expérience corporelle (Chatouilles et autres petits tracas neurologiques, Belin, 2017). Ce que nous croyons vivre avec notre cerveau, nous l’éprouvons d’abord avec le corps.

Ce dualisme corps/cerveau redouble le dualisme esprit/cerveau mais témoigne de la même illusion : entourés de dispositifs artificiels de traitement de l’information nous nous assignons une position équivalente. Dès lors, il suffirait de transférer notre conscience-cerveau, pour assurer notre pérennité. Le fantasme transhumaniste de téléchargement de la conscience sur un support informatique relève de la même interprétation « cybernéticienne » de la personne humaine.

C’est cependant bien notre corps qui vit, et notre cerveau qui en élabore un récit permettant de maintenir une cohérence à notre expérience. L’embodiment (que l’on traduit approximativement par « incorporation ») est la frontière indépassable de l’intelligence artificielle. C’est le « ce que ça fait de…» (Thomas Nagel, dans un article célèbre de 1974, s’interrogeait de la sorte sur l’expérience subjective de la chauve-souris) qui témoigne à la fois de ce qu’éprouve le corps et de ce qu’en raconte le cerveau. Les personnes qui sont privées d’un membre font toujours l’expérience de « ce que ça fait d’avoir un bras » alors qu’il a été amputé : c’est le membre dit « fantôme ». On se doute que le corps « fantôme » ne s’incarne pas dans le corps greffé…

À la veille de la Seconde guerre mondiale, la pièce de Giraudoux La Guerre de Troie n’aura pas lieu (créée en 1935), tenta de conjurer l’inévitable conflit européen. Mais nous savons bien, nous, que la guerre de Troie a eu lieu… Si la greffe de tête n’aura pas lieu avec Ren et Canavaro, il est vraisemblable que d’autres, plus tard ou encore bien plus tard, la tenteront à nouveau. Or, les greffes des différentes parties segmentées du corps n’équivalent pas à celle de sa totalité. Les questions bioéthiques soulevées par ce projet doivent être débattues. Le roman de Mary Shelley a 200 ans en 2018 : il faut se saisir du mythe de Frankenstein.


Laurent Vercueil

Chercheur et praticien en neurologie, Responsable d'unité au CHU de Grenoble

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