Société

La méritocratie ou l’envers de la démocratie

Philosophe

En apparence consistante, la notion de mérite pèche par défaut de justesse et de justice : quiconque se proclame méritant est en réalité un ingrat, car il oublie sa dette envers les autres. La méritocratie accorde prix aux uns et mépris aux autres, consacre les uns et massacre les autres. Fondée sur la raison du plus fort, elle constitue l’envers de la démocratie.

Dans la société actuelle, où la reproduction sociale bat son plein, les transclasses, qui franchissent les barrières de classe et connaissent une trajectoire économique, politique et culturelle, différente de leurs familles, sont souvent enrôlés dans le cadre de l’idéologie méritocratique comme des exemples à imiter ou à éviter, selon qu’ils accroissent ou perdent leur capital initial. La récupération politique des destinées singulières par la classe dirigeante a pour but de montrer qu’il n’y a pas de fatalité, que chacun est responsable de son sort et que tout dépend en dernier ressort de ses propres efforts.

On comprend bien tout l’intérêt d’une telle démarche. D’une part, elle permet de soutenir que l’ordre social est juste, parce qu’il reflète les qualités réelles de chacun et ne fait que sanctionner les mérites de ceux qui connaissent une ascension et les fautes de ceux qui stagnent ou chutent, par paresse, négligence ou mauvaise volonté. Elle conforte ainsi la classe dominante et fragilise la contestation en la faisant passer pour de l’aigreur, de l’envie ou du ressentiment. D’autre part, elle permet d’embrigader les exclus du système en leur offrant l’espoir d’être un jour les élus. Ce faisant, elle les conduit à resserrer leurs chaînes en devenant eux-mêmes leurs propres bourreaux. La meilleure des dominations n’est-elle pas celle qui est incorporée par les dominés au point de la désirer ?

Car loin s’en faut que la défense de la méritocratie et du volontarisme soit l’apanage des dominants. Elle est assez largement partagée et c’est bien là le propre de l’idéologie que de s’imposer comme une croyance commune illusoire qui résiste à la vérité. L’illusion, étymologiquement, renvoie à ce qui se joue de nous. De qui ou de quoi sommes-nous alors le jouet quand nous convoquons l’explication toute faite et facile du mérite, au lieu de nous pencher sur les processus de fabrique des transclasses et d’analyser rigoureusement les causes complexes et multiples qui concourent à les produire ? [1] On peut en effet se demander si derrière les fameuses formules : « quand on veut, on peut », ou « à chacun selon son mérite », ne se cache pas un déni de l’existence des classes et des inégalités sociales, raciales et genrées.

Le mérite est généralement convoqué pour justifier une position de supériorité sociale et l’octroi de gratifications et de distinctions.

Dans le discours politique ambiant, le mérite est souvent présenté comme un ensemble de qualités personnelles, intellectuelles ou morales, dignes d’estime et de rétribution. Il est généralement convoqué pour justifier une position de supériorité sociale et l’octroi de gratifications et de distinctions, sous forme d’espèces sonnantes et trébuchantes, de reconnaissance symbolique ou de privilèges politiques. À l’origine, le mérite est lié à l’idée de récompense et de châtiment. Meritum, en latin, désigne le gain, le salaire, et il est dérivé du verbe merere, qui signifie gagner, toucher, recevoir comme part ou comme prix. Le mérite est destiné à sanctionner la valeur d’un individu et à le récompenser à proportion de ses qualités dans le cadre d’une justice distributive. Il est le fruit d’une évaluation, d’un calcul proportionnel, qui mesure l’écart entre le coefficient d’adversité initiale, lié notamment à l’environnement social et familial et le résultat obtenu à l’arrivée grâce aux efforts et à la mobilisation des qualités propres.

Si en apparence la notion semble consistante, en réalité, elle est creuse et pèche par défaut de justesse et de justice. Le mérite est l’un « de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens, qui chantent plus qu’ils ne parlent », pour reprendre une formule que Paul Valéry appliquait à la liberté.

Quand on dit de quelqu’un qu’il a du mérite en le distinguant des autres, on parle en réalité pour ne rien dire, car cela ne correspond à aucune qualité intrinsèque dont l’individu pourrait se targuer. En effet, nos qualités propres sont impropres d’une certaine manière, car elles ne dépendent pas totalement de nous. De deux choses l’une : ou bien elles sont innées, en tout ou partie, et relèvent de notre patrimoine génétique. Dans ce cas, elles ont la forme de dons ou d’aptitudes, que nous avons reçus et par conséquent nous ne sommes pas fondés à nous en attribuer le mérite. Ou bien elles sont acquises et dépendent pour l’essentiel de l’interaction avec l’environnement social, familial, amical, auquel cas l’individu ne peut revendiquer un mérite propre, à rigoureusement parler. Comment démêler la part qui lui revient au juste, lui qui doit tout aux soins de sa famille et de ses éducateurs ?

Que le patrimoine soit biologique, familial ou social, nous sommes tous des héritiers, mais pour certains, la besace est pleine et pour d’autres, elle est trouée.

En naissant, un enfant n’a rien et n’est rien. Sans soin ni éducation, il est incapable de se nourrir, de parler et de se développer. Les enfants « sauvages », que le sort a condamnés à vivre seuls, étudiés par Lucien Malson, le montrent plus qu’assez. « Avant la rencontre d’autrui et du groupe, nous dit Malson, l’homme n’est rien que des virtualités aussi légères qu’une transparente vapeur. Toute condensation suppose un milieu, c’est-à-dire le monde des autres [2] ». Si l’enfant n’est pas un pur réceptacle passif, le développement de sa puissance d’agir et de penser est néanmoins fonction de celle dont dispose sa famille et sa classe d’origine. Dès lors, comment pourrait-il dès son plus jeune âge manier les trésors de la langue si ses parents ou ses proches ont une culture limitée et disposent d’un vocabulaire réduit à quelques centaines de mots ? Comment pourrait-il bien se former s’ils perdent leur vie à la gagner et n’ont ni temps à lui consacrer, ni argent à lui donner pour financer études, voyages et loisirs, permettant d’élargir sa culture et de diversifier ses compétences ? Comment ne pas voir l’importance des politiques publiques et l’impact de l’environnement social sur sa trajectoire ?

En somme, que le patrimoine soit biologique, familial ou social, nous sommes tous des héritiers, mais pour certains, la besace est pleine et pour d’autres, elle est trouée. Dans ces conditions, est-il juste de récompenser ou de châtier un individu en fonction du sort qui l’a fait naître dans une famille puissante ou misérable ? Autant dire alors que la justice est une loterie et le mérite une supercherie, puisqu’il ne renvoie à aucune qualité intrinsèque dont l’individu pourrait se prévaloir seul. Quiconque se proclame méritant est en réalité un ingrat, car il oublie sa dette envers ceux qui ont contribué à le faire. Cet oubli des autres sur lequel se construit le prétendu self made man est sans doute l’effet de l’incorporation d’habitudes et de manières d’être si précocement inculquées qu’elles semblent naturelles et aller de soi comme si elles venaient de soi.

À supposer même que l’on puisse distinguer les individus sur la base de leurs qualités propres et les rétribuer à proportion de leur mérite, serait-il juste pour autant de fonder une société sur un tel principe ?

On oublie souvent qu’il n’y a pas de mérite sans démérite et que la gloire éclatante des uns a pour revers la relégation honteuse des autres. La méritocratie, par définition, est tout entière fondée sur la distinction entre ceux qui méritent et ceux qui ne méritent pas. Il est frappant de constater que les discours sur le mérite font miroiter la récompense et passent sous silence le châtiment qui va à l’origine de pair avec elle. Par une forme d’hypocrisie sociale et d’euphémisation de la cruauté, les tenants de la méritocratie font comme si une société fondée sur le mérite des uns n’impliquait pas le démérite des autres. Les théologiens de jadis étaient bien plus conséquents que les politiciens d’aujourd’hui car ils assumaient clairement l’enjeu de leurs débats sur le mérite : le paradis pour les uns, l’enfer pour les autres. Il faut pourtant regarder les choses en face. La méritocratie accorde prix aux uns et mépris aux autres et sous couvert de louer les forts, elle proclame : pas de pitié pour les faibles ! Une société qui consacre les uns et massacre les autres, symboliquement ou réellement, mérite-t-elle à son tour le nom de société ? Elle est bien plutôt un désert ou une solitude, pour parler comme Spinoza, dans laquelle les hommes luttent pour survivre et sont en perpétuelle compétition pour être les gagnants du système.

La plupart du temps, la méritocratie n’est que le prête-nom de l’arrivisme et de la rente.

Il est vrai qu’à partir du XVIIIe siècle la distinction par le mérite est apparue comme un progrès dans la mesure où il s’agissait d’opposer les qualités personnelles des individus à la société de cour et aux privilèges de la naissance. À la distinction héréditaire entre nobles et roturiers, elle substituait l’élitisme républicain, mais aujourd’hui, elle est plutôt un instrument au service du conservatisme social. On assiste ainsi à une forme de retournement paradoxal : brandie autrefois contre les privilèges, le mérite devient un moyen de les garder, en leurrant les foules au moyen de récompenses et de médailles, car qui peut croire un instant que les chances sont égales et que tout dépend de la bonne volonté de chacun ? La plupart du temps, la méritocratie n’est que le prête-nom de l’arrivisme et de la rente. Dans sa pauvreté théorique, elle sert de cache-misère à la lutte des classes et aux inégalités. En accordant les meilleures places aux mieux dotés socialement et en faisant miroiter les spectaculaires parcours des rares transclasses pour occulter la vérité, elle reconduit l’injustice de la naissance et la redouble en donnant plus à ceux qui ont plus et moins à ceux qui ont moins.

Rivé sur les podiums et les feux de la rampe, un système méritocratique oublie les obscurs et les sans-grades au bas de l’échelle sociale. Que faire de ceux qui font tous leurs efforts et qui échouent ? Ont-ils vraiment démérité ? Que faire de ceux qui n’ont ni l’énergie ni le désir d’agir ? Doit-on les sanctionner sans comprendre que ce que nous appelons hâtivement paresse est une forme d’impuissance qui a ses causes et ses lois ? Une justice distributive, qui accorde invariablement récompense ou châtiment à proportion d’un prétendu mérite, est sans doute la pire des injustices. Aristote le disait déjà : la justice doit être corrigée par l’équité qui prend en compte les cas singuliers irréductibles à la loi générale et s’ajuste à eux pour que le glaive soit tempéré par la balance et ne devienne pas un fléau.

Ainsi, la méritocratie, c’est l’envers de la démocratie : elle envoie les pauvres en enfer et ruine tout avenir commun, en divisant au lieu d’unir. Une société fondée sur le mérite a beau mettre ses transclasses en vitrine, elle n’est rien d’autre qu’un état de guerre larvée où la raison du plus fort est toujours la meilleure.

 


[1] Cf. sur ce point, Chantal Jaquet, Les Transclasses ou la non-reproduction, PUF, 2014, et La Fabrique des transclasses, Chantal Jaquet et Gérard Bras, PUF, 2018.

[2] Les Enfants sauvages, Éditions 10/18, 1964, p. 9.

Chantal Jaquet

Philosophe, Professeure à Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Notes

[1] Cf. sur ce point, Chantal Jaquet, Les Transclasses ou la non-reproduction, PUF, 2014, et La Fabrique des transclasses, Chantal Jaquet et Gérard Bras, PUF, 2018.

[2] Les Enfants sauvages, Éditions 10/18, 1964, p. 9.