La guerre contre le terrorisme ou le nouvel ordre in-humanitaire
La guerre contre le terrorisme s’est imposée dans l’imaginaire et le réel collectif de façon tragique et spectaculaire le 11 septembre 2001. L’attaque des tours jumelles du World Trade Center diffusée en mondiovision en l’an 1 du vingt et unième siècle est devenue le symbole des nouvelles menaces globales portées par des groupes armés non étatiques qui peuvent frapper les civils que nous sommes, sans souci des frontières au cœur de nos sociétés.
Cet évènement tragique a déclenché aux États Unis une remise en cause des règles fondamentales des droits humains mais aussi du droit de la guerre et permis de développer de nouvelles doctrines sécuritaires et militaires transnationales légitimant la torture, les assassinats ciblés et la détention arbitraire perpétuelle. Ces efforts pour légitimer des pratiques de « guerre sale » jusque-là interdites, ont permis l’émergence d’un consensus contre-terroriste international, factice et mortifère, soutenu par de très nombreux États qui en tirent le « droit » et la capacité d’exterminer leurs opposants non étatiques labellisés terroristes dans la majorité des conflits armés non internationaux.
Le contre-terrorisme est une doctrine militaro-sécuritaire qui n’a pas été inventée le 11 septembre 2001. Elle est utilisée depuis longtemps par la plupart des États dont l’autorité et la sécurité intérieure est contestée par l’action de groupes armés non étatiques. La France en Algérie, la Russie en Tchétchénie et Israël, pour ne citer que ces États, avaient déjà théorisé les pratiques de guerre contre-insurrectionnelles autour d’une figure spécifique d’ennemi qualifié de terroriste qui permettait de s’affranchir des règles normales de la guerre et de la paix.
Les doctrines et pratiques de la guerre anti-terroriste contredisent certaines règles fondamentales du droit humanitaire.
Depuis 15 ans, la lutte contre le terrorisme s’appuie également sur un arsenal législatif international soutenu par les États et des organisations internationales telles que l’organisation des Nations Unies dont les résolutions incitent les États à adopter des lois spécifiques permettant de criminaliser le financement et toutes les formes de soutien et d’actes terroristes et de faciliter le jugement des auteurs de ces actes. Beaucoup de choses ont été écrites sur les risques que ces lois et doctrines font courir en temps de paix à l’état de droit et aux libertés démocratiques, mais c’est dans les situations de conflit armé que leur impact est le plus grave et le plus méconnu.
En situation de paix, la qualité et l’impartialité de la justice anti-terroriste est en tant que telle sujette à caution en raison de son caractère largement dérogatoire vis-à-vis des règles, pratiques et garanties normales du droit pénal. En effet elle repose sur des définitions de l’infraction très larges et le juge y est fortement dépendant des « services secrets » pour l’information et la preuve. Le caractère démocratique des sociétés concernées ainsi que la qualité du système judiciaire peut néanmoins servir de garde-fou, même si l’histoire nous montre la fragilité du rempart démocratique dans les situations de crise.
En revanche, dans les pays en proie à des conflits internes, les lois contre-terroristes impactent directement la conduite des hostilités et le droit aux secours humanitaires. Les doctrines et pratiques de la guerre anti-terroriste contredisent certaines règles fondamentales du droit humanitaire destinées à assurer le secours et la survie des civils.
Ces lois anti-terroristes ne contiennent quasiment jamais d’exemption concernant le secours médical et humanitaire pourtant prévu par le droit des conflits. Elles ont été transcrites en droit national de façon précise et imprègnent le droit pénal de chaque pays alors que l’intégration nationale du droit international humanitaire est encore lacunaire. Enfin le simple garde-fou judiciaire est inadapté dans les situations de conflit où la clarté du droit et de son interprétation est un impératif pour limiter les effets du recours à la force sur les populations.
Contrairement à ce que pourrait laisser croire les diverses initiatives onusiennes sur la protection de la mission médicale et des victimes des conflits, nous sommes confrontés à un mouvement sans précédent de dérégulation de la protection des civils dans les conflits armés non internationaux. Les acteurs armés non étatiques portent une grande responsabilité dans la cruauté de ces conflits, mais leur rôle se limite à violer des règles et pas à la réécrire à la baisse.
Les attaques d’hôpitaux par des armées étatiques engagées dans des coalitions contre le terrorisme en Syrie, en Afghanistan, au Yémen et ailleurs ne sont pas des épiphénomènes regrettables mais la preuve d’une révolution juridique majeure portée par les États dans un mélange de déni et de silence complice. L’enjeu de cette révolution souterraine est trop important pour être abandonné à la complexité technique du droit de la guerre et à l’ombre des opérations spéciales. Cet enjeu est celui de la disparition de l’espace civil dans les conflits anti terroristes et la criminalisation des secours humanitaires.
L’histoire de l’humanité est faite de l’histoire des conflits et de la tension permanente entre le recours à la force au nom de la sécurité et l’encadrement des capacités de destruction et d’extermination collective. Le droit international humanitaire aussi appelé droit de la guerre ou droit des conflits armés est né dans les plis de cette activité guerrière avec l’engagement par les États de permettre la survie de ceux qui ne participaient pas ou plus aux hostilités. À côté du principe de nécessité miliaire qui régit la conduite des hostilités, ils reconnaissent le principe de nécessité humanitaire qui organise le secours aux victimes par les organisations humanitaires impartiales.
Le droit au secours humanitaire pour les civils dans les conflits non internationaux est l’une des conquêtes les plus récentes de l’humanité dont la fragilité ne doit pas être sous-estimée.
Pendant des siècles les États ont refusé d’adopter des règles relatives à la protection des civils dans les conflits arguant que cela relevait de leur souveraineté et des nécessités militaires. Ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que le droit à la protection et à l’assistance des civils victimes des conflits sont apparus dans le droit humanitaire international. La quatrième convention de Genève de 1949 marque cette révolution concernant les secours dans les conflits internationaux. Il a fallu attendre 1977 pour que les États signent le deuxième protocole additionnel aux conventions de Genève qui étend le droit au secours et à la protection aux victimes des conflits armés non internationaux et qui limite les méthodes de guerre utilisées jusque-là contre les acteurs armés non étatiques.
Le droit au secours humanitaire pour les civils dans les conflits non internationaux est l’une des conquêtes les plus récentes de l’humanité dont la fragilité ne doit pas être sous-estimée. Il répond aux défis des conflits auxquels nous sommes majoritairement confrontés aujourd’hui en Syrie, au Yémen en Irak et ailleurs.
L’exercice du droit au secours dans les conflits armés non internationaux a toujours été complexe, compte tenu notamment de l’asymétrie entre l’État et l’acteur non étatique partis au conflit. La difficulté pratique de faire la distinction entre les civils et les combattants est aggravée par le fait que les États refusent de reconnaitre le statut juridique de combattant aux acteurs armés non étatiques. Ces combattants non étatiques sont donc assimilés en droit à des civils criminels qui prennent part aux hostilités. Cependant le droit humanitaire limite l’impact de cette criminalisation de l’ennemi sur le statut des civils et des victimes de ces conflits en affirmant que le secours humanitaire est une obligation et ne peut pas être assimilé à un soutien ou une complicité avec l’ennemi, ni une participation indirecte aux hostilités.
Cela est particulièrement vital pour les civils qui vivent sous le contrôle ou sur des territoires contrôlés par des groupes armés non étatiques. C’est également vital pour garantir la sécurité du personnel humanitaire engagé dans ces actions de secours.
Le droit humanitaire est encore plus explicite concernant le secours médical, puisqu’il oblige le personnel médical à soigner tous les malades et blessés sans discrimination et qu’il prévoit que le personnel médical ne pourra pas être puni ou jugé pour avoir fourni des soins à des malades et blessés y compris ennemis, conformément aux obligations d’éthique médicale.
Mais ce cadre légal prévu pour les situations de conflit armé est largement remis en cause par les lois anti-terroristes qui impriment à l’espace civil une deuxième couche de lecture criminelle qui menacent l’avenir du droit et l’action humanitaire. Pour s’adapter à la complexité du phénomène et à la contrainte de la preuve, les lois anti-terroristes utilisent des définitions très larges des différents actes qu’elles criminalisent parfois sans même exiger que l’auteur ait eu la connaissance ou l’intention de les commettre.
Les lois anti-terroristes abolissent la catégorie de « civils » victimes de conflit et lui substituent celle de soutiens, complices ou suspects de collusion avec les terroristes.
Les définitions de financement, de soutien matériel au terrorisme ou d’entente avec les terroristes recouvrent et criminalisent toutes les activités de secours que le droit humanitaire a pourtant rendues obligatoires au titre de l’action humanitaire dans les situations de conflit. Elles abolissent également la catégorie de « civils » victimes de conflit et lui substituent celle de soutiens, complices ou suspects de collusion avec les terroristes.
Les civils qui vivent et travaillent sur des territoires contrôlés par des terroristes sont assimilés de façon générale à des sympathisants, complices, ou coupables du soutien involontaire qu’ils apportent. L’espace civil créé par le droit humanitaire en opposition à celui des combattants et selon le critère strict de participation directe aux hostilités, est ainsi aboli au profit d’un vaste espace de soupçons criminels formé autour de notions vagues et extensives tels que le soutien ou la complicité même involontaire. Certains États refusent ainsi aujourd’hui le financement de secours humanitaire au profit de populations qui auraient passé six mois sur des territoires contrôlés par des terroristes.
Les organisations humanitaires qui fournissent des secours humanitaire à ces populations tombent également sous le coup de la définition vague de soutien matériel direct ou indirect aux terroristes. Pire, le simple fait pour les membres de ces organisations humanitaires d’entrer en contact avec des groupes armés pour organiser le secours des populations relève dans de nombreuses législations du crime d’entente et de communication avec des terroristes.
Concernant le secours médical, la situation est encore plus confuse puisque le droit des conflits oblige à soigner les ennemis hors de combat et interdit de les prendre pour cible, alors que les lois contre terroristes incluent la fourniture de soin médical et de médicament dans le soutien matériel au terrorisme. L’obligation de soigner l’ennemi blessé et hors de combat est la règle la plus ancienne du droit humanitaire, objet de la première convention de Genève en 1864, négociée sur les dépouilles humaines du champ de bataille de Solférino. Mais aujourd’hui l’interdiction de soigner les ennemis qualifiés de terroristes s’impose en fait et en droit dans de nombreux pays en conflit. Cela se traduit par des attaques sur les structures médicales qui peuvent leur apporter des soins et sur le personnel soignant. Cela se traduit aussi par la criminalisation du personnel soignant et de secours au titre de la complicité.
Le déroulement de la guerre en Syrie est le reflet exact d’un conflit dans lequel le droit pénal contre terroriste remplace aux yeux du gouvernement le droit des conflits armés et du secours humanitaire. Il s’agit d’une situation pré-Solférino pour le statut de la mission médicale et des victimes du conflit.
La gravité de ce constat est de montrer que la Syrie ne constitue pas une tragédie isolée mais que faute d’action juridique appropriée elle deviendra la nouvelle norme de secours pour les victimes des conflits.
La nécessité et la légitimité de ces lois anti-terroristes n’est pas discutable mais leur prolifération sous la pression internationale conduit à de multiples dérives et abus, notamment dans les pays en conflit.
Il est donc urgent de rétablir clairement la primauté du droit humanitaire dans les contextes de conflits et de garantir l’intégration de ses règles dans le droit national. Cela passe concrètement par deux mesures simples. D’une part l’intégration de clauses d’exemptions humanitaires dans toutes les lois et directives anti terroristes adoptées au niveau national et international. D’autre part l’inscription dans le droit pénal national de l’immunité déjà contenue dans le droit humanitaire concernant l’interdiction de punir le personnel médical en période de conflit. Cet « oubli » des États engage plus que jamais leur responsabilité dans la violence actuelle sur le secours médical .