Politique

Les Gilets Jaunes ou le discrédit de la démocratie représentative

Politiste

Au-delà de multiples revendications politiques plus ou moins claires et cohérentes, les Gilets Jaunes expriment surtout une critique radicale du régime de représentation politique. Dans leur modus operandi, ils chamboulent deux siècles d’action politique ; ils en piétinent les règles et la bienséance.

Heureux sont les commentateurs et dirigeants politiques qui ont pu discerner très tôt quelle était la nature et les objectifs du mouvement des Gilets Jaunes ! Pour ma part, je peine encore aujourd’hui à interpréter un mouvement traversé de courants contradictoires et paradoxaux. Dire que le mouvement des Gilets Jaunes ne correspond à aucun autre mouvement majeur dans l’histoire de France contemporaine est un euphémisme. Ce qui caractérisait les mouvements sociaux depuis mai 68, c’était leur grande lisibilité politique. Soit ils étaient déclenchés par les syndicats, rejoints ensuite par les partis politiques, soit ils étaient le fait d’actions catégorielles spontanées (lycéens, infirmières, cheminots) mais, très vite, ils étaient encadrés par les syndicats et les partis politiques.

Dans tous les cas de figure, ils s’inscrivaient dans le jeu de la démocratie représentative, née avec l’établissement, puis l’extension progressive du suffrage universel. La division du travail de représentation était claire et nette : aux syndicats la défense des intérêts catégoriels des travailleurs et aux partis politiques la tâche d’articuler ces revendications catégorielles en propositions politiques par le canal des institutions politiques (parlement, gouvernement).

La démocratie représentative est un régime dans lequel les citoyens sont gouvernés par l’intermédiaire de leurs représentants élus à qui ils délèguent leur pouvoir. Il faut noter que les fondateurs de ce mode de gouvernement l’opposèrent à la notion même de démocratie. Emmanuel-Joseph Siéyès reconnaissait l’opposition entre, d’une part, le gouvernement représentatif républicain et la démocratie.[1] Dans un discours prononcé après la début de la révolution, Siéyès, pour qui le Tiers-État (le peuple) était « tout », articulait sans détour la distinction entre les deux régimes : « Les citoyens peuvent donner leur confiance à quelques-uns d’entre eux. Sans aliéner leurs droits, ils en commentent l’exercice. C’est pour l’utilité commune qu’ils se nomment des représentations bien plus capables qu’eux-mêmes de connaitre l’intérêt général, et d’interpréter à cet égard leur propre volonté. L’autre manière d’exercer son droit à la formation de la loi est de concourir soi-même immédiatement à la faire. Ce concours immédiat est ce qui caractérise la véritable démocratie. Le concours médiat désigne le gouvernement représentatif. La différence entre ces deux systèmes politiques est énorme.»[2]

Les dirigeants révolutionnaires en 1789, qui étaient en tout point comparables à nos dirigeants actuels de droite et de gauche (des hommes blancs d’âge mûr d’extraction bourgeoise), choisirent la « démocratie républicaine » contre la « véritable démocratie ». Les motifs principaux qui furent évoqués pour justifier une telle décision sont connus : complexité d’organiser une démocratie directe dans un pays à la population importante, mais aussi incompétence politique supposée d’un peuple infantilisé et dépossédé de son pouvoir politique. En cela, conservateurs, libéraux et socialistes se sont toujours accordés pour considérer que le peuple devait rester le plus possible à l’écart des processus de décision politique. Aujourd’hui, ils déplorent à l’unisson l’abstention croissante lors des élections ou la soi-disante apathie politique des électeurs. En effet, si les citoyens désertent les urnes en masse, quel crédit peut-on accorder à ce régime représentatif dans lequel les représentants finissent par ne plus représenter qu’eux-mêmes ?

Si les critiques les plus acerbes ciblent le président de la république, c’est l’ensemble du personnel politique qui fait l’objet des commentaires dépréciatifs moqueurs et parfois haineux.

Les Gilets Jaunes portent de multiples revendications politiques plus ou moins claires et cohérentes (fiscalité plus juste, salaires, état des services publics, davantage de démocratie et d’ordre, etc.), mais ils expriment surtout une critique radicale du régime de représentation politique. Dans les mots d’ordre et les slogans d’abord : « le peuple est souverain ! », « Macron, on n’est pas tes moutons », « J’accuse ce système qui engraisse les riches et affame les pauvres », « Élus, vous rendrez des comptes ! ». Si les critiques les plus acerbes ciblent le président de la république, c’est bien l’ensemble du personnel politique qui fait l’objet des commentaires dépréciatifs moqueurs et parfois haineux.

En ce sens, parler de récupération du mouvement, à droite ou à gauche, me semble hors-sujet. Ponctuellement et localement des militants politiques tentent d’organiser les Gilets Jaunes et d’influer sur leur mode d’action. Mais ces actions, dont il ne faut certes pas sous-estimer l’importance, ne sauraient cacher une tendance plus lourde et plus originale du mouvement : la défiance radicale à l’écart de la représentation et des institutions politiques. Pour commencer, la représentation du mouvement lui-même ne va pas de soi. Des représentants régionaux nommés après un vote sur internet ont aussitôt été récusés par d’autres Gilets jaunes qui ont refusé que ces élus parlent en leur nom. Une réception à Matignon de représentants Gilets Jaunes a avorté tant les pressions sur ces personnes étaient vives (certains ont reçu des menaces de mort).

Plus d’un siècle de représentation ouvrière s’effondre ici. Le mouvement socialiste avait accepté le principe bourgeois de la représentation politique. Les cadres de parti, de syndicats et leurs élus sont effectivement des personnes mandatées par leurs camarades pour prendre à leur place les décisions. Robert Michels, travaillant au début du 20e siècle sur le SPD allemand (un parti socialiste qu’il présentait comme « le plus démocratique au monde »), concluait son étude sur un constat terriblement pessimiste : la représentation partisane provoque l’émergence d’une catégorie de professionnels de la politique qui, très tôt, aura à coeur de défendre sa vision des choses et ses propres intérêts matériels contre ceux des représentés. Cette tendance est tellement lourde dans chaque organisation politique que Michels la nomme « loi d’airain de l’oligarchie » : « Qui dit organisation dit tendance à l’oligarchie. Dans chaque organisation, qu’il s’agisse d’un parti, d’une union de métier, etc., le penchant aristocratique se manifeste d’une façon très prononcée. Le mécanisme de l’organisation, en même temps qu’il donne à celle-ci une structure solide, provoque dans la masse organisée de graves changements. Il intervertit complètement les positions respectives des chefs et de la masse. L’organisation a pour effet de diviser tout parti ou tout syndicat professionnel en une minorité dirigeante et une majorité dirigée.»

Étant donnée la défiance, voire le rejet instinctif du principe de représentation par le « peuple de Gilets Jaunes », on peut émettre l’hypothèse que ce mouvement ne profitera, en principe, à aucune force politique : ni les partis (vieux, nouveaux, « mouvements gazeux », de droite, de gauche, populistes ou pas, etc.), ni les syndicats. Dans leur modus operandi, les Gilets Jaunes chamboulent deux siècles d’action politique ; ils en piétinent les règles et la bienséance. Plus que toute autre chose, la grande nouveauté du mouvement pourrait se trouver là.

La gauche pourrait profiter des Gilets Jaunes pour se reconnecter avec le peuple des débuts du mouvement ouvrier.

Je ne prédirai pas pour autant l’effondrement imminent du système de représentation politique classique. Celui-ci, en crise, pourra survivre, mais de la manière faible et erratique que nous connaissons déjà depuis plusieurs années : des taux d’abstention records lors des élections et une très faible capacité des élus – à quelque niveau que ce soit – à entraîner l’adhésion populaire autour de leur action politique.

Les Gilets Jaunes sont-ils des extra-terrestres de la politique ? Non, au contraire, ce sont des citoyens ordinaires qui votent à gauche, à droite et, probablement, qui s’abstiennent encore plus. Ils ont tout simplement cessé de croire au jeu de la démocratie représentative. Pour certains, c’est, au mieux, un pis-aller, pour d’autres, c’est une perversion insoutenable de la « démocratie véritable » dans laquelle ils se reconnaissent.

À moyen terme, tout est possible : la chute du monarque Macron (mais qui n’est pas du tout assurée) ou un rebond post-mouvement qui serait conservateur ; un backlash comparable à celui de mai 68. Une population effrayée par un mouvement trop radicalisé pourrait tenter de plébisciter un agenda proposant le « retour à l’ordre ». Si, en outre, l’agenda social actuel s’efface au profit de revendications plus identitaires (notamment la question de l’immigration), le Rassemblement national serait le mieux placé pour empocher la plus-value électorale du mouvement.

Mais la gauche pourrait profiter des Gilets Jaunes pour se reconnecter avec le peuple des débuts du mouvement ouvrier. Il faudrait pour cela qu’elle exerce une révolution copernicienne de son mode de fonctionnement et de son rapport à l’exercice de l’action politique. La gauche devrait enfin apprendre à fonctionner de manière démocratique : parité absolue à tous les niveaux, fin de la professionnalisation des mandats politiques (limités en nombre et dans le temps), droit de révocation des dirigeants, collégialité des directions. Aucun parti de gauche ne pratique réellement une telle démocratie. À défaut d’être radicalement de gauche, cette dernière pourrait essayer d’être radicalement démocratique, donc populaire.


[1] Emmanuel-Joseph Siéyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ?, première publication en janvier 1789.

[2] Emmanuel-Joseph Siéyès, “Démocratie et système représentatif”, discours du 7 septembre 1789.

Philippe Marlière

Politiste, Professeur de science politique à University College London

Mots-clés

Gilets jaunes

Notes

[1] Emmanuel-Joseph Siéyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ?, première publication en janvier 1789.

[2] Emmanuel-Joseph Siéyès, “Démocratie et système représentatif”, discours du 7 septembre 1789.