Politique

Que faire de la défiance ? L’institutionnaliser !

Philosophe

Manifeste au sein du mouvement des Gilets Jaunes mais présent bien au-delà dans la société française, un sentiment de défiance s’adresse de façon globale aux instances de pouvoir, de représentation et de médiation (partis, syndicats, médias…). Rendu public demain, le rapport Expertise et démocratie de France Stratégie préconise d’institutionnaliser la défiance pour en faire un véritable acteur démocratique.

Il n’était pas nécessaire d’attendre les événements les plus récents pour prendre la mesure du sentiment de défiance qui traverse une part très importante du peuple français et qui s’adresse de façon assez globale aux instances de pouvoir, de représentation et de médiation (partis, syndicats, médias…). Mais il paraissait tout aussi évident que la défiance ne suffisait pas à fournir un contenu cohérent, à offrir une perspective politique, car elle est protéiforme : elle prend pour objet différentes institutions et donne lieu à des manifestations d’intensité très variable. Ce caractère diffus est sans doute l’une des raisons pour lesquelles, pendant longtemps, la défiance n’a pas été tout à fait prise au sérieux par les acteurs publics. C’est aujourd’hui ce qui rend si difficile d’y apporter une réponse.

Parce qu’elle n’est pas le simple contraire de la confiance, la défiance ne doit pas être prise comme un bloc. Le Littré nous éclaire sur ce point : « la méfiance fait qu’on ne se fie pas du tout ; la défiance fait qu’on ne se fie qu’avec précaution ». Le sujet défiant est celui qui a besoin de bonnes raisons pour croire ce qu’on l’invite à croire ; et la défiance est un refus de l’autorité, au sens que Hannah Arendt donne à ce terme – une obéissance a priori, pour ainsi dire automatique, se passant de persuasion comme de contrainte.

Ainsi comprise, la défiance est une disposition éminemment démocratique : elle est le propre d’un corps civique qui n’accepte pas de se laisser gouverner sans être convaincu, qui refuse de s’en laisser conter et veut examiner point par point les raisons que lui donnent ceux qui entendent le diriger. Elle traduit bien l’état d’esprit d’une population qui a connu en quelques décennies un élargissement considérable de l’accès aux études secondaires puis supérieures et qui a pris l’habitude de questionner toutes sortes de discours.

La transformation de cette défiance en rejet indifférencié n’est pas inéluctable : la question est de savoir dans quelles conditions la défiance peut jouer un rôle de saine régulation des prétentions à l’autorité et dans quelles conditions, à l’inverse, elle s’endurcit, se répand et grippe un grand nombre de relations sociales qui auraient besoin de confiance. Ce qui semble de nature à faire tourner la défiance en méfiance, c’est peut-être le sentiment qu’une institution cherche à se dérober à l’examen, refuse de reconnaître le droit au doute, ou à la critique.

Le risque apparaît lorsque « celui qui sait » quelque chose est tenté d’abuser de son avantage pour faire prévaloir ses préférences.

Ceux qu’on appelle les « experts » ne sont pas les derniers à faire l’objet d’une grande défiance, qui d’ailleurs ne date pas d’hier. Précisons-le d’emblée : être expert, ce n’est pas un métier, c’est une situation ; c’est la situation de la personne qui est sollicitée par un pouvoir, pour son savoir présumé. Le rôle de l’expert n’est donc pas de décider mais d’informer celui qui décide, élu ou citoyen, de lui transmettre une connaissance dont il estime avoir besoin pour décider – comme les experts judiciaires, par exemple, aident le juge à trancher en mobilisant, selon les cas, leurs connaissances balistiques, chimiques, psychiatriques, etc.

Mais au-delà des tribunaux, les affaires de la Cité ont elles aussi leurs « experts » ; et parce que les questions politiques se sont profondément « technicisées » ces dernières décennies, ils semblent désormais omniprésents, outrepassant parfois leurs prérogatives. Il est certes difficile de rejeter radicalement l’idée selon laquelle l’avis des spécialistes est pertinent pour éclairer une décision en matière, par exemple, de pharmacologie, de risques industriels ou d’aménagement routier – car personne ne peut détenir le savoir de pointe sur l’ensemble de ces domaines. Pour autant, il n’est pas question de laisser ces spécialistes décider chacun dans son domaine, ce serait une atteinte à la souveraineté démocratique. Le risque apparaît donc lorsque « celui qui sait » quelque chose est tenté d’abuser de son avantage pour faire prévaloir ses préférences.

C’est souvent cette forme de confiscation dont on accuse les experts : on entendrait toujours les mêmes dans les médias, il y aurait un petit nombre d’énarques ou d’ingénieurs, autour des responsables politiques, qui seraient en mesure d’imposer leurs vues ; en somme, une élite d’experts et de dirigeants déconnectés des réalités vécues par les autres, qui monopoliserait un certain type de savoir et donc le pouvoir.

De Tchernobyl au Lévothyrox, du sang contaminé à l’amiante, plusieurs grands scandales sanitaires ou environnementaux ont émaillé les dernières décennies et ont rendu visibles les risques de dysfonctionnement dans l’appareil d’expertise au service de l’action publique. Plus largement, les crises successives et le ralentissement durable de la croissance du PIB font légitimement douter du bien-fondé des politiques économiques inspirées par des experts qui ont longtemps promis une prospérité partagée.

La défiance a-t-elle été vaincue ? On peut en douter – dans bien des cas elle s’est seulement déplacée, transformée, s’adressant parfois aux institutions elles-mêmes, aux chiffres en tant que tels.

On ne peut donc pas imputer cette défiance au seul phénomène des « fake news » propagées via les réseaux sociaux… Tout cela vient de plus loin, et l’analyse conduite par France Stratégie montre qu’une part importante des ressorts de la défiance envers les experts est structurelle, et non pas seulement conjoncturelle – même si certaines de ses formes sont spécifiques au contexte que nous connaissons, en raison notamment des nouvelles modalités de circulation de l’information dans le monde numérique.

Parce que l’expert joue un rôle de traducteur, entre le champ des savoirs et celui de la politique, il sera toujours suspect de trahir une partie du message qu’il doit délivrer, d’en privilégier tel ou tel aspect aux dépens d’un autre. Ce travail de traduction est nécessaire, car aucun savoir scientifique ne peut résoudre, de lui-même, un problème politique, mais reste toujours questionnable, car une autre traduction est chaque fois possible. Mais plus encore qu’entre deux langues étrangères, c’est par le régime de discussion des énoncés que se distinguent radicalement le monde des sciences et le champ de la politique : il serait aussi déplacé de prétendre réfuter une préférence politique à partir d’un théorème scientifique que de critiquer une thèse de biologie moléculaire au nom d’une conception de la justice.

Pour que l’apport des savoirs à la délibération d’intérêt général soit pertinent, il doit être circonscrit, et pour qu’il soit fiable il doit être régulé. Sur cette base, et pour « restaurer la confiance » après les scandales, de nombreuses transformations ont eu lieu ces dernières années : les procédures de saisines d’experts ont été davantage cadrées, des instances dédiées (les « agences ») ont été dotées d’un plus grand degré d’indépendance à l’égard du pouvoir, des citoyens ont ici ou là été conviés à participer à une expertise, une « culture du chiffre » s’est répandue dans l’administration… La défiance a-t-elle été vaincue ? On peut en douter – dans bien des cas elle s’est seulement déplacée, transformée, s’adressant parfois aux institutions elles-mêmes, aux chiffres en tant que tels, et plus largement à toute personne prétendant étayer un discours sur une connaissance formalisée.

Il semble vain, voire contreproductif, de demander au sujet défiant de retrouver confiance, surtout si l’on commence par disqualifier a priori sa défiance, en la rejetant du côté des « passions » sans fondement rationnel, en la renvoyant à telle ou telle forme d’ignorance ou d’inculture, ou en l’attribuant à un défaut de « pédagogie » de la part des sachants – comme si le citoyen défiant était un enfant, auquel ses maîtres (experts et décideurs) n’avaient pas assez adapté leur discours…

C’est pourquoi le rapport de France Stratégie Expertise et démocratie propose de « faire avec la défiance » ; « faire avec », ce n’est pas s’y résigner mais la prendre au sérieux ; c’est à la fois reconnaître qu’elle existe, sous ses différentes formes, qu’elle ne doit pas être condamnée en tant que telle, c’est comprendre d’où elle vient et voir que l’expertise peut prendre appui sur elle. Pour incorporer cette défiance, il ne suffit pas de juxtaposer des démarches participatives aux travaux des experts mais il faut faire entrer les questionnements et les interpellations des citoyens défiants dans les processus d’expertise.

Cela suppose de transformer les instances chargées de consolider et de diffuser les savoirs utiles à l’action publique pour y donner une place significative aux expressions de doute, de critique, de scepticisme, afin d’amener les experts à prendre en compte la façon dont les citoyens vivent et formulent un problème public. En un mot, il s’agit d’institutionnaliser la défiance, de ne pas la laisser à la porte mais de lui faire une place à l’intérieur des institutions qui ont la charge d’instruire les questions de politiques publiques et d’imaginer des réponses. Comment s’y prendre ?

Institutionnaliser la défiance envers l’expertise, c’est en définitive se donner les moyens de repenser la fabrique des politiques publiques.

Il convient, d’une part, de donner une visibilité claire et nouvelle aux manifestations de défiance : cela pourrait passer par la création d’une instance que les citoyens peuvent saisir directement pour faire part de leurs questions sur les usages publics des savoirs (sur des thèmes aussi variés que l’obligation vaccinale, les rythmes scolaires, la sécurité routière, les évaluations de politiques économiques…) ; charge alors à ce « défenseur du droit d’accès aux expertises » de se faire le porte-voix de ces interpellations, auprès des institutions scientifiques et politiques comme auprès des médias, et de tenir une sorte de « baromètre de la défiance », qui permettrait de savoir sur quels points particuliers l’opinion publique manifeste le plus explicitement sa critique de la façon dont sont utilisées les connaissances disponibles.

D’autre part, il s’agirait d’ouvrir aux citoyens défiants l’accès à l’ensemble des institutions qui produisent au quotidien les expertises mobilisées dans l’action politique : cela passe notamment par une démocratisation de l’évaluation des politiques publiques, qui devrait impliquer des citoyens en amont, dans l’élaboration des questions évaluatives, et en aval, dans l’interprétation des résultats et dans la formulation de préconisations ; cela suppose aussi d’accorder une plus grande place aux expertises de terrain, à ce que Richard Sennett appelle les savoirs des « petits métiers », qui ont longtemps été écartés au profit de logiques managériales abstraites et dont la prise en compte permettrait d’éviter certaines aberrations dans la conception et la mise en œuvre de dispositifs de politiques publiques.

De cette institutionnalisation on peut attendre plusieurs bienfaits : tout d’abord une plus grande considération pour les gens qui expriment de la défiance, à qui l’on doit reconnaître le droit de reformuler les questions d’intérêt public et qui doivent se sentir (et être réellement) davantage écoutés et respectés ; ensuite, si la défiance trouve des canaux institutionnels pour s’exprimer et produire des effets, elle ne sera certes pas abolie – ce n’est pas le but –, mais il n’est pas impossible que sa contagion, sous la forme d’un soupçon généralisé, s’en trouve limitée ; enfin, il est certain qu’en élargissant le spectre des voix qui se font entendre dans les arènes de l’expertise, on verra s’améliorer la pertinence et la qualité des travaux des experts eux-mêmes.

Institutionnaliser la défiance envers l’expertise, c’est s’autoriser à formuler autrement les questions posées aux experts pour imaginer, avec eux, d’autres réponses. Cet objectif peut apparaitre modeste, mais c’est peut-être précisément de cela que nous avons besoin aujourd’hui.


Daniel Agacinski

Philosophe