Politique

Pour sauver la démocratie, il faut plus de démocratie directe

Haut fonctionnaire

Si l’on tient à préserver la « démocratie libérale », ce pire des systèmes à l’exception de tous les autres, et ne pas nous retrouver bientôt en démocrature, alors il faut rapidement introduire davantage de démocratie directe pour reconstruire dans le même temps la démocratie représentative et garantir nos libertés individuelles.

En novembre 2018, un sondage d’opinion réalisé par Viavoice estimait qu’à peine un tiers de l’opinion publique (34%) considère que la « démocratie fonctionne bien » en France. Depuis, la crise des gilets jaunes a montré la défiance croissante entre les citoyens et leurs gouvernants remettant même en question les fondements de la démocratie. Les causes de cette méfiance sont profondes et irréversibles. La démocratie « libérale », dans le sens d’une démocratie caractérisée par des élections justes entre plusieurs partis politiques distincts, une séparation des pouvoirs, la protection des libertés individuelles, ne pourra pas faire l’économie d’une réforme profonde sous peine de disparition.

Au cours des dernières décennies, les citoyens se sont, d’une part, sentis petit à petit dépossédés du pouvoir d’agir sur leur propre destin. Malgré l’offre politique abondante en Europe, souvent polarisée autour de deux grands partis dits « de gouvernement », l’action politique a été remisée dans un champ très étroit puisque les considérations économiques et budgétaires dictaient la politique à mener. Même si on observait une alternance politique, il n’y avait pas d’alternative à la politique menée, c’est le célèbre TINA, « There is no alternative » de Margaret Thatcher, et sa déclinaison française : « il n’y a pas de plan B ». La démocratie représentative a ainsi pu être perçue petit à petit comme une dictature des élites : les citoyens sont appelés à voter, mais les élites leur expliquent qu’ils n’ont pas le choix s’ils sont rationnels. Las, les citoyens européens ont fini par vouloir exercer leur pouvoir démocratique malgré tout en refusant les choix qui étaient largement promus par les élites. Ils ont préféré le saut dans l’inconnu avec le référendum européen de 2005 en France ou le Brexit en 2016, plutôt que de faire le choix de la sécurité en suivant les instructions des partis de gouvernement.

Cette frustration de ne pas pouvoir maîtriser son destin a aussi détourné les citoyens dans toute l’Europe des partis de gouvernement depuis les années 1970 comme l’a montré, chiffres à l’appui, le politologue Pierre Martin dans un article de la revue Commentaire en 2013. Elle a poussé un nombre croissant d’électeurs vers des solutions de plus en plus en plus extrêmes et des hommes politiques de plus en plus outranciers. La liste est longue et connue depuis 2016 : l’élection de Donald Trump, la victoire du Mouvement 5 étoiles et de la Ligue en Italie, la victoire de Bolsonaro au Brésil et plus récemment, l’arrivée de l’extrême droite au Parlement andalou. Malheureusement, ces hommes et femmes politiques ne pourront pas, comme ils le promettent, résoudre d’un coup de baguette magique tous les problèmes de leur pays. Dès lors, comme une drogue, le risque est grand de voir les citoyens demander une dose toujours plus forte d’outrance et de populisme, jusqu’à l’overdose.

D’autre part, la révolution numérique a décrédibilisé la représentation nationale comme en son temps, l’invention de l’imprimerie avait décrédibilisé l’élite ecclésiastique. Au XVe siècle, l’invention de Gutenberg, en permettant de diffuser massivement la bible en langue vernaculaire, a remis en cause le monopole de l’accès à l’information que détenait l’élite ecclésiastique. En confrontant les enseignements de la religion catholique aux textes, la Réforme a pu prospérer sur la défiance envers les intermédiaires entre Dieu et les croyants.

Initialement réservé aux élites politiques, économiques et médiatiques, les réseaux sociaux permettent aujourd’hui à chacun de s’exprimer, de diffuser ses idées et de créer de l’information.

Selon Michel Serres, la révolution en cours a des effets au moins aussi considérables que l’invention de l’écriture et de l’imprimerie. La révolution numérique ne remet pas en cause seulement le monopole de l’accès à l’information mais aussi le monopole de la diffusion de l’information. Initialement réservé aux élites politiques, économiques et médiatiques, les réseaux sociaux permettent aujourd’hui à chacun de s’exprimer, de diffuser ses idées et de créer de l’information. Longtemps protégée par les médias – étymologiquement les intermédiaires – la verticalité du savoir a disparu. Elle a été remplacée par une horizontalité totale où les propos de l’expert, de l’amateur et de l’ignorant sont au même niveau et semblent avoir la même valeur. On peut le regretter, mais les réseaux sociaux ont sapé la légitimité de tous les intermédiaires, qu’ils soient médias, partis politiques ou syndicats et il semble peu réaliste de penser que la tendance pourrait s’inverser. La défiance est telle que certains viennent à élaborer des théories complotistes où ils préfèrent croire que leurs gouvernants sont capables de fomenter des attentats contre des innocents, plutôt que de croire l’État islamique qui s’en réclame pourtant et a montré, vidéos à l’appui, toutes les abominations dont il était capable.

Pour pallier les faiblesses de la démocratie représentative, plusieurs solutions ont été proposées et font florès : la démocratie illibérale à l’Est de l’Europe, la démocrature un peu plus à l’Est en Russie et la technocratie chinoise encore plus à l’Est. Si on reste convaincu, comme Winston Churchill, que la démocratie, précisons même la démocratie « libérale », est la pire forme de gouvernement à l’exception de toutes les autres, il faut trouver de nouvelles réponses aux faiblesses de nos systèmes constitutionnels actuels. Le remède le plus puissant et le plus efficace est très certainement d’établir une démocratie moins intermédiée et plus directe.

Comme c’est déjà le cas avec un certain succès en Suisse et dans certains États des États-Unis, il faut laisser le pouvoir aux citoyens sur un champ très large de sujets. La mise en place de votations régulières permettra de redonner confiance aux citoyens dans leur capacité à pouvoir maitriser leur destin. Mis régulièrement face à des choix démocratiques, les citoyens pourront réellement changer le cours des choses et n’auront plus l’impression que tout se joue sans eux. Lors des derniers référendums en France et en Angleterre les électeurs ont non seulement répondu à la question posée mais ils en ont aussi profité pour adresser des messages aux élites et ont fait part de leur mécontentement sur la politique menée alors par leur gouvernement. La mise en place de votations régulières permettrait de focaliser les questions sur des problématiques précises au lieu de se transformer en référendum pour ou contre le gouvernement.

Une démocratie plus directe permettra également de restaurer la confiance dans les corps intermédiaires et dans la représentation nationale. En demandant directement et régulièrement leur avis aux citoyens, les représentants du peuple devront se placer non plus au-dessus des électeurs, mais aux côtés des électeurs, en les conseillant pour les aider à faire les meilleurs choix. La représentation nationale sera également sous contrôle des représentés qui pourront demander à s’exprimer s’ils considèrent que leurs représentants n’ont pas exprimé fidèlement leur opinion.

Enfin, une démocratie plus directe permettra aux citoyens d’exprimer leur mécontentement dans le débat public. Ils n’auront pas comme aujourd’hui comme seul recours pour se faire entendre la manifestation dans la rue. Le peuple souverain pourra ensuite trancher. Les votations réduiront aussi les frictions entre des gouvernants et des manifestants qui se réclament tous les deux d’exprimer la volonté du peuple, sans qu’il soit possible de dire qui, de l’un ou de l’autre, exprime réellement l’opinion publique si ce n’est par le truchement de sondages d’opinion qui ont déjà montré toutes leurs limites.

Les « erreurs » des citoyens auront l’avantage d’être toujours réversibles car ce que le peuple peut faire, il peut aussi le défaire.

Il est évident que, sur le nombre des votations, les électeurs feront parfois des choix éclairés et parfois des erreurs qui leur seront dommageables. Mais les représentations nationales font aussi régulièrement des choix contestables et rien ne prouve que les citoyens dans leur ensemble seront moins justes que les Parlements nationaux. Ces erreurs semblent en tous cas largement préférables à l’implosion de notre système démocratique ou son remplacement par des systèmes illibéraux. Les « erreurs » des citoyens auront l’avantage d’être toujours réversibles car ce que le peuple peut faire, il peut aussi le défaire. En revanche, on peut s’inquiéter sur le fait que le chemin qu’empruntent les démocraties illibérales soit sans retour.

Les détracteurs d’une démocratie plus directe mettent souvent en avant, pour la décrédibiliser, la possibilité que les citoyens français choisissent de rétablir la peine de mort. Cette éventualité semble effectivement inquiétante. Néanmoins, si nous croyons en la démocratie comme le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple sur quelles bases s’y opposer si elle est choisie par la majorité ? Sur des bases morales, éthiques, religieuses ? Sur la base de la volonté d’une élite éclairée ? Il faudrait pour cela considérer que la démocratie soit subordonnée à une raison supérieure. Mais si on considère que le peuple n’est pas capable de choisir sur des sujets importants car il est irresponsable, on ne pourra alors plus se plaindre qu’il agisse comme un irresponsable. La démocratie représentative ne nous protège d’ailleurs absolument pas contre un retour à la peine de mort. Le Rassemblement National s’en réclame, et même si Marine Le Pen l’a retirée de son programme en 2017, elle s’y est toujours déclarée favorable. Le Rassemblement National étant aux portes du pouvoir en France, il n’est pas saugrenu d’imaginer son rétablissement avec notre constitution actuelle.

Le champ des votations devra naturellement être encadré, comme c’est le cas en Suisse ou dans les États américains, il en va de la pérennité des institutions. Il n’est pas souhaitable, par exemple, que les votations permettent de révoquer des mandats électoraux car l’action publique doit s’inscrire dans le temps long. Il serait en revanche souhaitable que les citoyens puissent s’emparer d’une loi en discussion à l’Assemblée nationale sur le mode du référendum facultatif suisse où, dans les 100 jours suivant la promulgation de la loi, 50 000 signataires peuvent appeler à une votation populaire sur le texte. Un droit d’initiative populaire pourrait également être mis en place afin de modifier certaines lois, voire la constitution. Un tel droit pourra être encadré, comme en Suisse, par le respect des traités internationaux et européens et mis en place progressivement. Il est indispensable également que le financement des campagnes de votations soit strictement encadré et que les acteurs privés ne puissent pas y participer. L’État devra également s’assurer que lors des votations, chaque camp ait strictement les mêmes moyens financiers.

Même si elle n’est pas exempte de risques, la mise en place d’une démocratie plus directe en France est nettement plus enthousiasmante que les perspectives sinistres de la démocratie en déliquescence que nous observons dans toute l’Europe. Des alternatives existent, emparons-nous en pour défendre la démocratie et les libertés individuelles.


Charles Boyer

Haut fonctionnaire