Littérature

L’héroïsation ambiguë des écrivains algériens en France

Chercheur en sociologie et littérature

La nouvelle édition du « Maghreb-Orient des livres » débute ce 8 février à l’Hôtel de Ville de Paris, on y parlera littérature, mais aussi du rôle des écrivains comme rempart face aux extrémismes religieux et/ou politiques. Un rôle particulièrement dévolu, dans le débat public français, aux auteurs algériens, au risque de ne pas comprendre toute la complexité de leur engagement des deux côtés de la Méditerranée, et surtout de ne pas les considérer à égalité avec les écrivains français.

 

« Nouveaux Voltaires », « dissidents », « hérauts de la liberté »… Très visibles lors de la dernière rentrée littéraire, les écrivains algériens, comme aujourd’hui Boualem Sansal ou Kamel Daoud, sont héroïsés en France, et ce depuis la guerre civile des années 1990. On leur avait pourtant reproché leur « silence » lors des évènements terribles d’Octobre 1988. Que signifie cette héroïsation ? Réductrice et tendancieuse compte tenu de la complexité de leur engagement politique, elle est aussi paradoxalement le symptôme d’une difficulté à les considérer à égalité avec les écrivains français.

D’éternels perturbateurs ?

Si l’on peut dater grossièrement le reflux de l’engagement des écrivains français, et de leur position de parangon de l’intellectuel, à la mort d’Albert Camus en 1960, il n’en a pas été de même dans son pays de naissance. C’est assurément Kateb Yacine (1929-1989), du fait de son prestige international depuis la publication de Nedjma en 1956, et de ses positions très subversives en particulier à l’égard du pouvoir religieux, qui incarne le mieux l’écrivain dans sa dimension prophétique en Algérie, « au sein de la perturbation l’éternel perturbateur ».

Pourtant, bon gré mal gré, les écrivains ont été majoritairement partisans d’un statu quo politique pendant les années 1990. C’est le même Kateb Yacine qui écrit en octobre 1988 dans un article dans Le Monde, au moment où des émeutes populaires ébranlent le régime, « Le FLN a été trahi ». En tant que militants communistes, ou militants des droits de l’homme, ils ont certes vivement dénoncé les actes de torture. Mais ils n’ont que peu contribué, en tant qu’écrivains, à la politisation de ces émeutes, c’est-à-dire à leur requalification en appel à la démocratisation et à la libéralisation du régime. De même, en 1992, ils ont été majoritaires à soutenir l’armée dans l’arrêt du processus électoral qui allait donner la victoire au Front Islamique du Salut (FIS) et donc les moyens de changer la constitution, au risque de mettre à bas la démocratie naissante. Ils n’étaient qu’une minorité d’écrivains à estimer que le FIS serait contraint de jouer le jeu démocratique, et vaudrait toujours mieux qu’un régime selon eux aux mains des militaires.

Cette prudence à l’égard d’un renversement de l’ordre politique, majoritaire chez les écrivains, tient à trois facteurs. Le premier est leur appartenance à l’élite sociale. Les plus âgés sont redevables à l’État indépendant (après le départ des cadres français) puis à l’État providence qui a permis de fortes ascensions sociales. Élite connaissant de l’intérieur les rouages du pouvoir, ils le savent traversé de tendances politiques opposées (des fondamentalistes aux communistes) sur lesquelles il est possible de s’appuyer pour faire avancer le pays. A l’inverse les plus jeunes, arrivés sur le marché de l’emploi intellectuel quand le régime socialiste était mis en crise, vivent un déclassement social relativement à leurs aînés, et perçoivent le pouvoir comme monolithique : c’est dans leurs rangs que l’on trouve en 1988 et 1992 le plus de volonté de le renverser.

Le second facteur de cette prudence, c’est le fait que la priorité politique majeure accordée par les écrivains, du fait de leur profession, à la garantie des libertés individuelles. Or, contrairement aux cas des écrivains luttant contre un État tout à la fois illibéral politiquement et culturellement (l’Europe des totalitarismes), les écrivains algériens n’ont pas subi de véritable censure. Sous le régime autoritaire de Boumediene, les écrivains sont parvenus, bon an mal an, à jouer des réseaux politiques de gauche pour publier ou à défaut importer leurs livres les plus subversifs. Surtout ils ont profité dans les années 1980 d’une libéralisation progressive du secteur culturel. On comprend dès lors qu’ils aient été en retrait de la politisation des émeutes de 1988, qui rompaient leur perception d’une libéralisation au long cours de l’Algérie. À l’inverse les journalistes, directement touchés par la censure, ont été à la pointe du combat intellectuel contre le régime.

En réalité, depuis les années 1970, c’est surtout contre les forces de censure religieuses au sein du pouvoir et dans la société que les écrivains algériens n’ont cessé de se battre pour assurer leur liberté d’expression. En retrait politique après 1988, ils ont donc été à nouveau à la pointe du combat intellectuel lorsque se sont multipliés les actes de censure culturelle (progressivement par voie de violence) des islamistes. Pendant la guerre civile, une majorité d’écrivains a donc pu soutenir, même du bout des lèvres, la poursuite d’un ordre politique (semi-) autoritaire parce qu’il éloignait le spectre de l’illibéralisme islamiste.

Le troisième facteur de cette méfiance est leur rôle national au niveau international. Le « silence des intellectuels » en Octobre 1988 s’explique par le fait que les grands écrivains à l’audience internationale comme Kateb risquaient, en dénonçant l’État-FLN, de donner du grain à moudre aux revanchards français de l’Indépendance. Le modèle sartrien de l’écrivain libre de toute contrainte nationale s’applique difficilement aux écrivains des États récents, qui ont souvent intériorisé une responsabilité nationale, un rôle d’ambassadeur du pays. Tandis qu’en 1988 il convenait de « laver son linge sale en famille », pendant la guerre civile les écrivains sont officiellement sollicités pour délégitimer à l’étranger le mouvement islamiste, afin d’attirer à nouveau les soutiens diplomatiques auprès de l’État algérien. Avec la fin de la guerre civile les écrivains prennent à nouveau leur distance avec cette mission nationale ; et en particulier chez les plus jeunes chez qui la légitimité du régime fondée sur la Libération du pays est de moins en moins suffisante.

Ni héros ni lâches : l’engagement des écrivains a des ressorts complexes. Or, pour paraphraser Kaoutar Harchi, la disqualification algérienne (en particulier ici la critique de l’État algérien indépendant) est une voie d’accès à la qualification française.

La place ambiguë des écrivains algériens en France

Les écrivains algériens publiant à l’étranger sont généralement mieux reconnus en Algérie ; et pour cette raison, particulièrement mis en cause. Ils ne sont plus explicitement accusés de « trahison » lorsqu’ils s’expriment de manière critique sur leur pays ; mais de plus en plus d’« exotisme » depuis les années 1980. Ils renieraient leur « authenticité » nationale pour produire des œuvres plus aisément consommables à l’étranger en vue de leur carrière personnelle, et seraient, quoi qu’il en soit, récupérés par un marché (français) « ethnocentrique ». Ainsi, comme une réponse du berger à la bergère, le pôle national du champ littéraire, suspecté d’être soumis à des contraintes politiques et religieuses, considère que le pôle international est soumis aux contraintes économiques, et donc politiques de l’étranger. Cette opposition est une constante dans l’histoire du champ littéraire algérien.

L’écrivain Kamel Daoud (né en 1970), dont les livres publiés chez Barzakh sont ensuite repris chez Actes Sud, et malgré cela critiqué aujourd’hui par le pôle national, estimait lui-même dans les années 1990 alors qu’il était jeune journaliste : « La littérature algérienne publiée en France est une véritable mise en scène perpétuelle de soi-même et de son propre drame, simplifiés et vulgarisés pour la consommation de l’autre […] Il ne peut y avoir de culture algérienne en exil en vérité. » Ces critiques sont pareillement excessives de part et d’autre. Malgré la violente parenthèse des années 1990, l’espace littéraire algérien a été progressivement libéralisé, au fur et à mesure que les censeurs politiques et religieux se concentraient sur les supports médiatiques grand public (presse puis audiovisuel). De même l’étranger (et en particulier la France) reste le lieu principal de reconnaissance proprement littéraire pour les écrivains.

Il n’en reste pas moins vrai que les phénomènes de concentration et de rationalisation de l’édition française depuis les années 1990, et son arrimage croissant à l’actualité médiatique, ont eu un impact sur la place des écrivains algériens en France. La tendance souvent remarquée, dans les grands centres littéraires internationaux, à la réduction politique des littératures périphériques, s’en est trouvée renforcée ; et ce d’autant plus que les écrivains algériens se trouvaient eux-mêmes engagés politiquement dans le contexte de guerre civile. La conséquence de cela est une reconnaissance ambiguë de ces écrivains, généralement plus sociale que proprement littéraire (qui reste néanmoins importante).

Paradoxalement, alors que la légitimité intellectuelle des écrivains à intervenir dans les débats politiques semblait se réduire en France au profit des journalistes et des chercheurs en sciences sociales, les écrivains algériens y ont été de plus en plus sollicités. De même que l’Algérie de l’Indépendance avait bénéficié auprès des militants de gauche d’un « transfert de combativité révolutionnaire », pour reprendre l’expression de Benjamin Stora, tout se passe comme si les écrivains algériens bénéficiaient aujourd’hui d’un transfert de combativité polémique de la part du champ littéraire français. Depuis les années 1990, cette légitimité intellectuelle porte sur deux thématiques : la situation politique en Algérie, dont ils sont reconnus comme étant les « témoins » privilégiés, et sur l’Islam. En 2002, Yasmina Khadra (né en 1955), qui n’avait écrit que sur l’Algérie, justifie un livre sur l’Afghanistan (Les Hirondelles de Kaboul) en disant qu’il est « intervenu en qualité de musulman pour expliquer cette réalité de l’intérieur ».

Alors que la réception française des écrivains algériens avait été majoritairement à gauche, elle glisse vers la droite au cours des années 1990, au fur et à mesure qu’à l’enjeu (post-) colonial se substitue celui de l’islam et de l’islamisme. La circulation des débats entre les deux pays conduit à une confusion des enjeux politiques. Tandis que l’Algérie a l’islam comme religion d’État, une population très majoritairement croyante, et des extrémistes islamistes particulièrement virulents (voire violents dans les années 1990), la place des musulmans en France est minoritaire et minorisée, et l’extrême-droite susceptible de prendre le pouvoir leur est franchement hostile.

Le discours anti-islamiste tenu par les écrivains algériens de « gauche » (communiste, puis libérale) prend ainsi un sens différent en France, et a fortement contribué à la confusion du clivage politique français entre gauche et droite. Mais les écrivains algériens ne sont pas toujours victimes de la récupération politique de leurs propos en France. Ils prennent parfois position sur des questions non pas algériennes mais bien européennes, en tenant des propos alarmistes sur la progression de l’islamisme ; mais sans bien toujours prendre la mesure du contexte différent dans lequel ils engagent leur responsabilité. On comprend l’étonnement de Kamel Daoud lorsqu’il s’est vu critiqué en France par des universitaires de gauche sur ses positions à propos des agressions sexuelles qui avaient eu lieu à Cologne le 31 décembre 2015, en pleine « crise des migrants » et de montée des populismes xénophobes en Europe.

La forte internationalisation de la littérature algérienne pendant les années 1990 (à cause des exils) a paradoxalement renforcé sa nationalisation : l’étiquette « écrivain algérien » suppose désormais en France un certain nombre d’attentes, sur l’histoire coloniale et l’actualité violente en Islam, qui agissent comme une promotion et comme un ghetto. Anouar Benmalek (né en 1956) se dit pour cela « écrivain et algérien », estimant que le « terme écrivain algérien a une connotation ethnique ».

De fait, si les écrivains algériens sont très présents sur le marché éditorial français, ils ne sont que peu intégrés au champ littéraire français : rarement cités par leurs pairs français, rarement comparés à eux par les critiques journalistiques ou universitaires. Assia Djebar (1936-2015) n’est entrée à l’Académie française (2005) qu’après avoir été reconnue aux États-Unis… On peut ainsi comprendre le souci de nombre d’écrivains algériens à vouloir réintégrer Camus à l’Algérie comme un acte politique de rupture avec la fermeture identitaire d’une certaine Algérie nationaliste et/ou arabo-musulmane ; mais aussi comme une demande d’ouverture à la diversité des littératures non seulement algérienne mais aussi française.

Les écrivains algériens ont lutté, parfois au péril de leur vie, pour défendre les libertés individuelles. Mais leur héroïsation en France aujourd’hui n’est pas sans arrières pensées politiques (anti-FLN, anti-islam), et reste le symptôme d’une difficulté à les considérer à égalité avec les écrivains français.

 


Tristan Leperlier

Chercheur en sociologie et littérature, Chercheur associé au Centre européen de sociologie et de science politique, EHESS – CNRS ; et au laboratoire Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité, Paris 3 – CNRS.