Ce que l’histoire peut dire de la littérature
Les discussions sur la déconstruction proposée par le linguistic turn ont profondément marqué les historiens formés, comme je l’ai été, dans les dernières décennies du XXe siècle : en 1973, Metahistory d’Hayden White avait semblé réduire le récit historiographique à un type particulier de fiction — « a form of fiction-making operation » ; en réponse, et sur fond de hantise du négationnisme, Carlo Ginzburg rappelait que, pour être une construction, le récit historiographique se distingue radicalement de la fiction en ce qu’il vise la vérité, rend compte de son enquête et produit ses preuves (voir cet ouvrage).
Mais les travaux de Ginzburg nous ont aussi incité à apprécier les « potentialités cognitives des dispositifs formels ». Cette injonction a eu, sans doute, deux effets : d’une part, celui d’inviter les historiens à méditer sur la « nature des savoirs dont la littérature est porteuse » (voir cet article) ; d’autre part, de les inciter à faire preuve d’inventivité formelle – mais y avaient-ils jamais renoncé ? –, pour composer des textes qui combineraient l’exigence scientifique de la preuve et la création littéraire (voir cet ouvrage).
Dans les dernières années, nombre de publications ont relancé les débats sur ce qui fait de « la littérature » cet autre, désirable ou dangereux, de l’écriture et du savoir historique. Mais ces débats laissent souvent de côté le fait que la littérature concerne aussi les historiens en tant qu’objet de recherche. Ils la croisent dans leur travail comme un phénomène du passé : la documentation mobilisée par les historiens comprend aussi, souvent, des écrits qui ont été produits, en leur temps, comme « littéraires » ou qui se sont trouvés qualifiés et reçus comme tels au fil du temps ; l’activité littéraire, l’usage du terme de « littérature » pour désigner des productions écrites et des formes de publication des écrits, sont des faits historiques ; les femmes et les hommes du passé étaient, pour certains, des lecteurs de littérature, et ce qu’ils reconnaissaient et appréciaient comme « littérature » était une dimension de leur expérience, une manière pour eux de comprendre leur monde.
La « littérature » est donc un fait de l’histoire (voir cet ouvrage). Mais un fait paradoxal, proche et distant à la fois : la littérature est ici, et là. Ici chez nous : des livres sur les rayons des bibliothèques, actualisés sous une couverture neuve, disponibles pour une pluralité de lectures, plus ou moins sensibles au passé où furent produites les œuvres. Là, traces ; traces parmi d’autres traces d’un passé irrémédiablement disparu ; traces de mondes où la littérature était une réalité sociale et culturelle – mais différente de la nôtre –, une dimension de l’expérience vécue — certes, pas par tous, ni partout, ni de la même manière selon les périodes et les aires culturelles. Les historiens sont les usagers de cette littérature paradoxale : ils la croisent dans leur documentation et ils la lisent ; et cette lecture n’est pas toujours sans effet sur la manière dont ils s’imaginent et explorent ce passé. Se figure-t-on « la petite ville de province » au XIXe siècle, sans penser aux romans de Balzac ?
La Griffe du temps procède du refus de limiter le débat entre « histoire et littérature » aux inflexions de l’histoire comme « littérature contemporaine » ou à la méditation, menée depuis les hauteurs éclairées de la connaissance historique, sur les « savoirs dont la littérature est porteuse ». La Griffe du temps est une proposition de réflexion sur ce qui a lieu quand un historien, – une historienne –, croise dans son travail un texte de littérature, un texte du passé donc, mais présent à nous comme littéraire — un classique. Qu’en fait-on ? Que nous fait-il, ce texte ? Que l’historien peut-il savoir du passé s’il s’engage dans la recherche historique à partir de ce texte, qui est une trace mais pas seulement une trace. J’ai donc voulu de changer de niveau et d’échelle : me tenir résolument à hauteur de texte et lire en historienne un texte littéraire du passé.
Lire en historienne : c’est-à-dire en jouant le jeu de la lecture littéraire, en ne réduisant pas le texte à un réservoir de données sur le passé : ce qui a lieu quand l’historien effectue une lecture documentaire, qui écarte tout ce qui apparaît comme trop « littéraire » — marques de fictionnalisation ou de subjectivité, effets de style… Que se passe-t-il quand on s’aventure dans un roman écrit autrefois sans laisser de côté tout ce qui apparaît comme « littéraire », mais qu’au contraire on s’y accroche, on s’y confronte, on s’y affronte ? L’expérience singulière, je crois, menée dans La Griffe du temps a été de considérer un écrit littéraire du passé (du passé dont, comme historienne, je suis familière, celui du XIXe siècle français) et le lire donc, le lire en historienne, c’est-à-dire aussi comme un ensemble de traces : traces de l’activité d’écriture d’un écrivain, traces du fait historique de la littérature, traces du monde dans lequel ce texte a été produit, publié, lu.
Plusieurs aspects de ce texte m’ont incité à m’y arrêter et à faire ce que les historiens ne font pas d’ordinaire : « entrer » dans la fiction, et poser, depuis ce lieu, des questions d’histoire.
La Vengeance d’une femme, la dernière des six Diaboliques de Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889), a été le terrain de cette expérience d’herméneutique historienne. Pourquoi La Vengeance d’une femme ? J’écris dans l’introduction de mon livre qu’il entrait dans ce choix un peu du hasard des rencontres. Je peux être ici plus précise : pour mener une telle expérience, il fallait que le texte me rencontre comme lectrice de littérature et non seulement comme historienne ; c’est-à-dire que l’effet de « littérature » au présent soit au principe de mon choix. Les historiens ne sélectionnent pas – en tout cas, le plus souvent, pas officiellement – leurs archives en fonction du hasard d’une rencontre, ou du plaisir.
Cette Diaboliques, je l’ai choisie par goût et par curiosité : certaines de ses caractéristiques, on va le voir, m’intriguaient. Car c’est un texte que je connaissais bien, que je fréquentais depuis longtemps : je l’ai édité (voir ici) avant même de penser à ce livre, car je suis une historienne qui travaille avec et sur la littérature du XIXe siècle. Plusieurs aspects de ce texte – des résistances, des aspérités, des bougés, aussi, entre manuscrit original et imprimé – m’ont incité à m’y arrêter et à faire ce que les historiens ne font pas d’ordinaire : « entrer » dans la fiction, et poser, depuis ce lieu, des questions d’histoire.
Cette entrée dans la fiction était presque une proposition que me faisait le texte : car l’histoire s’organise autour d’un seuil, un palier d’appartement. Une prostituée rencontrée par un dandy sur le boulevard des Italiens se révèle grande d’Espagne. Pure fiction ! Tant mieux, je ne risquais pas de me laisser prendre au piège de l’illusion réaliste. L’histoire, publiée en 1874, écrite probablement quelque temps avant, se passe dans le Paris de la fin des années 1840 : en la lisant, je ne reconnais pas seulement une ville que mes recherches m’ont rendue familière, la ville d’avant Haussmann, le décor de la révolution de 1848, j’y reconnais surtout des échos d’une écriture de la ville que je connais bien, celle de Balzac et de toute la littérature qui a fait de ce Paris la « capitale du XIXe siècle », fabuleuse ville-texte, à parcourir et à déchiffrer, le territoire du flâneur (voir cet ouvrage).
Je lis et je relis : dans la fiction, depuis la fiction, des détails me retiennent. Une plume sur un chapeau de femme, le « jaune safran, aux tons d’or » d’une robe, une tournure, des tableaux de l’époque et d’autres plus anciens, et surtout une statuette, une statuette toute fictive, qui suscite chez le héros, – le dandy – , un « rêve obscène ». Que sais-je de ce que pouvait être un « rêve obscène » à la fin des années 1840, un « rêve » déclenché par la vision d’une statuette de bronze qui, puisqu’elle est exposée dans une vitrine, ne pouvait être explicitement impudique ? De quoi cet objet de fiction est-il la trace ? Peut-on tenter une histoire de l’impudeur à partir d’une statuette de fiction ? Quelle connaissance puis-je construire si je regarde cette statuette inventée comme une trace, la trace indirecte d’autres objets ? Je découvrirai bientôt grâce à elle d’autres statuettes, mais aussi des gravures, qui m’en donneront en quelque sorte le mode d’emploi.
Ces plumes, ces couleurs, ces tableaux, cette statuette, je décide d’en faire les points d’accroche de ma recherche, qui bien vite s’intéresse à ce que La Vengeance d’une femme porte de notations mémorielles : Barbey griffe son texte de marques du temps de son intrigue, qui est aussi l’époque où il a fait ses débuts d’écrivain à Paris. En arrière-plan de La Vengeance d’une femme, c’est toute l’expérience balzacienne de la ville qui vient bientôt se profiler, mais aussi celle d’une « vie moderne » plus proche, celle de Baudelaire et du peintre Constantin Guys. Des plumes, des objets, des tableaux, des écrits, des espaces et des parcours dans la ville à jamais effacés par l’hausmannisation : ma lecture fait de La Vengeance d’une femme un tombeau – au sens musical et poétique – pour le Paris « de la fin du règne de Louis-Philippe » ; un Paris inséparablement textuel et extra-textuel.
Ainsi s’écrit un livre d’histoire qui aura fait d’un texte littéraire, lu et relu, regardé à la loupe, densifié par une documentation, le lieu, le terrain et l’objet de son enquête.
(NDLR, Judith Lyon-Caen publie ces jours-ci La griffe du temps dans la collection nrf essais de Gallimard)