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Les maux emmêlés du rugby français

Journaliste

30,5 c’est le pourcentage de victoire du XV de France depuis 2016. Si les joueurs sont assurément à blâmer, c’est plus largement au modèle français et à ses garants de porter la responsabilité de cette faillite. Le rugby français pâtit ainsi notamment de la formation anachronique dispensée aux jeunes, de querelles intestines et d’un championnat national au calendrier démentiel.

Le XV de France a emporté, samedi 16 mars, à Rome, face à l’Italie une de ses victoires (25-14) les plus accablantes de l’histoire du Tournoi des Cinq (1910-1999) puis des Six nations (depuis 2000). Cette performance faisait suite à des défaites affligeantes face au Pays-de-Galles (19-24, au Stade de France), à l’Angleterre (44-8, à Twickenham) et à l’Irlande (26-14, à Dublin) et à un sursaut pénible devant l’Écosse (27-10, au Stade de France). Autant dire qu’à six mois de la Coupe du monde, organisée au Japon (20 septembre-2 novembre), les Français font figure de grands favoris dans la course à l’élimination prématurée.

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Je vous vois venir avec votre collection complète d’Année du rugby (Calmann-Lévy) et les mémoires de Roger Couderc (Adieu, les petits. Solar, 1983) sous le bras : « C’est quand elle est au plus bas que l’équipe de France atteint les sommets. » Oui. Mais non. Pas cette fois. On ne s’en sortira pas avec une chistera de dernière minute. En funambulant au bord du précipice. Par miracle. Le mal est trop profond, les maux trop emmêlés. Si les joueurs sont évidemment coupables, le modèle français et ses garants portent la responsabilité de cette faillite, qui est tout sauf une surprise.

À partir de 2008, chaque entraîneur (Marc Lièvremont, Philippe Saint-André, Guy Novès, Jacques Brunel) a fait moins bien que son prédécesseur. En 2011, la France occupait encore la 3e place du classement World rugby (inauguré en 2003), après une place de finaliste de la Coupe du monde, contre la Nouvelle-Zélande (7-8), pays organisateur. Le 18 mars dernier, elle occupait la 8e place, menacée par l’Argentine et les îles Fidji, voire le Japon. En moins d’un an, les Bleus ont encaissé 127 points et 19 essais lors d’une tournée en Nouvelle-Zélande, subi une défaite historique, à domicile, face aux Fidji (14-21), vécu trois humiliations dans le Tournoi des Six nations. Au faîte de sa puissance (2002-2007), le XV de France présentait un pourcentage de victoires de 63,9%. Depuis 2016, il est de 30,5%. En cyclisme, on appelle ça une crevaison lente.

Comment est-ce possible ? L’invraisemblable collection de mauvais gestes techniques, de fautes grotesques et de choix tactiques débiles accumulée depuis des années par les joueurs français, plus souvent guidés par l’intuition que par la discipline, laisse abattus ceux qui ont connu les années bénies (et embellies par le temps) du « rugby champagne » et du french flair. Mais on aurait tort d’instruire seulement ce procès-là. Après tout, les rugbymen ont aussi le droit à la médiocrité. On ne fabrique heureusement pas les champions en série. En tout cas pas encore. Le période est peut-être à la disette.

En revanche, on est en droit de s’interroger sur l’identité de leur jeu, sa pertinence et son ambition. À quel projet correspond-il exactement ? Impossible à dire. Comme les joueurs, on n’y comprend plus rien. Du tout. Après la phase « rugby champagne » – on fixe et on envoie du jeu –, on a conçu puis appliqué la technique des « petits tas », tentative de rationalisation du french flair, théorisé par Jacques Fouroux, fameux capitaine du XV de France avant d’en devenir l’entraîneur – multiplier les fixations pour multiplier les lancements de jeu. S’ensuivit le concept d’intelligence situationnelle de Pierre Villepreux, arrière légendaire, devenu entraîneur, reposant sur le questionnement métaphysique du joueur ballon en mains – qui suis-je ? Où joue-je ? Où cours-je ? C’est qui ce type avec un poireau sur le maillot ? – censé éclairer ses choix et donc le jeu. Enfin, passés quelques intermèdes, adoption de la cavalerie lourde. Une idée de Bernard Laporte, ancien demi de mêlée, successivement promu entraîneur, secrétaire d’État aux Sports, président de la Fédération française de rugby (FFR) et chroniqueur chez Cyril Hanouna (C8). Il s’agissait de rivaliser avec les pays de l’hémisphère sud. Méthode : tout le monde pèse 150 kilos, chacun court le 100 m en 9’57. Mot d’ordre : en avant toute ! Le maréchal Ney avait inauguré la méthode à Waterloo. On connaît la suite.

Le rugby du XXIe siècle réclame des voltigeurs, le rugby français façonne des tankistes.

Jacques Brunel, héritier de ce gloubiboulga théologique, qui conduit désormais à courir sans tomber tout en faisant tomber l’adversaire pour l’empêcher de courir, tente de rappeler à ses robustes garçons que c’est d’abord le ballon qui se déplace et qu’on a donc le droit de se servir de ses mains pour le passer à un coéquipier situé derrière soi le plus vite, le plus proprement et le plus intelligemment possible SVP. S’il n’y arrive pas, on le mettra à la retraite. À 65 ans, il s’en approche. Le nom du néo-zélandais Warren Gatland, actuel entraîneur du Pays-de-Galles, auteur de trois Grand chelem dans le Tournoi des Six nations (2008, 2012, 2019), circule avec insistance. Un entraîneur venu d’ailleurs pour le XV de France. Du jamais vu. Comme pour mieux prouver que personne en France n’a la solution.

Elle est pourtant simple comme le rugby, ce jeu qui consiste à aller de l’avant en jouant en arrière. « En fait, tout le monde devrait savoir passer le ballon dans le bon temps, au milieu de la défense, redresser une course, rester lucide.  (…) C’est la clé du rugby de demain », expliquait l’ancien international Jean Dauger… en 1983. Mais comme les Bleus ne savent plus le faire, ils ramassent gaufrette sur gaufrette. On est mal, patron… On est très mal. N’y aurait-il pas un léger souci côté formation ? Pas impossible.

Le rugby du XXIe siècle réclame des voltigeurs, le rugby français façonne des tankistes. La collision plutôt que l’évitement. Il va falloir changer tout ça. « Seulement, de nos jours, il y a de moins en moins de techniciens pour le combat à pied. L’esprit fantassin n’existe plus, c’est un tort », faisait dire Michel Audiard aux héros des Tontons flingueurs (Georges Lautner, 1963), œuvre essentielle du corpus idéologique d’Ovalie. C’est encore vrai.

Guy Novès, entraîneur du XV de France, éconduit, le reconnaissait, au moment même de sa nomination : « Le problème du rugby français est la formation. » Julien Schramm, ancien joueur, ancien journaliste (à L’Équipe) le soulignait dans un billet de son blog Nice rugby : « Dans les écoles de rugby. Afin de “casser” l’appréhension du contact, on passe par l’affrontement en priorité. Une erreur pédagogique qui fait la part belle aux costauds dépourvus de technique, qui décourage certains gamins, mais qui permet de remporter plein de tournois… »

Mohed Altrad, milliardaire partenaire de la FFR, a investi pour ça : « Les 1.881 clubs amateurs forment tous les jours 350.000 licenciés. Certains ne disposent même pas de 1.000 euros de budget par mois. C’est ça l’insuffisance. » Une réforme des écoles de rugby a été appliquée en 2018. Elle ne produira pas ses effets avant quelques années. D’ici là, il va falloir écoper.

En réformant le Top 14, objet de toutes les attentions et de tous les ressentiments ? Pourquoi pas ? Il serait temps. Après la déroute du XV de France face à la Nouvelle-Zélande en quarts de finale de la Coupe du monde 2015 (62-13), l’ancien sélectionneur des All Blacks, Graham Henry, disait : « C’est la compétition où les joueurs sont le plus payés au monde mais elle est incapable de produire des joueurs de rugby. »

Calendrier démentiel (rappelons que le championnat se poursuit pendant le Tournoi des Six nations et la Coupe du monde et que, depuis une vingtaine d’années, le XV de France part en tournée d’été avec une équipe privée de ses meilleurs éléments, retenus par les demi-finales puis la finale du Top 14), épuisement des joueurs, recrutement massif de champions étrangers… Le toboggan de la catastrophe. Deux solutions, la réduction du nombre de clubs de l’élite à 12 et la signature de contrats liant les joueurs retenus en équipe de France à la FFR. Mais les clubs, dont l’équilibre voire la rentabilité financière, est l’obsession, ne sont prêts ni à jouer moins de matches (donc à encaisser moins de droits), ni à renoncer, même partiellement, à la propriété des athlètes.

Pendant qu’on se chicore à qui-mieux-mieux, entre autocrates, de part et d’autre de la Loire, le XV de France sombre en paix.

D’où un bras de fer interminable entre la fédération et la Ligue nationale de rugby (LNR), créée en 1998 pour organiser le championnat et défendre les « intérêts matériels et moraux du rugby professionnel ». Au pays du jacobinisme, ce girondisme, incarné avec virulence, joue les contre-pouvoirs. Seulement voilà : il est contre-productif. Et pendant qu’on se chicore à qui-mieux-mieux, entre autocrates, de part et d’autre de la Loire, le XV de France sombre en paix.

La situation est d’autant plus délicate que la FFR a perdu sa superbe. Son budget est en déficit (-7,35 millions d’euros). Le nombre de ses licenciés est en chute libre (281.000 en 2018 contre 321.000 en 2017). L’augmentation des accidents, parfois mortels (quatre en 2018), dégrade son image (un sondage publié par L’Équipe en janvier 2018 révélait que 36% des Français ont le sentiment que le rugby est devenu plus dangereux pour la santé au cours des dernières années). L’assureur historique de la FFR, la GMF, négocie ses primes de base à la hausse, un surcoût que Le Monde évalue à 2 millions d’euros pour la saison 2019-2020. Les partenaires commencent à se faire prier. Les audiences télé, elles, se maintiennent encore. Jusqu’à quand ?

Lorsqu’il a emporté la FFR, à la hussarde, en 2016, Bernard Laporte a fait naître pas mal d’espoirs, lui qui avait été formé à l’école des révolutionnaires éclairés Max Guazzini (Stade Français) et Mourad Boudjellal (RC Toulon). Adieu les gros pardessus et les petits arrangements entre amis ! Adieu les soirées cassoulets et les pompes à bière ! On rêvait d’une modernisation efficace, d’une ouverture au monde (si ce n’est au nord de la France), histoire de rompre l’entre-soi suicidaire, la consanguinité homicide. Raté. La guerre des clans a repris de plus belle.

Bernard Laporte est soupçonné de conflit d’intérêt pour avoir incité à la clémence fédérale à l’égard du club de Montpellier Hérault Rugby (MHR), propriété de son ami Mohed Altrad, auquel un contrat d’image de 150.000 euros le lie. Enquête. Perquisitions. Un flou certain règne quant à la rémunération du vice-président Serge Simon, où, contrairement aux textes en vigueur, certains avantages en nature ont mis du temps à apparaître. Une récente enquête du cabinet d’expertise indépendant, Progexa, sur le climat social de la FFR menée auprès des salariés, a révélé « un état de santé général particulièrement dégradé et alarmant » et recommande, devant « des situations de souffrance au travail », « un plan d’action concret, rapide et participatif ». Et, pendant ce temps, le nouveau président chronique l’actualité avec ses nouveaux amis de « Touche pas à mon post » sous la baguette de Cyril Hanouna au tarif de 1.000 euros (brut) l’apparition.

Le Monde a rappelé que lors de sa campagne électorale, Bernard Laporte avait « comparé la présidence de Pierre Camou à « la Corée du Nord » ». Toi-même ?

Le nouveau dirigeant suprême a cependant tenu une promesse : celle de ne pas construire le grand stade (82.000 places, pelouse et toit rétractable, implantation sur le site de Ris-Orangis et Bondoufle, dans l’Essonne) projet phare de son prédécesseur, le défunt Pierre Camou, dont le coût avait été estimé à 700 millions d’euros. Autant d’économisé ? Pas sûr. L’idée était de doter la FFR d’un centre de profit, comme l’a fait la fédération anglaise (RFU) avec Twickenham, puisque ses finances dépendent principalement de la dotation versée par le Tournoi des Six nations (quelque 23 millions d’euros en 2019), des droits de la Coupe du monde, des subventions publiques et des partenariats, qui, tous font l’objet d’âpres négociations. Objectif : générer des revenus afin de financer les fameux contrats fédéraux proposés aux joueurs retenus en équipe de France. D’où la question : on fait comment ? Personne ne sait.

Cette accumulation de légèretés et d’inconséquences, qui n’a pas débuté avec Bernard Laporte, menace gravement le rugby français. Incapable de faire sa révolution, celle d’un professionnalisme raisonné, incapable de définir son style de jeu et de tout faire pour le mettre en œuvre, incapable de repousser ses frontières naturelles pour diversifier son recrutement et renouveler sa culture, incapable de répondre à la mondialisation autrement que par le mimétisme, le rugby français, qui a longtemps brillé par son impertinence et son avant-gardisme, ne perd pas seulement sa dignité sportive : il perd sa crédibilité et court, plus que jamais, le risque de la folklorisation définitive.


Michel Dalloni

Journaliste

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