Le Brexit : c’est la politique, stupid !
Afin de prendre du recul, suite aux dix jours qui viennent de s’écouler, avec ses multiples rebondissements autour du Brexit, à Londres comme à Bruxelles, il faut opérer un zoom arrière pour contempler la décennie de crises politiques en Europe.
On réalise alors qu’à chaque fois que l’Union européenne vit un moment de vérité, c’est la politique qui l’emporte sur l’économie. Les partisans du Brexit ne l’ont jamais compris, même s’il s’agit d’une leçon cruciale à tirer des tourments récents de la zone euro, de la confrontation entre l’UE et la Russie, ou encore de la crise migratoire.
Dès lors que l’unité ou la paix sur le continent sont dans la balance, les motifs politiques du vivre-ensemble des États au sein de l’Union dament les intérêts purement économiques. C’est une vérité qu’on va encore pouvoir vérifier à la lumière de la catastrophe annoncée du Brexit qui se noue ces jours-ci.
Considérons, pour commencer, l’issue du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement de la semaine dernière. De façon assez étrange, le désastre économique imminent que provoquerait un Brexit sans accord n’arrive qu’en seconde position dans l’ordre des préoccupations qui s’y sont exprimées.
À Westminster, c’est l’humiliation promise par l’éventualité de devoir organiser des élections européennes en mai prochain, bien plus que la perspective de perdre 8% du PIB et des milliers d’emplois, qui a occupé tous les esprits. D’où la demande de Theresa May d’une extension courte du délai imposé par l’article 50 (qui devait être de deux ans à partir du moment où elle envoyait la lettre de divorce) jusqu’au 30 juin, dans l’espoir d’éviter toute participation aux élections. La date du 30 juin ayant été retenue car le nouveau Parlement ne se réunira que le 2 juillet à Strasbourg.
Ses collègues de l’UE ne lui ont accordé que la moitié de ce qu’elle voulait, puisque le délai pourra aller jusqu’au 22 mai à condition que la Chambre des Communes vote l’accord de retrait déjà rejeté à deux reprises, et seulement jusqu’au 12 avril dans le cas d’un « no deal ».
Du côté des Européens également les considérations électorales ont du poids. Les dirigeants nationaux veulent montrer à leur propre électorat ce qu’il en coute de vouloir sortir de l’UE, ce qui serait beaucoup plus facile avec le Royaume-Uni sorti. Emmanuel Macron, qui affronte sur ce terrain Marine Le Pen, a d’ailleurs plaidé pour la version courte de l’extension du délai accordé aux Britanniques.
Il semblerait que le président français ait été plus convaincant que la chancelière allemande Angela Merkel qui, de nature plus prudente, cherchait avant tout à éviter une nouvelle crise majeure juste avant le scrutin européen.
Les chefs d’entreprises européens considèrent le referendum sur le Brexit comme une sorte d’hara-kiri économique.
Pour donner un seul exemple qui illustre la cécité vis-à-vis de la dimension essentiellement politique du Brexit : elle s’est manifestée de façon éclatante lors d’un discours tenu par David Davis fin de 2017 à Berlin devant un public composé de chefs d’entreprises allemands. Celui qui était alors le secrétaire d’État en charge du Brexit avait cru bon de conseiller à l’Europe des 27 de ne pas « placer la politique au-dessus de la prospérité » lors des négociations de retrait, et de bien prendre garde à ne pas endommager leurs économies par leurs postures à l’encontre de la Grande Bretagne.
Ces mots ont provoqué les rires de l’assistance, et une certaine incrédulité qui révélait au passage la profondeur de l’incompréhension mutuelle. Car les chefs d’entreprises allemands, comme d’ailleurs ceux d’autres pays membres de l’UE, considèrent le référendum sur le Brexit comme un acte irresponsable, une sorte d’hara-kiri économique.
Comment l’un des promoteurs du Brexit pouvait-il leur demander à eux de ne pas placer la « politique au-dessus de la prospérité » ? Clairement le ministre britannique n’avait pas saisi à quel point le retrait de son pays de l’ordre européen est vécu par l’Allemagne, la France et les autres États membres comme une attaque existentielle contre les fondations politiques de l’Union. Une attaque qu’ils entendent contrecarrer à n’importe quel prix.
Cet innocent malentendu laissait déjà entrevoir l’impasse bien plus grave dans laquelle s’est depuis engagé le Brexit, qui achoppe sur la question de la frontière entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord. Il est en effet impératif d’éviter tout rétablissement d’une « frontière dure » (hard border) afin de préserver la paix fragile garantie par l’Accord du Vendredi Saint.
Le problème est devenu insoluble dès lors que la volonté de la Grande Bretagne de maintenir sa souveraineté sur l’ensemble de son territoire s’est opposée à la détermination de l’Union européenne de défendre son intégrité – deux causes importantes s’il en est.
La Première ministre Theresa May l’a confirmé par sa promesse solennelle, adressée à son parti politique et à la nation toute entière, de ne pas « casser [son] pays », en acceptant la solution d’une frontière qui passerait en mer d’Irlande et couperait l’Irlande du Nord des autres parties du royaume. De son côté, l’UE est bien décidée à ne pas laisser la Grande Bretagne avoir « le beurre et l’argent du beurre », par peur d’encourager de nouveaux départs.
En résumé, la politique s’élève au-dessus de la prospérité des deux côtés, même si cela entraîne des coûts relatifs bien moindres pour les 27 membres restants. C’est pourquoi le fameux « backstop », le « filet de sécurité » pour empêcher le retour d’une frontière physique entre les deux Irlandes, a été la principale pierre d’achoppements jusqu’à la fin du processus – à la surprise des acteurs eux-mêmes.
Avant le début des négociations, les deux parties pensaient que tout se résumerait à un affrontement sur la facture du divorce (« Battle of the Divorce Bill », comme me l’a confié l’année dernière un diplomate britannique de premier plan). Mais la facture de la séparation est établie depuis un an maintenant, et le backstop continue de nous hanter, et le mur d’un Brexit sans accord se rapproche.
L’art de la machinerie bruxelloise, c’est la « dépolitisation » : sortir la politique des conflits et les traiter comme des questions techniques
On ne peut pas se contenter de blâmer Londres de nous avoir mis dans cette situation. La machinerie bruxelloise est dramatiquement sous-équipée lorsqu’il s’agit de faire face à des questions qui touchent à la frontière. Son art, c’est celui de la « dépolitisation » : sortir la politique des conflits et les traiter comme des questions techniques qui puissent être réglées par le droit et l’expertise.
Cela a marché à merveille pour l’intégration du marché européen. Mais cette approche n’a aucune prise sur les frontières. Une frontière, c’est de la politique à l’état pur : une ligne arbitrairement dessinée entre « nous » et « eux ». C’est aussi de l’histoire à l’état pur : dans le cas de l’Irlande, une histoire coloniale sur les Îles Britanniques, une cicatrice héritée du passé qui continue de survivre dans les institutions et les identités.
En d’autres termes, les frontières ne peuvent être « dépolitisées », ni mises sous le tapis par une astuce juridique ou un tour de passe-passe technique. Une frontière ne peut pas être à la fois visible et invisible, comme cela a été gentiment demandé par les parties négociant la ligne de 499km reliant Lough Foyle à Carlingford Lough sur l’île irlandaise.
Lorsqu’ils ont accepté le principe du backstop fin 2017, la Commission et les 27 États membres de l’Union ont fait preuve d’insouciance en passant sous silence l’inévitable rétablissement d’une frontière, que ce soit en mer d’Irlande ou sur l’île elle-même, suite au départ de la Grande Bretagne de l’union douanière européenne. De manière toute aussi légère, Londres a prétendu résoudre la question par une approche technique encore à inventer, avant de s’enliser dans des explications légales. Depuis lors, les deux partis sont restés fermement campés sur leurs positions ; pour éviter le crash il ne reste plus qu’à retarder l’échéance.
Même si les considérations électorales pointent plutôt vers un report bref, une approche plus géostratégique orienterait vers une pause plus longue. Dans sa lettre ouverte aux Européens envoyée début mars, Emmanuel Macron a ainsi proposé que les Britanniques puissent être membres du futur Conseil de Sécurité européen qu’il appelle de ses vœux, même après le Brexit. À une époque où Poutine, Xi et Trump s’emploient à saper un ordre international fondé sur l’État de droit si cher aux Européens, ce n’est pas un luxe d’avoir la Grande Bretagne aux côtés de la France dans votre camp, les deux seules puissances militaires et diplomatiques crédibles en Europe occidentale.
Toute absence d’accord réduirait immédiatement en pièce cette idée. L’impact politique irait bien au-delà de l’allongement des files d’attentes à la sortie de l’Eurostar, des problèmes d’approvisionnement en pénicilline ou des fruits qui pourriraient dans le port de Rotterdam, Anvers ou Calais – il déboucherait sur une amertume, un ressentiment des deux côtés de la Manche pour les décennies à venir. Si l’on considère les choses sous cet angle, éviter le retour d’une frontière dure en Irlande n’est qu’un élément d’une appréciation stratégique globale.
Les conséquences restent aussi imprévisibles que peut l’être la vie politique. Mon pressentiment : oui, les dirigeant européens ont accordé à la Grande-Bretagne une extension pour cette fois, puisqu’ils ne peuvent endosser la responsabilité des conséquences d’un no deal. Mais ils ne lui octroieront pas cette période de grâce une deuxième fois.
NDLR : Luuk Van Middelaar a publié récemment Quand l’Europe improvise: dix ans de crises politiques, Gallimard