Politique

Fonction publique : la réforme vue de l’intérieur

Présidente de l'association Fonction Publique du 21e siècle

La réforme de la fonction publique fait la promesse d’une modernisation de la machinerie des services publics, jugée coûteuse, inefficace et évidemment paradis salarial pour celui ou celle qui veut se soustraire à ses devoirs en toute impunité. Mais cette modernisation part-elle des bons constats pour aller dans le bon sens ? Un regard éclairé de l’intérieur permet sans angélisme une critique constructive et bienveillante avec pour maître mot l’intérêt général.

La dernière réforme de la fonction publique est en cours d’adoption et le grand débat a vu l’un de ces quatre axes consacré au service public. Si la culture française et l’actualité font que chaque citoyen s’est construit un avis sur l’agent public, qu’en est-il aujourd’hui de l’administration au concret pour ses serviteurs ? Allons ouvrir la boîte noire, escalader la tour d’ivoire et chatouiller le mammouth !

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Le constat d’une gestionnarisation, du manque de moyens ou d’une complexification des procédures est partagé par l’ensemble des agents publics que j’ai pu côtoyer. Pourtant ces mêmes agents, et je m’inclus dans ce groupe, font le constat d’une faible capacité, voire d’une impossibilité, à changer leur métier au quotidien. De mon côté, je suis en charge de deux projets pour lesquels le contexte de travail est très différent. J’assure la tarification d’établissements d’hébergement (dispositif de financement très réglementé, plutôt rassurant en même temps non ?) et j’anime un réseau d’accompagnement de professionnels en insertion (gestion de projet en autonomie véritablement encouragée).

Sur la base de ma jeune expérience (un an et demi de poste en administration déconcentrée ainsi que plusieurs stages) et d’échanges avec des personnes rencontrées au cours de mon parcours, je me livre à l’exercice : Quelles sont mes contraintes ? Quelles sont mes marges de manœuvre ? Quel pas de côté puis-je faire ?

Mon premier constat : ce n’est pas la structure ou l’agent qui créent les contraintes ou les marges de manœuvre mais la nature de la mission dont il a la charge.

Inutile donc de pester contre l’incompétence, la flemme de certains agents (oui, sans exception) ou contre les dysfonctionnements perçus comme inévitables dans l’administration. Je l’observe dans mon travail quotidien mais aussi chez de nombreuses personnes que j’ai côtoyées. C’est bien la mission que l’on nous donne qui fait l’agent, à condition que celle-ci soit adaptée à celui-ci (et non l’inverse, en tout cas dans la limite du « faisable »). Ce constat va à l’encontre de l’organisation traditionnelle et toujours répandue du service public. Avec les concours, l’agent intègre un corps ou une filière et doit ensuite exercer des tâches, et s’y adapter coûte que coûte. La logique est similaire pour les autres titulaires et pour beaucoup de contractuels qui ne sont pas toujours recrutés sur des missions relevant d’une expertise spécifique mais pour appuyer une charge de travail plus lourde ou une carence de recrutement. En dehors des questions de recrutement, de gestion des ressources humaines ou de management que cela soulève, on peut en tout cas se demander ce qui crée la contrainte ou la marge de manœuvre dans une mission donnée. L’hypothèse étant que le cadre est posé et difficilement modifiable. La réforme est en cours, et ne traite pas – pour des raisons parfois légitimes – de certains leviers qui pourraient être mobilisés, tels que la création de véritables filières métiers, la réforme profonde des modes de recrutement, le manque de subsidiarité ou la réduction des disparités salariales notamment via la question des primes, etc.

Chaque agent a sa place dans les services, à condition qu’on la lui donne. Pourtant, trop souvent les agents publics sont chargés de missions dont ils ne comprennent pas le sens, pour lesquelles ils n’ont pas les moyens ou le profil pour les réaliser. On se retrouve alors parfois dans des situations où l’institution persévère et est insatisfaite. L’agent lui s’enferme dans l’inactivité, ou pire dans une action sous pilotage automatique, qui est souvent encore plus nuisible au service. En effet, l’agent qui ne travaille pas, ne fait donc pas, que voulez-vous qu’il fasse si ce n’est effectivement représenté un salaire peu justifié…  Avons-nous une idée du coût des dysfonctionnements institutionnels (réforme territoriale, logiques de corps ou encore contrôle excessif…) comparé au coût des salaires des agents qui ne trouvent pas leur place (ou à qui on ne la donne pas). Quel coût serait le plus élevé ? Cette information n’a peut-être pas grand intérêt, mais elle permettrait sûrement de moins stigmatiser individuellement les personnes. Quand j’observe les agents qui ne sont pas bien dans leur poste, je ne vois pas des personnes souhaitant ne pas contribuer à la vie de la cité mais des individus dont le cadre de travail ne leur permet pas d’être actif (contraintes administratives, manque de reconnaissance, inadéquation des compétences et du poste, perte de sens…). On peut continuer à demander à l’agent de se plier à ces contraintes, celui-ci continuera de mal servir l’intérêt général. J’ai le souvenir de cet agent, en charge du juridique, qui produisait tous les mois une revue de presse des dernières jurisprudences (sans critères objectifs de sélection…) sans que celle-ci ne soit jamais lue par personne. Il faisait ce qu’on lui avait demandé, et c’était parfaitement inutile.

Pourtant, le plus alarmant n’est pas le cas de ces agents qui sont « inactifs » ou « au placard » mais ceux à qui l’on confie de « vraies » missions et qui agissent sous pilotage automatique. Ils sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le pense. Et je peux en témoigner. La déconnexion des objectifs d’intérêt général avec les tâches du quotidien et les résultats entraînent des comportements de survie. Cette déconnexion a de nombreuses causes, tels que le manque de moyens, une bureaucratisation excessive, des difficultés de management ou encore le faible intérêt que l’on porte à la forme réelle que prennent nos dispositifs. Les agents remplissent leurs missions, souvent très normées et réglementées, sans réussir à les comprendre (manque de formation, de communication ou encore d’intelligibilité des procédures), à les questionner (absence d’espace de réflexion et d’échanges au sein des services) et à les améliorer (faible culture de l’essai, de l’erreur et confiance insuffisante dans les agents techniciens, exécutants qu’ils soient cadres ou non). Il semble donc, et c’est un constat de plus en plus répandu, que les missions de conception ne peuvent plus être déconnectées des missions de réalisation du service public. Lorsqu’une coordination nationale est nécessaire, multiplions les allers-retours entre les différents participants. Mais la plupart des politiques peuvent être menées en respectant scrupuleusement le principe de subsidiarité. Il n’est nullement nécessaire d’innover pour travailler de cette manière.

Si l’agent est à sa place, dans de bonnes conditions de travail, il pourra développer son individualité. L’individualité ce n’est pas l’individualisme, c’est tout le contraire. L’individualité permet d’avoir conscience de soi et donc de ses limites. L’agent sait ce qu’il fait et qu’il en est responsable. Il sait aussi qu’il ne sait pas certaines choses et qu’il a besoin d’autres personnes pour faire avec : ses responsables, ses collègues, des partenaires associatifs, les usagers… En fait l’individualité permet à l’agent de retrouver ses capacités à agir. Je ne connais pas la recette (même si quelques ingrédients me viennent en tête) ni la to do list (même si j’ai bien deux trois bullet points sur mes post it en face de mon clavier) pour gagner en capacité ou pour retrouver son individualité. Chaque agent a ses propres compétences, ses conditions favorables de travail ou encore ses objectifs professionnels. Arrêtons de tout vouloir quantifier, planifier et observer. Il serait d’ailleurs temps de questionner le modèle de rationalité, de standard et de détachement qui caractérise notre société occidentale depuis le XVe siècle. Cette vision de l’homme et de la nature a amplement marqué la manière dont nous faisons le service public et dont nous donnons forme à l’intérêt général. Pourtant celui-ci ne serait-il pas mieux servi en encourageant un certain désordre, une forme de subjectivité ou encore une attention bienveillante envers le pas de côté ?

Mon deuxième constat : ce n’est pas en étant performant, excellent ou innovant que l’on rend un bon service public ! C’est en faisant, en faisant bien.

Quand l’agent ne fait pas ou fait mal, c’est qu’il ne peut pas faire ou bien faire. Beaucoup de personnes construisent, de façon libre et éclairée, leur quotidien autour de l’insatisfaction ? Non, et la logique de performance, le mythe de l’excellence et l’injonction à l’innovation sont vains.

Pourquoi je ne veux pas être performante ? Parce que cet objectif amène à se concentrer uniquement sur des tâches et des indicateurs sans se soucier du service réellement accompli. À titre d’exemple, le remplissage d’un tableau de suivi d’un dispositif peut-être – systématiquement ? – biaisé par la volonté de satisfaire les attentes du commanditaire ou encore par le choix des informateurs de ne pas transmettre leurs informations pour garder une marge de manœuvre ou encore « cacher » certains éléments qui les mettraient dans de mauvaises postures ou ne refléterait pas la réalité. De même, une organisation du travail uniquement tournée vers la comptabilisation de certaines tâches va exclure d’autres pratiques (invisibles, non quantifiables …) pourtant essentielles au service rendu. Tout le monde n’a pas envie de faire carrière, tout le monde n’a pas envie d’être mobile, tout le monde n’a pas envie d’être compétitif. Ce qui n’a jamais empêché personne de bien travailler. Plutôt que d’être performant, efficient, efficace, rentable, on peut être bien organisé et concentré.

Pourquoi je ne veux pas être excellente non plus ? Parce que ce positionnement freine toutes possibilités d’essai, de tentative en ne laissant pas de place à l’erreur. L’excellence enferme l’individu dans la protection de son statut, celui de l’irréprochable, qui ne doute pas, qui ne se trompe pas, qui sait toujours. Or, une tâche bien menée est celle que l’on peut questionner, celle où l’on peut se demander comment faire différemment, et ensuite celle où l’on peut essayer d’agir autrement au risque de se tromper, de recommencer, et … de progresser ? Au lieu d’être excellent, on peut faire et parfois se tromper !

Questionner l’excellence c’est aussi remettre en cause notre culture élitiste, et surtout notre dédain pour les « derniers de cordée ». La promotion d’une ouverture sociale de la haute fonction publique est nécessaire. Cette dynamique ne peut pourtant pas faire l’économie d’un questionnement de notre regard sur les compétences et les connaissances qui ne sont pas les plus valorisées scolairement. Cette dévalorisation s’avère inefficace dans le monde professionnel. Ceci nécessite de questionner notre propre représentation de nous-mêmes, et notamment l’importance que nous donnons à l’expertise des cadres et des sur-diplômés, à la sur-représentation des hommes blancs de 50 ans aux postes de décision ou encore du manque de représentativité de nombreux profils sociaux (« racisés », milieux populaires et modestes, minorités de genre et d’orientation sexuelle…).

Enfin, pourquoi je ne veux pas – toujours – innover ? D’abord, parce que l’innovation se distingue de l’invention. L’innovation c’est changer la manière dont on fait mais sans interroger le résultat, la fin (qui ne vaut souvent pas les moyens). Et du coup, qu’apporte réellement l’innovation en soi ? Lorsque l’on questionne son travail c’est que l’on souhaite que le résultat de celui-ci change, or changer sa manière de travailler n’est pas forcément synonyme d’un meilleur résultat. Le développement du numérique n’a, par exemple, pas automatiquement renforcer l’accès aux services publics. En revanche, à titre d’exemple, expérimenter de nouvelles manières de faire a comme objectif non pas de « faire de l’innovation » (je pense aux post it, aux applications digitales, aux consultations particulièrement bien « animées ») mais de changer le service que l’on délivre à l’utilisateur.

Exemple, je peux animer un réseau avec les meilleures techniques d’innovation (réunions participatives, création d’un site internet, lieux de rencontres inspirés des bureaux des meilleures start up) si mon objectif n’est pas de faire un réseau qui sert vraiment à mon public visé alors je suis sûre de passer à côté de mon objectif. Voici le type de questions que je me pose : comment travaillent-ils ? De quoi ont-ils besoin ? De quoi n’ont-ils surtout pas besoin ? Que puis-je apporter ? Que suis-je incapable, et c’est peut-être tant mieux, d’apporter ? À la suite de ces interrogations et d’échanges, j’ai par exemple conclu que, si je souhaite reconnaître l’engagement de médiateurs bénévoles, peut-être ne dois-je pas me lancer dans la création d’un dispositif diplômant (long et complexe) alors qu’en fait ceux-ci souhaitent d’abord une reconnaissance solennelle, symbolique des pouvoirs publics. Je discuterai dans un second temps avec eux de la forme que pourrait prendre une officialisation académique et professionnelle de leurs activités (si le diplôme qui pourrait être délivré ne permet pas d’obtenir le poste visé, à quoi bon ?).

En somme, j’aime faire mon travail quand il est utile (pas forcément pour tous les usagers mais au moins pour certains et vraiment), faisable (j’ai les moyens de faire ce que je fais et je ne m’attaque pas à l’impossible au vue de ma situation et du contexte) et désirable (le sens de mon action me plaît ainsi qu’aux personnes à qui elle est destinée).

Mon troisième constat : ne regardez pas l’usager de trop loin !

Vous aurez beau penser très fort à lui, le dicton le dit très bien « loin des yeux, loin du cœur » ; et les statistiques, les plans d’action et les consultations à grande échelle ni feront rien. Qui rêve de répondre aux commandes d’un bureau d’administration centrale ? Aux directives d’un comité de suivi européen ? Aux indicateurs de performance d’un plan d’action ? Personne. Qui est d’accord pour dire qu’il souhaite défendre l’intérêt général ? Répondre aux besoins de l’usager ? Bien utiliser les fonds publics ? Tout le monde ! Ceci n’est pas un scoop : le diable se cache dans le détail. Sur les valeurs d’intérêt général, je dirais qu’on est tous plus ou moins d’accord, mais en pratique, il y a débat.

Personnellement, je souhaite depuis mes premiers stages jusqu’à aujourd’hui défendre les principes du service public et respecter les droits et devoirs des fonctionnaires. Pourtant, il me serait difficile de dire que je les ai – tous et toujours – mis en pratique. Je pense notamment aux principes d’adaptabilité et d’égal accès aux services publics. L’administration a construit son action autour de la standardisation. Rien de plus logique, en théorie, lorsque l’on souhaite garantir un même service à tous, que les pratiques des agents soient protégées de toutes velléités de personnalisation du service, qui pourraient l’éloigner de la mission que lui a donnée le Parlement.

Cette conciliation entre le standard administratif et l’adaptation du service est un enjeu quotidien pour les agents publics. De plus en plus de dispositifs permettent de concilier ces deux axes, je pense notamment aux méthodes développées par l’ANACT en matière de qualité de vie au travail, aux projets de la direction interministérielle de l’innovation publique (et bien sûr de leur cousin numérique, beta.gouv) ou encore aux nombreuses expérimentations développées dans les collectivités, et avec un peu de chance appuyées par la 27e région ! Mais il n’est pas absolument nécessaire de s’inscrire dans un projet innovant ou d’être sur des sujets qui ne sont pas régaliens (avec souvent la représentation que les missions très réglementées sont impossibles à questionner).

Dans mon travail, j’essaye d’exploiter des marges de manœuvre pour créer un lien plus direct avec l’usager du dispositif en question mais, disons-le, du haut de nos bureaux administratifs, ce n’est pas si intuitif. Ainsi, lorsque j’anime un réseau de médiateurs, j’ouvre l’organisation et la gouvernance de celui-ci aussi bien à la direction des associations qu’aux travailleurs sociaux, et plus globalement aux médiateurs tout statut confondu. Cela permet d’adapter l’idée que je me faisais d’un réseau (ses activités, son calendrier, sa communication interne …) aux attentes concrètes des membres. À titre d’exemple, je pensais orienter le réseau uniquement sur un accompagnement des médiateurs dans leur métier. Or, la première demande de ces derniers a été de travailler sur leur public, en les questionnant sur ce qu’est pour eux une bonne prise en charge et donc une bonne insertion. De même, ils ont pu exprimer leurs besoins précis en termes d’accompagnement, et notamment sur l’interculturalité. Si le projet avait été encadré par l’administration centrale, un règlement ou les autorités européennes, nous n’aurions pas pu réorienter le contenu de l’accompagnement fourni. Évidemment, sur la gestion budgétaire, mon travail est nettement plus encadré. Pourtant, en partant du besoin de l’utilisateur (opérateur financé) il est possible d’adapter notre travail. C’est par exemple avec beaucoup de regret que j’ai un jour observé, alors que le service dans lequel j’étais avait du retard dans le paiement d’un opérateur, l’envoi d’un mail d’information sans aucune forme d’empathie et de reconnaissance de la difficulté dans laquelle nous les mettions, sous prétexte que « l’État ne s’excuse jamais ». Étonnante perception du positionnement de l’État, alors que son représentant le plus élevé n’est plus Louis XIV, le roi infaillible et intouchable, depuis longtemps.

Une plus grande participation de l’administration aux communs permettrait certes d’améliorer nos politiques mais aussi de modifier notre positionnement qui ne peut se limiter à des consultations usagers, à l’association de partenaires ou à l’évolution de certaines procédures administratives. En revanche, soyons honnêtes, il ne suffit pas de s’asseoir autour d’une table ou d’échanger pour agir en commun, il faut plutôt jouer aux chaises musicales, et notamment pour les pouvoirs publics.

Indépendamment de la réforme de la fonction publique qui est en cours – en fonction de ce qu’elle nous inspire – nous pouvons et devons, chacun-e et collectivement, chercher les marges de manœuvre dont nous disposons dans notre quotidien pour faire autrement l’action publique, au service des enjeux colossaux de l’époque, de l’émancipation des Français-es et d’une éthique d’agents publics qui nous commande de trouver nous-mêmes du sens à notre action s’il vient à manquer.


Giulia Reboa

Présidente de l'association Fonction Publique du 21e siècle, Fonctionnaire