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Les ronds-points du sionisme

Professeur de littérature française et comparée

La création de l’État d’Israël, en 1948, est régulièrement présentée comme l’objectif fixé à l’avance d’un plan établi dès le premier jour et appliqué graduellement, délibérément, méthodiquement. Ce fantasme nourrit les rhétoriques les plus extrêmes, d’un côté comme de l’autre. Et, chaque fois, c’est « le sionisme » qui se trouve défiguré, en dépit de ce qu’il fut historiquement d’abord : un humanisme.

Les grands moments de l’histoire souvent déforment l’histoire. Appelant un récit dont ils se veulent l’obligatoire aboutissement, ils incitent à minimiser, parfois même à écarter ce qui pourrait en brouiller le cours, problématiser un déroulement imaginé inéluctable. La création de l’État d’Israël, en 1948, est ainsi régulièrement présentée comme l’objectif fixé à l’avance d’un plan établi dès le premier jour et appliqué graduellement, délibérément, méthodiquement.

Que cet État fondé en Palestine par une population immigrée incarne pour certains la renaissance longtemps rêvée du peuple juif sur sa terre ancestrale ou, pour d’autres, la dépossession et l’exil du peuple palestinien, les deux interprétations se retrouvent dans l’imagination du parcours qui y mène comme anticipé, prédéterminé, quasiment programmé par l’entreprise qui a pour nom « sionisme ». De 1897, date de la création de l’Organisation sioniste, à 1948, le chemin aurait été simple, linéaire, direct, sans aucun détour, bifurcation, route de traverse, carrefour ou rond-point. La création de l’État des Juifs en Palestine ou le fantasme d’une histoire sur voie rapide.

Ce fantasme nourrit les rhétoriques les plus extrêmes, d’un côté comme de l’autre. Dans le cas de l’antisionisme, c’est le déracinement du peuple palestinien qui se voit ainsi assigner une origine précise et immédiate. Nonobstant telles ou telles circonstances géopolitiques, les diverses horreurs caractérisant la guerre, toute guerre, ainsi que les choix stratégiques faits de part et d’autre, c’est dans « le sionisme » que ce discours situe la source exclusive, la seule explication de l’exil de centaines de milliers de Palestiniens en 1948, puis de l’occupation et la colonisation des territoires conquis par Israël au cours de la guerre de juin 1967. « Dans le sionisme », c’est-à-dire, non pas dans des politiques – par définition réversibles, réparables – menées par des gouvernements, mais fatalement, spécifiquement, dans l’idée née en Europe à la fin du XIXe siècle d’un territoire-refuge pour une société juive autonome.

On conçoit les implications d’une telle approche, où le malheur des uns ne peut se terminer qu’en niant la dignité retrouvée des autres. Sans compter le caractère tout de même inquiétant d’un discours situant l’origine absolue du mal dans un plan néfaste sur lequel se seraient entendus, autour de 1900, certains Juifs européens. La chose convient sans doute à ceux – une minorité, j’en suis persuadé – pour qui l’antisionisme n’est qu’une manière de rendre leur antisémitisme plus présentable. Mais que dire de tous les autres, que ne gênent pourtant pas, apparemment, les connotations historiques d’une référence à un tel plan, à un tel protocole ?

Puis il y a le camp extrémiste d’en face, qui glorifie le même « sionisme », précisément en ce qu’il le perçoit lui aussi comme un appel à (re)prendre par tous les moyens le contrôle absolu de la terre palestinienne au profit du seul peuple juif. Ici, c’est d’une mystique ethno-nationaliste qu’il s’agit, qui repose sur l’appréhension fasciste classique de l’identité (juive) comme organiquement enracinée dans la terre (palestinienne). Encore que ce « sionisme »-ci ne soit plus conçu que comme une étape parmi d’autres dans l’histoire, ou plus exactement la destinée bi-millénaire du peuple juif, sinon celle, plus ancienne encore, du peuple hébreu.

Un « plan », donc, là encore, mais cette fois divin. D’où un curieux dépassement de l’histoire sioniste stricto sensu, celle-ci se voyant désormais subsumée par une autre, à la fois antique et apocalyptique. C’est d’ailleurs cette sorte de mise au rencart de l’histoire sioniste à proprement parler, dans l’esprit des tenants d’un Israël théocratico-fascisant, qui explique leur dédain souvent explicite pour ce qui en résulta : l’État d’Israël lui-même, sa modernité laïque, ses institutions voulues démocratiques. On ne remarque pas assez souvent que pour les extrémistes nationalistes juifs, la terre d’Israël est d’autant plus sacrée qu’elle se trouve dans la partie de la Palestine occupée depuis la Guerre des Six Jours, c’est-à-dire très précisément celle qui ne fut pas l’objet privilégié – villes nouvelles, kibboutzim, moshavot – de l’effort sioniste menant à 1948.

Paradoxe des paradoxes : l’extrême droite se prétendant « sioniste » et l’antisionisme s’imaginant de gauche qui se retrouvent dans une détestation commune de la société juive palestinienne devenue autonome en 1948.

En réalité, le sionisme ne rêva pas toujours d’un État, ni même de la seule Palestine.

Au principe de cette double haine il y a le même fantasme, où l’avènement de l’État juif en Palestine correspondrait exactement à ce qu’avait anticipé et programmé le sionisme dès sa naissance. Fantasme, car en réalité, le sionisme ne rêva pas toujours d’un État, ni même de la seule Palestine. Ce que rappellent clairement, si l’on veut bien s’y arrêter (l’historiographie sioniste officielle, longtemps, ne l’a pas voulu), certains épisodes de son histoire, dont chacun représente non pas un détour, ni même un arrêt ou un véritable tournant, mais comme un moment de réflexion, un retour de la pensée sur elle-même. Retour du sionisme sur le sionisme. S’agissant d’une histoire conçue comme un trajet, une sorte de mouvement circulaire permettant un temporaire retour sur soi. D’où cette métaphore, que j’aime bien, de rond-point.

Ainsi, l’aventure, au cours des années 1920, de l’association juive-palestinienne Brit Shalom où, alors même que se mettaient en place, en Palestine, les structures sociales, économiques et politiques de l’État juif futur, s’élabora, à partir de profondes convictions sionistes, la vision stupéfiante d’une Palestine dans laquelle s’édifierait, non pas un État juif, ni même deux États, l’un juif, l’autre arabe, mais une société binationale non-étatique. Statistiquement minuscule, Brit Shalom bénéficia néanmoins d’une grande notoriété dans la communauté juive palestinienne de l’époque du fait de l’identité de ses membres et sympathisants, qu’il s’agisse de personnalités éminentes dans la vie culturelle et intellectuelle sioniste, comme Shmuel Hugo Bergmann, Hans Kohn, Martin Buber, Gershom Scholem et Judah Magnes (fondateur et premier Président de l’Université hébraïque de Jérusalem), ou de hauts responsables de l’Organisation sioniste elle-même, comme Artur Ruppin. Ruppin, Kohn et Bergmann, en particulier, furent les promoteurs principaux de l’idée binationale au principe de l’association.

L’historien Hans Kohn, militant sioniste depuis sa jeunesse pragoise d’avant-guerre (il serait plus tard, comme on sait, l’auteur aux États-Unis d’études pionnières du phénomène nationaliste), s’opposa ainsi fermement, dès avant son arrivée en Palestine, et très précisément en tant que sioniste, à l’idée d’un État exclusivement « juif ». Bergmann, lui aussi sioniste depuis 1910 (à la différence de Kohn, il allait le rester toute sa vie), soutint même l’idée de limiter l’immigration juive en Palestine dans l’espoir de favoriser un dialogue avec les Arabes palestiniens.

Plus révélateur encore de ce qu’était le sionisme des premières décennies : le rôle d’Artur Ruppin, qui fut le véritable fondateur de Brit Shalom, l’auteur de ses statuts et son Président jusqu’en 1929. Considéré par l’historiographie sioniste officielle comme l’un des « pères fondateurs » de l’État d’Israël, Ruppin était depuis 1908 le Directeur-fondateur de l’antenne palestinienne de l’Organisation sioniste (le « Bureau de Jaffa ») et, à ce titre, le responsable principal de l’acquisition de nombreuses terres palestiniennes au cours des années 1910, 1920 et 1930. Acteur central dans la fondation de la ville de Tel-Aviv (1910), il acheta également diverses parties du Mont Carmel, ainsi que de nombreuses terres dans la vallée de Jezreel et en Galilée orientale, et son action fut décisive dans la création de plusieurs communes égalitaires juives (kibboutzim, kvoutzot), dont la toute première, Deganyah (1909 – le second enfant à y naître, en 1915, fut le futur général et ministre Moshè Dayan).

Membre éminent de l’Exécutif sioniste, « père fondateur » de l’État d’Israël – et promoteur d’une Palestine binationale ? Mais oui.

L’idée n’avait pas été soudaine, du reste. En témoignent les réflexions que Ruppin nota dans son journal intime au cours des années précédentes. « Un État juif avec un ou plusieurs millions de Juifs […] ne serait rien de plus qu’un Montenegro ou une Lituanie de plus. Il existe suffisamment d’États dans le monde » (entrée du 19 avril 1923) ; « Je ne suis pas chauvin et je ne rêve pas d’un pouvoir juif ou d’un État juif en Eretz-Israël. Je désire que les Juifs vivent dans le pays côte à côte avec les Arabes, à droits égaux » (31 décembre 1925). Etc. Le tout aboutissant à la décision, en 1926, lors d’une réunion avec d’autres responsables sionistes (certains seront ministres dans les premiers gouvernements de l’État d’Israël), de fonder l’association dont l’objectif, précisèrent les statuts rédigés par Ruppin, serait de « créer une entente entre Juifs et Arabes quant à des formes d’existence commune en Eretz-Israël sur la base de droits politiques absolument égaux de deux nations profondément autonomes ».

Brit Shalom ne créa pas une voie nouvelle, un chemin alternatif mais son programme binational représenta cette sorte de moment que je désignais plus haut par la métaphore du rond-point.

Certes, Brit Shalom ne représenta qu’une minorité infime au sein de la communauté juive palestinienne des années 1920. Son existence fut d’ailleurs éphémère : ébranlé par les sanglantes émeutes de 1929, le groupe cessa d’exister en 1933, face à l’urgence nouvelle que représentait le nazisme. Reste toutefois ce fait révélateur : c’est du sein de l’idée et de l’Organisation sionistes que s’éleva une contestation on ne peut plus radicale de l’idée d’un État juif. Certes, Brit Shalom ne créa pas une voie nouvelle, un chemin alternatif mais son programme binational représenta cette sorte de moment que je désignais plus haut par la métaphore du rond-point, où le sionisme fit comme un pas de côté permettant la réflexion, le reflet, et exhibant, ce faisant, sa raison d’être première. Sa logique fondatrice.

Et il y en eut d’autres, de ces moments révélateurs, dans l’histoire menant à la création de l’État d’Israël. Ainsi, si l’épisode Brit Shalom indique que l’idée étatique n’était pas une composante intrinsèque du sionisme fondateur, c’est l’importance toute relative de la Palestine pour ce dernier que rappelle la première crise majeure traversée pas l’Organisation sioniste. Il s’agit des débats et conflits occasionnés par l’offre plus ou moins officielle du gouvernement anglais, en 1903, de permettre la création d’une société juive sous tutelle anglaise en « Ouganda » (en fait, une partie du territoire du Kenya actuel). Soutenue par le dirigeant et fondateur de l’Organisation, Theodor Herzl, et ses partisans, la proposition anglaise suscita une opposition virulente et généra des confrontations extrêmement émotionnelles entre les diverses tendances composant le mouvement sioniste de l’époque. Au Congrès de 1905, un an après la mort de Herzl, l’idée fut rejetée, et il fut décidé de ne plus jamais considérer ne serait-ce que la possibilité de créer une société juive autonome ailleurs qu’en Palestine.

Cet épisode et sa conclusion occasionnèrent la première scission dans l’histoire de l’Organisation sioniste. Quelques mouvements concurrents furent créés, dont l’objectif affiché était de trouver et acquérir un territoire autre que la Palestine et convenant à une future société juive autonome. D’où le nom du plus important de ces mouvements, l’Organisation territorialiste juive, connue sous l’acronyme de son nom en yiddish, “ITO” et dirigée par l’écrivain anglais Israël Zangwill, célèbre auteur d’œuvres comme Children of the Ghetto (1892), Ghetto Tragedies (1893) et The Melting Pot (1908), qui avait été un proche collaborateur de Herzl. Deux décennies durant – l’ITO allait disparaître en 1924, son dirigeant deux ans plus tard – Zanwill allait ainsi « chercher un territoire » à travers trois continents et négocier à ce sujet avec des douzaines de gouvernements, aventure abracadabrante méritant sans doute un traitement romanesque ou cinématographique.

Ce qui doit toutefois nous retenir ici, c’est que l’ « Ouganda », la scission et la naissance du « territorialisme » représentent un autre de ces « ronds-points » de l’histoire qui permettent une perspective rétrospective sur la logique fondatrice du sionisme. Car ce qui frappe, quand on y pense un siècle plus tard, ce n’est pas que le projet d’une société juive autonome en « Ouganda » ait été rejeté mais qu’il ait pu même y avoir débat, discussion à son sujet. Et c’est bien là l’intérêt de cet épisode a priori bizarre, qui souligne une vérité inconfortable pour certains : le rôle tout à fait secondaire de la Palestine dans la logique discursive du sionisme des origines.

Il suffirait d’ailleurs, pour s’en convaincre, de lire les deux manifestes universellement considérés comme fondateurs du sionisme, Autoémancipation ! (1882), de Leon Pinsker, et Der Judenstaat (1896, L’État des Juifs), de Theodor Herzl. Mais ce n’est pas le lieu, ici, d’une véritable lecture de ces textes et je me contenterai de citer Pinsker insistant sur la nécessité de rejeter « une illusion : celle de croire restaurer l’antique Judée. Il ne faut pas renouer là où, jadis, l’existence de notre État fut brusquement interrompue et morcelée (…) Ce n’est pas la Terre “Sainte” qui doit être le but actuel de nos efforts, mais une Terre “à nous” ». Puis de rappeler que Herzl non plus n’accorda pas grande importance à la Palestine, la mentionnant une seule fois comme lieu possible (l’Argentine en étant un autre) pour le futur Judenstaat.

Cette indifférence à l’égard de la Palestine allait être confirmée par l’action du Viennois durant ses sept années de dirigeant sioniste, les années fondatrices du sionisme politique : la recherche d’un territoire qui, le plus souvent, ne serait pas la Palestine. L’Argentine, la Libye, la Mésopotamie, Chypre, le Sinaï, l’Ouganda sont autant de noms de lieux qui jalonnent le parcours de Herzl (bien d’autres encore apparaissent dans son journal intime), une série dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle relativise grandement la place prise par la Palestine dans le sionisme fondateur.

C’est que ce dernier, loin de toute mythologie nationaliste, fut avant tout une revendication humaniste pour le Juif comme étranger à toute société existante, comme Autre, et persécuté comme tel. Une aspiration à un simple refuge, à la simple autonomie. D’où l’importance toute secondaire, parfois non-existante, parfois même carrément contestée, dans l’argument sioniste des origines, du lieu précis pour ce refuge, ainsi que de la forme précise qu’y prendrait la nouvelle société juive.

Que ce sionisme-là ait disparu aujourd’hui est évident ; dénaturé, le mot renvoie désormais à une mystique nationaliste et fascisante justifiant l’oppression et la persécution continues du peuple palestinien. Le problème est qu’en face, une déformation parallèle de l’histoire souvent sape et amoindrit la légitimité de la lutte.

Il est temps de rendre sa cohérence au combat contre le fascisme et contre le racisme, en Israël-Palestine comme ailleurs. Pour cela, il est temps que le camp progressiste laisse la rhétorique antisioniste au vestiaire.

 

(NDLR : Uri Eisenzweig vient de faire paraître Le sionisme fut un humanisme, dans La Librairie du XXIe siècle aux éditions du Seuil)


Uri Eisenzweig

Professeur de littérature française et comparée, Rutgers University

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