International

Détruire l’héritage inca au nom du tourisme : la tragédie de l’Aéroport de Chinchero

Anthropologue, Historienne des idées

Après 40 ans de tergiversations politiques, un aéroport international destiné à favoriser l’économie touristique devrait voir le jour en 2023 dans la vallée sacrée Inca à Chinchero, à 40 km à vol d’oiseau du Machu Picchu. Ce projet – dans lequel la France est en course pour un accord d’État à État qui ferait d’elle le pays partenaire d’exécution – concentre les critiques : de nombreux acteurs locaux et internationaux dénoncent les injustices sociales et écologiques qu’entrainerait un tel aménagement dont les vertus sont surtout celles du bénéfice pour les tours-opérateurs.

Le 7 décembre 2018, le jour s’est levé sur le spectacle bruyant d’une entreprise espagnole de travaux publics terrassant le plateau de Chinchero. Au milieu du patchwork de verts, d’autant plus pittoresque que la saison des pluies fait pousser drues les futures récoltes : les pousses de pommes de terre, de fèves, d’oca, de tarwi et d’olluco ont disparu ; il y a un trou couleur de terre rouge, qui s’étend en une tache sinistre.

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Sept camions à benne et deux pelleteuses de la société « Altesa Contratistas Generales S.A. », arrivés à la hâte ont fait le sinistre boulot. Le futur aéroport de Chinchero devrait voir le jour en 2023, selon l’actuel président de la République Martín Vizcarra qui s’y était pourtant opposé sous le mandat de son prédécesseur. Le projet, un serpent de mer qui refait régulièrement surface depuis 40 ans, et notamment sous les présidents péruviens les plus corrompus (Alberto Fujimori, Alan Garcia, Ollanta Humala, Pedro Pablo Kuczynski) prévoit la construction d’un aéroport international sur ce haut plateau qui fait face à une chaîne de montagnes aux neiges éternelles (la Veronica).

Mais le contrat qui lie l’État et l’entreprise ayant remporté l’appel d’offres contient encore de nombreux points d’interrogation non résolus. Ce que le Contrôleur général du Pérou a observé, ces lacunes dans le dossier technique ayant pour conséquence selon lui de rendre impossible l’achèvement des travaux. Le contrôleur avait donné à la société un délai de 20 jours pour répondre à ses observations, mais l’entreprise n’a eu d’autre réaction que de lancer l’ouvrage au bulldozer.

Richesse historique et archéologique

Nous sommes ici dans un des centres mondiaux du tourisme : à 40 km à vol d’oiseau du Machu Picchu, on rencontre au sud la ville impériale de Cuzco, à l’ouest la Vallée sacrée et tous ses vestiges incas le long de la cordillère de Vilcanota. Chinchero lui-même, élu pour la construction de ce nouvel aéroport qui doit remplacer celui de Cuzco dont le terrain, étant en ville, sera juteux pour les promoteurs immobiliers, possède une très large histoire humaine : un site archéologique important pour l’histoire inca puisque c’était la villégiature de Tupac Yupanqui, le souverain à l’apogée de l’empire, celui qui intègre les techniques les plus fines de la métallurgie, du tissage et de la céramique dans une production de masse ; une église coloniale ornée de riches fresques, qui surplombe les ruines et qui compte parmi les plus anciennes de celles que les Espagnols firent construire ; le patrimoine symbolique des cinq ayllus (communautés) qui ont été formés après la réduction des populations autochtones par le vice-roi Toledo vers 1570-1572 ; des entreprises bien modernes de tissage traditionnel, très adaptées au tourisme puisque des femmes guides qui maîtrisent à la fois l’espagnol et les techniques ancestrales proposent des visites d’atelier, ce qui assure l’équilibre économique de la micro cuenca, vivant à la fois de l’agriculture, fondée sur des systèmes d’irrigation ancestraux, entre les deux lacs de montagne de Piuray et de Huaypo, et des ressources du tourisme, moins l’hôtellerie et les services que la vente de ces tissus faits à la main, dont les dessins ont des significations symboliques religieuses, rappelant que la catholicité, qui certes s’est imposée par la force et par la violence, a dû cependant s’accommoder de la très forte culture andine.

Ce haut-plateau, où le ciel est d’un bleu intense du fait de l’altitude et où les nuages se déploient en des danses particulières, n’est plat qu’apparemment. En fait, sa géologie est singulière, le sol présentant des fragilités soudaines, à cause de l’érosion du gypse souterrain, susceptibles de s’effondrer et de laisser place à des cratères (dolinas) comme celui du site de Moray, à 5 km à vol d’oiseau, où les ingénieurs agronomes incas sont parvenus à adapter des plantes de la jungle amazonienne. Chinchero, Moray, Machuqolqa, tels sont les noms des principaux sites archéologiques, fouillés (incomplètement) et documentés par les chroniques inca-espagnoles qui nous sont parvenues, rédigées aux premières heures de la colonie. Mais les hommes ne s’installent jamais dans des terres vierges de sens, et le sol de ce haut plateau, qui permet la subsistance alimentaire de communautés (il y en a autour de 17 sur le plateau) dont certains sont pauvres voire très pauvres, est très certainement d’une richesse archéologique phénoménale — à jamais recouverte et perdue pour l’humanité, si jamais l’aéroport se réalise.

Un tissu socio-économique marqué par la rémanence des structures anciennes

L’archéologie parle du passé. La culture andine au présent est ici vivante. Une vidéo, tournée le 12 février pour donner la parole aux habitants de ces lieux, permet de la toucher du doigt : c’est d’abord l’ayni, l’échange, ou l’entraide, des paysans qui prêtent leur bras sur la terre du voisin ; la minka, une autre forme très régulée de travail collectif ; c’est ensuite la langue, le quechua ; c’est aussi le rapport à la nature, qui n’est pas divinisée en tant que telle, car c’est la relation elle-même qui est sacrée — une dynamique donc, et non pas la pétrification d’une idole. Les promoteurs du projet d’aéroport ont donc usé de la bonne vieille méthode du « diviser pour régner » et ont monté les communautés les unes contre les autres. La promesse de l’enrichissement a vaincu les résistances de certains et a généré une nouvelle bourgeoisie autochtone à Chinchero même, qui a commencé à contrôler, par exemple, les transports entre Cusco et Ollantaytambo, après la vente de leurs terres, qui furent achetées à des prix exorbitants.

La non viabilité du projet d’aéroport

C’est une chose de dire que le projet d’aéroport, au nom de la modernité et pour permettre aux touristes de venir en plus grand nombre, va détruire un mode de vie, un paysage et une culture — et sans doute aussi, comme le disent les gens dans la vidéo, apporter les fléaux modernes : l’alcool, la drogue et l’insécurité.

C’est une autre chose de dire qu’il va scier la branche sur laquelle il est assis. Le tourisme dans la vallée sacrée atteint les limites de capacité – le Machu Picchu, qui est la cible, reçoit déjà 3 500 visiteurs par jour – et ne peut en recevoir plus. Le village de Chinchero, avec cet aéroport, en raison des nuisances acoustiques, de la pollution en général, et de la réalité de l’environnement d’un aéroport, va disparaître comme destination touristique, ainsi que ses ateliers de tissage. Les alpagas, qui fournissent la laine, ne sauraient survivre dans le stress de 40 vols par jour et nuit. Par ailleurs, les vibrations répétitives qu’induisent les décollages et atterrissages auront à terme raison des structures à la fois du site archéologique et de l’église.

Plus encore, il n’y a qu’une seule route possible, à une telle altitude, dans un paysage de haute montagne, pour l’arrivée et le départ des avions : cette route une minute après le décollage met l’avion au-dessus du parc d’Ollantaytambo, autre site archéologique essentiel de la Vallée, et, trois minutes après, au-dessus de celui du Machu Picchu lui-même, qui est, rappelons-le, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. Quelques minutes plus tard, il survole le site du Choquequirao. Les avions mettent en péril les 4 monuments qui sont la raison même du tourisme dans cette région sud du Pérou — soit près d’1,5 millions de visiteurs par an.

Il convient de préciser que ces parcs archéologiques, avec leurs vestiges, mais aussi leur faune et leur flore particulière, sont des aires protégées par la loi. Le projet place cet aéroport au-dessus des lois péruviennes, bafouées. Au prix de quelle corruption ?

Par ailleurs, la viabilité aéronautique est mise en question, par les syndicats de pilotes eux-mêmes. Le projet de faire un hub international est d’ores et déjà enterré. Du fait de l’altitude et de la pression des vents, il est impossible de faire décoller des avions de gros calibre avec un chargement de kérosène pour des trajets inter-Amérique, ou vers l’Europe. L’aéroport sera régional, pouvant atteindre des pays limitrophes (comme le fait déjà l’aéroport de Cuzco). Par ailleurs, aucune étude de la spécificité des vents n’étant incluse dans les rapports préparatoires l’action de certains vents, dont on connaît l’existence mais dont toutes les caractéristiques ne sont pas explorées, pourrait être délétère — des vents verticaux, frappant exactement à la verticale, la carlingue de l’avion.

Comme nous l’avons dit, il n’existe qu’une seule route possible de navigation — et aucune route d’évacuation en raison des hauts sommets qui cernent le haut plateau. Les concepteurs du projet de façon étonnante ne répondent pas sur ces défaillances, aussi silencieux que le ministère de la Culture reste en retrait par rapport au survol des sites archéologiques pourtant protégés et par rapport à la destruction programmée de cultures vivantes — le site de Chinchero est pourtant classé au patrimoine national, et il y passe aussi un morceau du Qhapaq Ñan, chemin inca qui est, en son entièreté, au patrimoine mondial de l’Unesco. Des personnalités de la culture s’insurgent cependant, expliquant que le risque est grand de voir « détruire ce que les Espagnols n’ont pas pu détruire » (Mónica Ricketts, historienne péruvienne à Temple University – Philadelphie). Et, une pétition a été mise en place, notamment par Natalia Majluf, historienne de l’art péruvienne à l’Université de Cambridge (RU), et ancienne directrice du musée d’Art de Lima.

Autre destruction programmée, les deux lagunas du haut plateau : l’une nourrit la ville d’Urubamba (et celle d’Anta), l’autre la ville de Cuzco. En admettant que la transition d’un monde agricole à un monde urbain moderne soit souhaitable, on voit mal comment les deux villes importantes de la région, qui souffrent déjà d’un manque d’eau chronique, pourraient être alimentées à l’avenir.

Quant à la ville de Cuzco, elle risque de voir périr sa ressource touristique : les voyageurs risquent bien de déserter la ville impériale, dont l’altitude est problématique et où les conditions de vie, déjà dégradées par l’exode rural, se dégraderont encore, pour ne visiter que les musts touristiques de la Vallée sacrée.

Pourquoi cet acharnement ?

Le projet qui repose sur des études vieilles de dizaines d’années semble sorti de la plume de gribouille. Improvisation, erreurs, incohérences, rien ne semble tenir. Pourquoi donc ses promoteurs persistent-ils, alors qu’un aéroport pourrait à très bon escient être installé dans d’autres endroits de la région de Cuzco plus propices (pas de sites archéologiques, pauvreté et sous-développement avérés, vraie plaine – à la place de ce faux plat de la micro cuenca de Piuray) ? Pourquoi les Péruviens se suicident-ils, pourquoi leurs politiciens le font-ils et lancent-ils le projet d’un aéroport situé à l’intérieur de la Vallée Sacrée ? Pourquoi les ayllus ancestraux de Chincherocomo, Yanacona ou d’Ayllupongo vendent-ils leurs terres ? Évidemment, l’appât du lucre : les paysans de ces communautés reçurent 200 000 dollars par hectare, tandis que le prix des vastes champs de pommes de terre de l’Idaho, aux États-Unis est de 5 000 dollars par hectare. Le président de la région de Cuzco, Jorge Coco Acurio, emprisonné à Lima pour les scandales de l’entreprise de construction Odebrecht, a négocié la vente des terres avec les communautés, mais jamais aucune comptabilité ne fut présentée.

Il y a trois aspects à retenir :

L’idéologie de la modernité passant par un récit de disqualification des cultures indigènes, qui est toute l’histoire du Pérou indépendant ;

Le centralisme de la pensée : les acteurs locaux ne pensent, pour la région de Cuzco, qu’à la Vallée sacrée. Or c’est un très large territoire, qui nécessite de fait un aéroport, mais qui serait fonctionnel y compris pour le transport de marchandises et le développement économique de la région (aujourd’hui à 25 heures de route de la capitale, en dehors de la saison des pluies).

Une niche de marché. Les tour-opérateurs veulent obtenir immédiatement plus d’argent de « la poule aux œufs d’or » du tourisme au Pérou (le Machu Picchu et Choquequirao autour duquel se forme un projet de téléphérique), et les lobbys formés par les groupes de Lima liés aux grands conglomérats sociétés transnationales. Chinchero n’est pour eux qu’un aéroport qui permet de concentrer l’activité et les investissements dans la Vallée Sacrée et d’y développer une « économie d’enclave » dans un territoire où les touristes sont déjà concentrés, afin de multiplier les profits et de les garder sous contrôle.

Enfin, un dernier aspect est l’histoire du projet. Comme le soulignent les personnes interrogées dans la vidéo, il y a 40 ans, le village de Chinchero était certes traditionnel, mais très pauvre (avec ce qui caractérise la pauvreté au Pérou : anémie, absence d’éducation etc.). Aujourd’hui, y compris après que la bourgade de Maras a perdu, au profit d’Urubamba, sa capacité de centre commercial de la micro région, les habitants ont trouvé des ressources économiques dites durables et en accord avec le respect de l’environnement — à commencer par les salines de Maras qui ne survivront pas à l’aéroport. Ainsi donc, le projet ne peut être poursuivi dans l’état. Désastre d’un point de vue de faisabilité technique, il est une catastrophe environnementale, sociale, économique et humaine, et une imposture culturelle. Il repose sur des schémas mentaux et idéologiques qui sont profondément remis en cause d’un bout à l’autre de la planète, alors que même les touristes sont à la recherche d’un tourisme durable et alternatif. Une ville de béton et de mauvaises briques, off-shore, sur ce territoire lumineux est un échec violent du XXIe siècle.


Pablo del Valle

Anthropologue, Chercheur à l'Université pontificale catholique du Pérou

Sylvie Taussig

Historienne des idées, Chargée de recherche au CNRS/IFEA