Quelques remarques sur l’image cinématographique
Il y a deux ans, je fus invité à intervenir à un colloque dont le thème était « La montée des violences ». Y fut projeté un montage d’images de violence réelle ou fictionnelle réalisé par Alain Fleischer. Et dans ce flux d’images de violence, il y avait des images de corps d’animaux pris par les soubresauts, les secousses de la mort. Ce sont des mouvements insupportables à regarder car il ne s’agit pas d’images de fiction, comme le sont les images où nous avons vu des soubresauts joués et même surjoués par des acteurs asiatiques autour de la table lorsqu’ils sont soudainement abattus par des rafales d’armes automatiques.
On pourrait même dire que ces acteurs tentent, sans y arriver vraiment, d’imiter la vérité documentaire des animaux qui ne jouent pas, sont là sans conscience fictionnelle. En effet, les animaux, comme aussi les très jeunes enfants, ne sont pas des acteurs capables de jouer, de faire semblant. L’animal vivant réel enregistré par la caméra est une preuve indubitable de présence documentaire pour le spectateur. Ce qu’il voit, ce qu’a vu la caméra, ce que nous venons de voir dans ce film : ces corps d’animaux envahis par les derniers mouvements nerveux, incontrôlés de la vie mise à mort, et en ce sens soubresauts de la mort, ce sont des corps d’animaux réels qui meurent vraiment.
Ces corps qui meurent réellement, dont la mort réelle est filmée, enregistrée, ne sont pas vus par le regard cinématographique, par l’art qu’inventa le cinématographe. Certes, ils sont filmés, certes leur mort est enregistrée en vingt-quatre images/seconde, certes leur prise de vue est opérée par une caméra de cinéma, certes ces images relèvent de la technique d’enregistrement/projection propre au cinéma mais le contrat liant l’œil du cinéaste fixé à cette caméra prenant des vues d’une mise à mort réelle et l’œil du spectateur fixé à l’écran sur lequel sont projetées ces images d’une mise à mort réelle n’est pas le contrat qu’a inventé et transmis le regard cinématographique de la caméra/projecteur des frères Lumière. Leurs films de cinquante secondes, leurs Vues, attestent de l’invention d’une nouvelle phénoménalité de la vie, d’une nouvelle perception des mouvements spécifiques du vivant, d’un accès à un regard et à une manifestation de la vie jusque-là inconnus.
Il ne s’agit plus de voir une représentation de la vie sur une scène, ni de voir la vie comme on la voit dans la vie mais de voir la vie comme on ne l’a jamais vue. Voir les mouvements de la vie tels qu’ils nous apparaissent dans la vie mais autres, comme intensifiés par la mécanique reproductrice du cinématographe, par l’instant unique et en partie aléatoire de la rencontre entre la surface sensible de la pellicule et la lumière du monde, par les petits sauts inhérents à la succession des images tournées à dix-huit images/seconde, par la vibration lumineuse de leur chair, par le choix des cadres et des scènes de vie où les gens marchent, dansent, sautent, où un enfant mange, donne à manger, court vers la caméra, par le hasard et l’imprévisible dans les mouvements de ces corps, leurs gestes, leurs regards, par la vivacité du rythme des actions dont la durée ne pouvait dépasser les cinquante secondes autorisées par la longueur des rouleaux de pellicule, enfin et peut-être le plus essentiel, par l’enregistrement de la légèreté, de la fragilité des mouvements uniques de ces corps vivants humains, animaux, végétaux, ces Brief Glimpses of Beauty que Jonas Mekas filmera à nouveau un siècle plus tard, comme pour nous rappeler le dévouement de l’œil cinématographique à la vie.
Le spectateur à la fois surpris et happé, emporté par cette vie projetée, cette vie qu’il vivait hors de la salle obscure et qu’il retrouve sur l’écran mais autre.
Cette vie plus intense que la vie apparut aux premiers spectateurs des Vues Lumière et nous apparaît encore aujourd’hui comme, pour le dire avec les mots de Georg Simmel, « plus de vie et plus que vie », comme vie projetée, augmentée qui engendre chez le spectateur un accroissement d’adhésion à la vie et l’accès à un état joyeux : la joie de voir cette vie enregistrée/projetée, d’y participer comme jamais il ne fut possible de le faire avant l’invention du cinématographe. Ce spectateur à la fois surpris et happé, emporté par cette vie projetée, cette vie qu’il vivait hors de la salle obscure et qu’il retrouve sur l’écran mais autre, comme il ne l’avait jamais regardée, lui qui ne s’était jamais assis dans l’obscurité face à un écran, lui qui n’était jamais resté à ce point immobile pour voir la mobilité de la vie capable de l’emporter hors de sa vie à lui, de provoquer, selon les mots de Rimbaud, son « départ dans l’affection et le bruit neufs », son évasion hors de ce qu’on nomme les soucis de la vie quotidienne mais plus fondamentalement hors de lui-même, hors de tout ce qui en lui-même aspire à la mort, à l’arrêt des vibrations de la vie.
Je voudrais citer un court passage d’un livre qui n’évoque pas une expérience cinématographique, une relation du spectateur à l’écran de cinéma, mais qui, relatant une expérience du regard dans la vie réelle, hors cinéma, m’a paru décrire l’état émotionnel que l’expérience cinématographique intensifie, augmente. Il s’agit du livre de l’écrivaine Elena Rjevskaïa, de ses carnets d’interprète de guerre de l’état-major de l’Armée Rouge qu’elle a accompagnée sur le front de Moscou à Berlin, de l’hiver 41-42 à l’automne 45. Nous sommes à l’automne 45, elle est à Stendal, une petite ville à l’ouest de Berlin. Elle écrit : « Peu avant notre départ de Stendal, errant un soir dans la ville, je me retrouvai dans un jardin public. Sur les sentiers envahis par l’herbe, un couple d’amoureux passait parfois en un éclair, puis disparaissait. Un ruisseau et un petit pont qui l’enjambait. Sur l’eau stagnante, voilée de vase, les feuilles oblongues d’un saule se déposaient. Une pierre moussue en était également couverte. Le long de la berge, les hautes herbes oscillaient. Une poignée de moineaux quitta les buissons. En contrebas du petit pont, là où la vase n’avait pas pris le dessus, l’eau frémissait légèrement. Je la fixais, perdue, comme en éveil, comme si jusque-là j’avais été isolée de cette eau et de cette herbe – de tout ce qui n’était pas la guerre. »
Cette expérience qu’Elena Rjevskaïa restitue dans ses carnets rejoint celle du regard cinématographique : comme le spectateur immobile devant l’écran où est projetée la mobilité de la vie, la narratrice fixe les frémissements légers de l’eau, les oscillements des hautes herbes, elle est attentive à eux, en éveil, perdue, absorbée par eux, en eux, et comme la poignée de moineaux quittant les buissons, elle s’évade, elle sort d’elle-même, de sa vie qui n’était que guerre, destruction, elle s’ouvre à un état de joie, elle sent le oui de tout son être à la vie frémissant devant elle, en elle. Bien sûr cette expérience n’a pas lieu dans une salle obscure devant une toile sur laquelle sont projetées des images des mouvement de la vie mais son attention aux fins mouvements de l’eau, de l’herbe, des feuilles, son attention mobile au début de sa promenade, s’emplissant de passivité pour se découvrir fixée, cadrée sur ces fins et fragiles mouvements de la vie qui l’absorbent et l’emmènent hors de la guerre, est précisément l’attention propre au regard du spectateur de l’art cinématographique, celui auquel les premiers films des Frères Lumière s’adressaient en enregistrant et projetant des Vues où frémissaient l’eau d’un étang, les feuilles d’un arbre, les herbes d’un pré, le tissu léger d’une robe, les paupières, les cheveux, les traits d’un visage.
N’est-ce pas cette image cinématographique enregistrant et projetant les mouvements, les vibrations de la vie, cette image apte à générer l’adhésion à la vie chez le spectateur qui fait que peuvent revivre le temps d’une projection des individus, des corps morts depuis longtemps dans la réalité ? N’est-ce pas aussi cette image reproduisant et intensifiant la vie qui devient en quelque sorte génératrice de vie en faisant croire à la résurrection d’un corps, comme celui d’Inger dans Ordet de Carl Dreyer, comme le corps de l’enfant dans Sous le Soleil de Satan de Maurice Pialat ?
C’est parce que le cinéma contient, comme son envers, cette possibilité d’enregistrer la mort, que son impossible en tant qu’art est le snuff-movie.
Si le cinéma enregistre et projette ces mouvements de la vie comme aucun art ne l’a fait avant lui, comme aucun art avant lui il peut aussi enregistrer et projeter l’arrêt de ces mouvements : la mort. Il le peut en enregistrant la mort réelle d’un être vivant ou sa mort fictive avec une impression, un effet de réalité tel qu’il peut faire oublier sa fiction, effet de réalité qui n’a fait que croître avec les possibilités de la technologie numérique. C’est parce qu’il contient, comme son envers, cette possibilité d’enregistrer la mort, que son impossible en tant qu’art est le snuff-movie : la mort réelle de l’être vivant humain filmé et la jouissance du spectateur voyant le film de cette mort réelle.
Si aucun film de l’art cinématographique ne réalise cette impossible possibilité, dans le documentaire ou dans la fiction capable de faire oublier sa fiction, ce n’est pas seulement parce que l’acteur qui meurt à l’écran ne meurt pas en réalité mais parce que l’art cinématographique dans ses films les plus violents filme toujours la violence de la mort, de la tuerie dans une forme, un regard qui la sublime, la stylise, la spectacularise, la déréalise, la met à distance par le jeu, le cadre, la chorégraphie, le genre, l’ironie ou encore par l’attention à la souffrance humaine.
Si c’est son impossible en tant qu’art, c’est par contre, l’histoire l’a montré, son possible en tant que, par exemple, fabrication d’images de propagande qui arrêtent les mouvements uniques et universels d’un visage en les caricaturant en traits raciaux, ou encore, et c’est le dernier impossible réalisé au XXIe siècle, en tant que spectacle de la mise à mort en direct d’êtres humains condamnés à l’égorgement. Ces images de mort ne permettent pas au spectateur de voyager, de s’évader. C’est le mouvement inverse, brutalement inverse, c’est une invasion incadrable par notre regard de spectateur, invasion qui nous terrifie, nous rejette dans la vie stupéfaits, choqués, sidérés, angoissés par une peur que nous, les générations nées après 1945, n’avions jamais sentie nous envahir avec une telle puissance. Et notre angoisse ne fait que monter lorsque nous apprenons que les images de ces mises à mort attirent, séduisent, provoquent une jouissance chez les spectateurs qui partagent la haine et le mépris des bourreaux pour l’être humain qu’ils mettent à mort.
Ces images qui nous révulsent et nous glacent, qui tentent d’avilir notre regard, qui nous obligent à en être les témoins impuissants, ces images devant lesquelles nous ressentons une honte abyssale pour ce qui est infligé à la dignité de l’être humain, nous devons savoir qu’elles existent, nous devons les dénoncer mais nous ne pouvons véritablement les regarder, c’est à dire entrer en elles, s’évader en elles, échanger avec elles, voyager en elles et en revenir différents.
Revoyant dernièrement le film Shoah, le grand film de Claude Lanzmann, j’ai encore mieux mesuré pourquoi les images de mise à mort n’avaient pas leur place dans son poème cinématograhique. C’est seulement grâce à la présence vivante d’Abraham Bomba, Simon Srebnik, Filip Müller, grâce aux fragiles et vulnérables mouvements de la vie de leur visage et de leur voix traduisant leur combat intérieur pour dire l’impossible, grâce à leurs larmes retenues et difficiles à retenir lorsque les images horribles reviennent dans leur tête, grâce aux inflexions de leur voix soudainement exténuée par la douleur, à leurs longs silences au bord desquels leur regard vacille, c’est grâce à ces vibrations de la vie enregistrées par la caméra que nous, spectateurs, pouvons aller vers eux et qu’ils peuvent venir vers nous, qu’ils entrent en nos têtes et nous transmettent une mesure humaine de l’incommensurable horreur vécue.
Je voudrais terminer en abordant encore deux choses concernant les mouvements de la vie et le cinéma. La première concerne la cinéaste du Troisième Reich, Leni Riefensthal. Lorsqu’elle réalisa le film Les Dieux du stade sur les Jeux Olympiques de Berlin de 1936, elle refusa de tourner le transport de la flamme olympique entre Athènes et Berlin tel qu’il avait lieu en réalité, avec le désordre des gens qui se pressaient autour des porteurs de la flamme, mélangeant leur corps anonyme à celui du héros. Elle décida de tout reconstituer pour isoler le héros porteur de la flamme, le magnifier dans la plastique de son corps mythique reliant la Grèce à l’Allemagne. La vie bariolée, imprenable, le bordel de la vie, c’est ce que déteste l’œil des maîtres, l’œil de la mort.
La deuxième chose concerne le cinéma que mon frère et moi-même essayons de faire. Désirant, à notre façon, enregistrer les mouvements de la vie, nous essayons de trouver la mauvaise place pour la caméra, pour le spectateur, celle pour laquelle quelque chose manque, reste caché, échappe, résiste à la prise de son regard, celle qui n’arrive jamais à emprisonner Albertine. C’est notre manière de filmer les oscillements indomptables des hautes herbes, les frémissements légers et fragiles de l’eau. Avec l’espoir que devant ces images de vie de corps, de visages singuliers, emportant le spectateur et en même temps rétifs à son emprise, celui-ci, immobile sur son siège, sente monter à ses lèvres, elles aussi immobiles, non pas le « Arrête-toi, tu es si beau » de Faust mais le Vis encore, tu es si beau du Cinéma.
Ce texte est la version remaniée de l’intervention que Luc Dardenne prononça en mars 2017 au colloque des Intellectuels juifs de langue française. Il sera recueilli en volume © Luc Dardenne/Le Seuil/ La Librairie du XXIe siècle.