Union européenne

Macron et l’échec de l’ « Europe française »

Historien

À la veille des élections sur le continent, l’absence éclatante de résultats de la politique européenne d’Emmanuel Macron nous invite à la réinscrire dans l’histoire de moyenne durée de la construction de l’Union. Car le si vieux projet du président de la République, celui d’une « Europe française » qui repose sur une alliance avec l’Allemagne, apparaît largement aujourd’hui rejeté par des citoyens qui souhaitent une Europe multilatérale.

Depuis janvier 2017 et son discours prononcé à l’Université Humboldt de Berlin alors qu’il n’était que candidat à la présidence de la République française, Emmanuel Macron a fait de l’engagement pour l’Europe un de ses chevaux de bataille. De nombreux publicistes, à commencer par les journalistes allemands, lui reconnaissent un certain courage politique dans un contexte de montée des populismes en Europe et de sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne. Pour la première fois depuis presque vingt ans et le discours de Joschka Fischer en 2001 à… l’Université Humboldt, un responsable politique entend proposer une vision politique de l’Europe.

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Cet engagement se traduit concrètement par un « feu d’artifices » de propositions de réformes et de relance de l’Union européenne. Il repose sur la stratégie politique d’un processus à double détente : premier temps, la France propose une nouvelle vision pour l’Europe ; second temps, elle compte sur la force d’entraînement du couple franco-allemand pour emporter l’adhésion des autres partenaires européens afin d’édifier une Europe autonome. Emmanuel Macron mobilise son talent rhétorique et endosse l’habit à la fois de l’homme charismatique et providentiel. Non seulement le président français occupe la scène médiatique mais il entend imposer un agenda français à ses partenaires. Il simplifie les enjeux politiques selon un schéma binaire – les Européens universalistes contre les nationalistes populistes – et dans le même temps il en fait une question existentielle (les Allemands parlent à ce sujet de « Schicksalfrage ») : si la présidence Macron échoue à réformer l’Union européenne, alors celle-ci est en danger voire condamnée à se désintégrer.

Macron a exposé son projet à de multiples reprises, notamment lors de trois temps forts selon une logique concentrique : la France, l’Allemagne, l’Europe. En septembre 2017, il a prononcé un discours à la Sorbonne ; en novembre 2018, il s’est adressé aux députés du Bundestag (une première pour un chef d’État français depuis Jacques Chirac en juin 2000) ; en mars 2019, il a publié en 22 langues et dans 28 pays une tribune pan-européenne destinée aux citoyens européens. Le président français veut une Europe « qui nous réunit, nous libère et nous protège ».

Ce programme doit se décliner selon toute une série de réformes et de nouvelles institutions qui reprennent pour une large partie des propositions déjà formulées ces dernières années par la Commission européenne. Emmanuel Macron veut pêle-mêle un nouveau pacte européen de défense, une nouvelle politique de l’asile et des frontières, une politique commerciale plus ferme vis-à-vis des États-Unis et de la Chine, une politique de la justice sociale et faire de l’Europe une puissance verte en visant la neutralité carbone d’ici 2050. Cet « inventaire à la Prévert » s’accompagne de projets de création de toute une série d’organisations ou d’administrations : un conseil de sécurité européen, une agence de protection des démocraties, un conseil européen de sécurité intérieure, un office européen de l’asile.

Voulant inscrire son action dans la geste légendaire franco-allemande, Emmanuel Macron mobilise le régime émotionnel pour inviter le gouvernement allemand à lui emboîter le pas.

Cet engagement pour la « Renaissance européenne » est dès le départ étroitement lié à des déclarations d’amour adressées à l’Allemagne. Voulant inscrire son action dans la geste légendaire franco-allemande, Emmanuel Macron mobilise le régime émotionnel pour inviter le gouvernement allemand à lui emboîter le pas. En novembre 2018, il ponctua son discours au Bundestag par cette phrase étrange : « Et laissez-moi vous dire que (…) à chaque fois que vous ne comprenez peut-être pas tout à fait les mots venant de la France, lisez toujours et avant tout qu’elle vous aime ». Voilà une drôle de manière d’inviter les Allemands à le suivre : sur le modèle du joueur de flûte de Hamelin, le président français appelle les Allemands à davantage écouter leur cœur qu’à chercher à comprendre ses idées. Or, comme le rappelait la chancelière Merkel dès 2017, « le charme ne dure que s’il y a des résultats ». L’absence éclatante de résultats quelques jours à la veille des élections européennes nous invite à tenter de réinscrire l’action d’Emmanuel Macron dans l’histoire de moyenne durée de la construction européenne.

D’un point de vue historique, la manière « macronienne » de penser et de vouloir faire l’Europe est loin de représenter un novi casus temporum. Il incarne au contraire une nouvelle fois ce projet d’une Europe française tel qu’il était porté au début des années 1960 par le général de Gaulle. Même si évidemment le contexte international est différent et que les plans Fouchet ne sont pas complètement identiques aux idées d’Emmanuel Macron, il est intéressant de constater la similitude de la méthode (un unilatéralisme articulé au binôme franco-allemand) et des champs de coopération envisagés. Pour rappel, les plans Fouchet prévoyaient une coopération intergouvernementale en marge des traités communautaires dans les domaines de la politique étrangère, de la défense, de la culture, de la science et de la défense des droits de l’Homme.

De Gaulle entendait s’appuyer sur le partenariat franco-allemand pour emporter l’adhésion des quatre autres pays membres de la CEE. L’échec de ce projet français était lié aux soupçons du Benelux de devoir se soumettre à une hégémonie française en matière de politique extérieure. Il s’en suivit une décennie de crises avec comme double point d’orgue le double refus gaulliste en 1963 et 1967 de soutenir l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun (1963 et 1967) et la « politique de la chaise vide » entre juin 1965 et janvier 1966, motivée par une opposition à un rôle accru des institutions européennes et du président allemand de la commission, Walter Hallstein.

Même si l’histoire est la science des choses qui ne se répète pas, on ne peut qu’être frappé par le manque de profondeur historique et de compétences interculturelles des élites françaises. Le volontarisme « macronien » ne pouvait que heurter le gouvernement allemand. Tout d’abord, Emmanuel Macron s’est heurté au choc des temporalités politiques : lancer un appel à la « Renaissance européenne » et attendre une réponse immédiate des Allemands au moment où ceux-ci entamaient de difficiles négociations en vue de former une coalition gouvernementale relève du « jardin des malentendus franco-allemands » (Picht).

Dans un second temps, Emmanuel Macron et ses conseillers ont omis de prendre en compte le fait que le monde a changé : l’ordre post-bipolaire tel qu’il fonctionne depuis le début des années 1990 constitue un système international dans lequel la France n’est plus la puissance diplomatique dominante en Europe. Plus largement, au sein de cette Union européenne élargie aux pays post-socialistes attachés à la reconnaissance de leur souveraineté et sensibles à toute domination hégémonique, la France et l’Allemagne ne peuvent plus fonctionner comme le Directoire de l’Union européenne.

Il faut imaginer une autre manière de faire l’Europe, une façon plus inclusive et plus soucieuse de jeter des ponts entre l’Ouest et l’Est.

La déception d’Emmanuel Macron s’est progressivement transformée ces dernières semaines en frustration et en colère que le président français exprime ouvertement. Ce manque de synchronisation franco-allemande n’a absolument rien à voir avec une Allemagne prudente voire égoïste qui viserait une Europe a minima. Rien ne serait plus faux que de réduire les relations franco-allemandes à une main française tendue que l’Allemagne ne voudrait pas saisir par manque d’élan européen. Rien ne serait plus faux que de prendre pour argent comptant le jugement macronien d’une « confrontation féconde ».

Par contre, il est temps aujourd’hui de reconnaître l’échec de la manière de faire française : celle-ci est complètement anachronique. Il faut imaginer une autre manière de faire l’Europe, une façon plus inclusive et plus soucieuse de jeter des ponts entre l’Ouest et l’Est. C’est ce que la chef de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer a signalé à Emmanuel Macron dans sa tribune publiée dans le journal allemand Die Welt le 10 mars 2019. Il faut prendre ses distances avec la vision très caricaturale donnée de ce texte par les médias français. La probable future chancelière allemande partage le même diagnostic que le président français et le même objectif d’une Europe plus forte dans le monde et plus protectrice à l’égard de ses citoyens. Elle défend clairement une position pro-européenne mais dénuée de toute arrogance néo-impérialiste. Un des passages de sa tribune illustre sa différence de méthode avec le président français : « Eu égard aux pays membres de l’Europe centrale et orientale, à leurs particularités et à leur contribution spécifique à notre histoire et à notre culture européenne commune, le respect s’impose, sans toutefois transiger sur le noyau inaliénable de nos valeurs et de nos principes ».

Si la France entend par la voix d’Emmanuel Macron poser les bases d’une nouvelle Union européenne, elle ne doit pas le faire de manière exclusive et occidentalo-centrée. Telle est la leçon d’histoire et de diplomatie donnée par Kramp-Karrenbauer au président de la République. On comprend mieux dès lors le titre du texte de la chef de la CDU : « Faisons l’Europe comme il faut maintenant ». Il est aux antipodes de la tribune d’Emmanuel Macron « Pour une renaissance européenne ».

La France doit reconnaître que sa stratégie a heurté les autres partenaires européens. En février 2018, les pays membres de la « nouvelle ligue hanséate » qui regroupent les pays baltes, les Pays-Bas, le Danemark, la Suède, la Finlande et l’Irlande avaient critiqué le directoire franco-allemand. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans le dilemme classique de la construction européenne selon laquelle sans initiative franco-allemande, l’Europe stagne. Nous sommes simplement entrés dans une configuration politique où les projets doivent se faire de manière plus multilatérale.

Depuis deux ans, Emmanuel Macron fait l’expérience que la réforme de l’Union européenne ne sera pas une marche triomphale engagée le 7 mai 2017 au son de l’Hymne à la Joie de Beethoven. Le futur de l’Union européenne ne peut se réduire à un condominium franco-allemand. C’est une réalité géopolitique dont les élites politiques françaises doivent prendre conscience et vite car le président français a raison : oser plus d’Europe est certainement la meilleure réponse politique à la montée des nationalismes.


Emmanuel Droit

Historien, Professeur d’histoire contemporaine à Sciences Po Strasbourg