Société

« Restaurer l’ordre naturel » : menace d’un retour au passé pour les droits civils en Europe ?

Avocate

Depuis des années, de nombreuses organisations réunies au sein du Congrès mondial des familles s’efforcent de remettre progressivement en question des droits fondamentaux (avortement, divorce, mariage entre personnes même sexe…). Très présent dans certains pays de l’Est et du Sud de l’Europe, ce mouvement gagne du terrain sur l’ensemble du continent, avec le concours de la Russie.

Ces dernières semaines dans le débat public français il a été question de la menace d’une grève des avortements, brandie par le syndicat des gynécologues obstétriciens de France. L’objectif de cette provocation sans précédent, qui a immédiatement soulevé de fortes réactions, était de pousser le gouvernement à régler le cas de quelques médecins condamnés à de lourds dommages et intérêts pour erreur médicale. Bien qu’il reste difficile d’accepter que le corps des femmes soit réduit à un enjeu de négociations syndicales, le débat suscité par cette affaire nous dit peut-être quelque-chose de l’air du temps et révèle comment le thème de l’avortement, et plus généralement celui des droits des femmes, restent aujourd’hui encore des sujets de débat et potentiellement de tensions.

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À Vérone, en Italie, s’est tenu du 29 au 31 mars 2019, le 13e Congrès mondial des familles (World Congress of Families, WCF) qui a rassemblé le « mouvement mondial » anti-avortement, anti-féministe et anti-LGBTQI. Plusieurs personnalités issues des institutions, notamment le ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini, les ministres de la Famille, Lorenzo Fontana, et de l’Éducation nationale Marco Bussetti, ainsi que les présidents des régions de la Vénétie et du Frioul-Vénétie Julienne et le maire de Vérone ont assisté à l’événement. La participation de membres éminents du gouvernement italien jaune-vert – c’est ainsi que l’on surnomme l’exécutif constitué, depuis un an déjà, par la Ligue (Lega Nord) et le Mouvement 5 étoiles (Movimento 5 Stelle) — a donc attiré l’attention médiatique sur un mouvement qui existe pourtant depuis des années.

Le premier Congrès mondial des familles s’est tenu à Prague en 1997, en réaction à l’organisation par l’ONU de deux conférences sur les droits des femmes (au Caire en 1994 et à Pékin en 1995), ce qui avait constitué à l’époque, pour les groupes de la droite américaine, un signal d’alerte et une impulsion pour la construction d’un réseau transnational de mouvements prolife, anti-avortement et anti-divorce dans le monde entier. À la même époque, pendant la longue et difficile période de transition post-soviétique, la Russie a connu un fort déclin démographique et en parallèle un renouveau de la pensée chrétienne orthodoxe, au nom des soi-disant valeurs traditionnelles.

Au fil des années, le WCF s’est progressivement développé, acquérant de plus en plus d’importance. Un changement considérable est toutefois intervenu en 2012, lorsque les congrès sont devenus annuels et que l’organisation a construit un réseau d’associations à base locale susceptibles d’exercer une forte influence sur les gouvernements et les institutions des différents pays. Ces mêmes années, la droite européenne a connu une évolution silencieuse mais significative dans un sens conservateur, avec une insistance de plus en plus marquée sur la défense des valeurs chrétiennes, également dans une logique anti-islamique : Heinz-Christian Strache en Autriche et avant lui Jörg Haider, Matteo Salvini en Italie, Viktor Orbán en Hongrie, Jarosław Kaczyński en Pologne. Cela a coïncidé avec l’adhésion au WCF de groupes homophobes et anti-avortement du monde entier, des droites chrétiennes et non-chrétiennes, d’universitaires, de dirigeants religieux et politiques qui, au fil du temps, ont rédigé un programme politique visant à limiter les droits de l’homme en matière d’autodétermination et de santé sexuelle et reproductive en Europe, au nom du respect d’une prétendue loi naturelle.

Ils prônent la « défense de la famille traditionnelle », la limitation des droits en matière de procréation, le déni des droits LGBTQI, du droit à l’avortement et au divorce, des études de genre et de l’immigration.

Les groupes qui s’identifient à l’agenda idéologique du WCF sont constitués par des catholiques (principalement d’Amérique du Sud et d’Afrique, et pour l’Europe de Pologne, de France, d’Espagne et d’Italie, où le congrès de Vérone a été ouvert par l’évêque Giuseppe Zenti, par exemple), par des chrétiens orthodoxes (de Russie, de Biélorussie, d’Ukraine, de Géorgie, de Roumanie et de Moldavie), mais aussi par des protestants, des évangéliques et des mormons provenant des États-Unis. Ils prônent la « défense de la famille traditionnelle » (c’est-à-dire patriarcale et hétérosexuelle), la limitation des droits en matière de procréation, la suppression des unions homosexuelles et le déni des droits LGBTQI, du droit à l’avortement et au divorce, des études de genre et de l’immigration.

Le WCF a également financé une série d’études – dont la fiabilité a toujours été fermement réfutée par l’ensemble de la communauté scientifique – pour tenter de justifier ses théories de manière rationnelle, par exemple en établissant une étroite corrélation entre le surgissement de problèmes dans le développement des enfants et leur appartenance à des familles homoparentales, ou encore entre le mariage homosexuel et l’augmentation de cas de pédophilie, ainsi qu’entre l’avortement et une plus grande incidence du cancer du sein.

Cette édition du Congrès, la treizième, a marqué, néanmoins, un passage décisif : pour la première fois, elle s’est déroulée dans un pays fondateur de l’Union européenne sous le patronage d’une partie substantielle du gouvernement actuel, à la veille des élections européennes du mois de mai prochain et dans une ville, lieu historique de l’extrême droite italienne, qui s’est proclamée à l’occasion « ville de la vie ».

Le congrès s’inscrit dans un projet politique plus large, visant à effacer « l’Europe des droits » au nom d’un concept arbitraire d’un ordre naturel, opposé à l’autodétermination des individus. Le document « Restaurer l’ordre naturel. Un agenda pour l’Europe », élaboré par le Forum parlementaire européen sur la population et le développement (European Parliamentary Forum on Population & Development), révèle dans le détail la stratégie extrémiste du réseau des militants d’inspiration chrétienne et conservatrice qui a pour nom Agenda Europe. Il s’agit en particulier de modifier les lois en vigueur dans les pays de l’Union Européenne en matière de sexualité, de procréation et d’égalité pour les personnes LGBTIQ.

Les recherches du Forum montrent, pour chacun des thèmes et pour chacun des pays, les lois que les militants conservateurs souhaitent abroger, celles qu’ils entendent adopter et les mesures législatives à mettre en œuvre. Une stratégie qui produit des résultats concrets, comme le montre le projet de loi polonais de 2016 qui visait à limiter le droit à l’avortement au seul cas de grave danger pour la vie de la mère ; un projet finalement rejeté par la chambre basse du Parlement à la suite d’une participation massive des femmes polonaises aux protestations ayant eu lieu pendant plusieurs semaines dans les rues du pays.

Plus récemment, dans la même direction, le projet de loi italien Pillon (sénateur présent à la conférence de Vérone et membre de la commission Justice du Sénat), actuellement en discussion devant le Parlement, vise à modifier la discipline en matière de séparation des époux, de divorce et de garde des enfants : l’objectif étant de rendre la séparation difficile, complexe et onéreuse, de manière à décourager et, parfois même, à rendre de fait impraticable la séparation, en particulier pour les plus faibles sur le plan économique (dans la plupart des cas la femme) qui pourraient se voir obligés par conséquent à renoncer à la décision de mettre fin au mariage. En effet, le respect du principe de la parfaite égalité entre les deux parents et de la garde partagée des enfants sont certes des objectifs qui intéressent le promoteur de la loi ; mais, en posant des obstacles et des difficultés à l’institution du divorce, le projet poursuit l’objectif caché de réaffirmer l’indissolubilité du mariage, perçu comme la seule institution acceptable.

Les documents retrouvés par L’Espresso révèlent l’existence de financements secrets qui proviendraient de la Russie de Poutine.

L’enquête de l’hebdomadaire italien L’Espresso a tenté de répondre à une question fondamentale : d’où provient l’argent nécessaire pour financer tout cela ? Qui subventionne et qui contrôle donc ces mouvements traditionalistes ? Les documents retrouvés par L’Espresso révèlent l’existence de financements secrets, qui proviendraient de la Russie de Poutine, transiteraient par des comptes domiciliés dans les paradis fiscaux et, après divers passages et triangulations, parviendraient dans les coffres de toutes les organisations (et dans les poches de nombreux orateurs) du Congrès de Vérone.

Les associations féministes, le monde LGBTIQ et tous les mouvements s’occupant de droits civils et d’autodétermination, conscients de l’ampleur potentiellement perturbatrice des manœuvres mises à l’œuvre par les mouvements qui ont organisé le Congrès de Vérone, se sont mobilisées à cette occasion. Pendant que se déroulait l’édition 2019 du WCF, à l’extérieur cent mille personnes ont défilé dans les rues de la ville et ont participé à trois jours de mobilisation : des assemblées, des rencontres, des flash mob, des pétitions, des appels et un cortège imposant auquel ont pris part également plusieurs mouvements nationaux et internationaux. Cependant, l’idée que le congrès de Vérone n’était rien d’autre qu’une occasion médiatique pour les hommes politiques populistes et souverainistes de se montrer et de satisfaire les lobbys et les réseaux d’organisations « en défense de la vie » qui les avaient soutenus lors de la campagne électorale a également fait son apparition dans le débat, y compris dans les milieux progressistes. Il s’agit néanmoins d’une interprétation et d’une attitude dangereuse, qui finit par minimiser, en le réduisant à une dialectique politique interne à chaque pays, un phénomène inquiétant qui a commencé à s’enraciner un peu partout en Europe et à produire des résultats concrets.

Des projets de lois sous-tendent un objectif ambitieux : limiter l’autodétermination des femmes en termes de droits sexuels et reproductifs.

La preuve en est que, malgré le succès de la contremanifestation véronaise, au cours de ces dernières semaines deux autres projets de loi ont vu le jour, parfaitement cohérents avec les objectifs affichés lors du congrès WCF. Le projet de loi Gasparri (du nom du premier signataire, Maurizio Gasparri, sénateur de Forza Italia et à plusieurs reprises ministre dans les gouvernements Berlusconi), a pour but de modifier l’article 1 du code civil italien dans le sens de la reconnaissance de la capacité juridique de l’enfant conçu (qui, à ce jour, n’a que des droits héréditaires).

Si le projet de loi était approuvé, la titularité des droits glisserait du moment de la naissance à celui de la conception, avec des conséquences évidentes sur le droit à l’avortement de la femme : en effet par la modification d’un simple mot dans le texte de la norme, la réforme fera de l’interruption de grossesse un délit à poursuivre. En réalité, derrière une apparente nuance technico-juridique, le projet de loi masque l’intention d’empêcher les femmes d’exercer leur autonomie fondamentale en matière de procréation et donc de frapper les prémisses sur lesquelles repose la loi 194 (la loi qui institue et organise le droit à l’avortement) et qui avaient été indiquées par la Cour constitutionnelle dès 1975. À cette occasion, la Cour avait reconnu, d’une part, que la protection juridique de l’enfant conçu avait une valeur constitutionnelle, affirmant toutefois la nécessité d’atteindre un équilibre entre le droit à l’autodétermination de son propre corps de la part de celui qui est déjà un individu (la femme) et le droit d’un individu qui « doit encore devenir tel » (c’est-à-dire l’embryon). Une prononciation éclairée et équilibrée qui, il y a déjà 44 ans, avait clairement tracé la voie à suivre.

La deuxième proposition de loi actuellement en discussion à la Chambre des Députés du Parlement italien concerne « les dispositions en matière d’adoption de l’enfant conçu ». L’intention est celle d’inscrire à l’intérieur de la loi 194 la possibilité pour la femme qui envisage de pratiquer l’avortement d’éviter l’interruption de grossesse « compte tenu de l’insertion immédiate du futur enfant dans une famille adoptive ». On oublie par là qu’il existe déjà aujourd’hui la possibilité d’un accouchement dans l’anonymat, permettant à la femme qui, au moment de la naissance, n’a pas l’intention de reconnaître son enfant, de pouvoir jouir de l’anonymat et de bénéficier d’une assistance adéquate pour effectuer un choix libre et responsable. Ce projet de loi aussi sous-tend donc un objectif ambitieux : limiter l’autodétermination des femmes en termes de droits sexuels et reproductifs.

Le cas récent italien ne fait que s’ajouter aux tentatives déjà mises en œuvre dans les pays de l’Est de l’Europe ces dernières années et devrait inviter à une extrême vigilance, en mettant en garde l’opinion publique des démocraties occidentales du danger concret que représentent ces mouvements fondamentalistes. La Pologne, la Hongrie, puis l’Italie : petit à petit les tentatives de revenir sur des droits que l’on croyait acquis à jamais prennent forme au sein même de l’Europe des droits de l’homme.


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