Société

Qui a peur de la langue française ?

Linguiste, Linguiste

Sortis mi-mai, Le Petit Larousse et Le Petit Robert 2019 intègrent respectivement 150 et 109 nouveaux mots. Pour une langue régulièrement annoncée à l’article de la mort, cela peut surprendre. C’est qu’en réalité, les discours déclinistes sur le français ne parlent pas de la langue, ils parlent politique.

Le français serait en danger. C’est un ressenti partagé par une très grande quantité de personnes. Faites l’expérience : affirmez (d’un ton dramatique si possible) une des affirmations suivantes : notre langue, autrefois révérée, est menacée de tous côté que ce soit par l’anglais et ses maudits mots en –ing, l’arabe, la novlangue inclusive, les SMS, le langage jeune, les bandes dessinées, etc. Votre interlocuteur ou interlocutrice opinera probablement du chef, et se désolera avec vous en regrettant le bon vieux temps de « la langue de Molière ». Nous sommes disposés à croire a priori que la langue va mal, même lorsque certaines études nous montrent le contraire.

publicité

Ainsi, le site « Orthodidacte » a profité de la mise en ligne des contributions du « Grand Débat national » pour analyser l’orthographe de ces textes. Cette analyse a conclu que ces contributions montraient bon niveau orthographe. Cependant, lorsque BFMTV a fait un article sur le sujet, en choisissant pour titre « Grand débat : plus de 2 millions de fautes d’orthographes » (sic) c’est surtout le chiffre qui a fait réagir : il a été jugé énorme… alors que proportionnellement au nombre de mots, il n’a rien d’énorme (seuls 1,8% des mots présentaient des cas d’erreur). S’en sont suivies une série de réactions fustigeant le niveau des gilets jaunes… alors que les personnes ayant écrit ces contributions n’étaient pas représentatives du mouvement. Quand on parle de langue française, c’est l’affectif qui prédomine et cet affectif prend souvent des tournures dramatiques.

Quand on nous dit que des centaines de langue disparaissent chaque année, que l’Atlas UNESCO des langues en danger en compte 2500… on frémit : le français est-il la prochaine langue sur la liste ? Impossible. Bon nombre de ces langues en danger ne sont utilisées que par un très petit nombre de locuteurs et de locutrices, quelquefois une dizaine. Rien à voir avec les 270 millions de francophones (dont le nombre ne cesse d’augmenter). Dire que le français est en danger n’a scientifiquement aucun sens.

Une langue est considérée en danger lorsque, suite à une stratégie de survie (pour des personnes réfugiées pendant ou après une guerre par exemple) ou d’ascension sociale, les parents n’enseignent plus leur langue à leurs enfants à la maison. Le français est une des langues les plus parlées au monde. Elle fait partie des trois langues les plus apprises comme langue étrangère, derrière l’anglais et l’espagnol. Elle est également une langue très présente sur Internet.

Mais alors pourquoi une telle impression de décadence, d’insécurité, de danger ? On ne peut se contenter de balayer ce ressenti : il faut le comprendre.

Que révèlent nos craintes et nos fantasmes langagiers ?

Quand on croit parler de langue française, on parle souvent en réalité d’autre chose. La langue est, particulièrement en France où elle a été attachée intimement à l’idée de nation et d’identité, où elle est à la fois langue dominante, langue officielle et langue nationale, un inépuisable support de fantasmes et de projections idéologiques. En tant que sujets parlants, nous avons tendance à investir la langue de valeurs affectives non-linguistiques qui viennent de nos préjugés et de nos expériences personnelles, sociales, historiques, en un mot politiques. Notre attachement concerne moins en réalité la langue qu’une vision mythifiée et très affective de la langue – et de nos pratiques de la langue.

Prenons l’exemple de l’orthographe. Les gens n’aiment pas, en général, que la graphie d’un terme soit modifiée et se réclament pour cela du respect de la langue française, de son histoire, et de son étymologie. Lorsqu’il a été question d’écrire nénufar et non plus nénuphar, on a ainsi entendu partout que perdre le « ph » serait dramatique, car cela signifierait la perte de l’étymologie grecque. Or l’étymologie de nénufar n’est pas grecque. Le mot vient du persan. Si on veut respecter l’étymologie, il vaut mieux écrire nénufar, comme il s’écrivait au XVIIIe siècle. Mais parfois, on a beau comprendre que son attachement à la forme nénuphar est irrationnel, on n’arrive pas à y renoncer. Même lorsque nous réalisons que notre gout pour une forme graphique arbitraire est moins dû à un véritable jugement esthétique qu’à une question d’habitude, nous n’arrivons pas à y renoncer.

Face aux démystifications linguistiques, certaines personnes pourront même revendiquer la complexité arbitraire du français en répétant un cliché : la beauté de la langue française viendrait précisément du fait qu’elle est difficile. Mais pourquoi ? Pourquoi la difficulté serait-elle belle et souhaitable en soi (et non pas souhaitable si et seulement si elle correspond à une exigence de pertinence) ? L’explication est sociolinguistique. La maitrise de la langue française (réelle ou supposée) constitue un capital culturel. Nous avons l’impression que notre capital « langue », déjà fragilisé par les débats sur la hiérarchie des valeurs dans une société ultra libérale, va être dévalué par toute remise en question du français tel que nous l’avons appris et que nous croyons maitriser.

Les étudiantes en lettres, langues, ou sciences humaines l’expriment très clairement « si j’ai peiné à apprendre cela, je ne vois pas pourquoi les autres ne devraient pas peiner » : c’est quasiment notre seul capital, on va nous prendre le peu que nous avons acquis avec tant d’efforts, le peu qui nous permet de nous distinguer des autres. Il est donc difficile de renoncer à notre rapport affectif et mythifié à la langue. Il est plus facile de s’aveugler, quelquefois de manière assez grossière : les commentaires d’une pétition qui réclamait le maintien de l’accent circonflexe étaient ainsi souvent émaillés d’erreurs orthographiques…

Le discours décliniste : un juteux fonds de commerce idéologique

Si l’on peut comprendre les mécanismes affectifs des sujets parlants, le problème est différent lorsque certaines personnes entretiennent ou légitiment ces affects en se posant comme des experts ou des professionnels de la langue. C’est le cas de l’Académie française, dont les compétences en linguistique relèvent du mythe. Mais c’est aussi le problème des  publications à succès qui déplorent la mort imminente de la langue, sans s’embarrasser de la moindre justification scientifique. Certaines stratégies éditoriales mettent systématiquement en avant ces contributions. Tout ouvrage démagogique sur le français, émaillé de métaphores dramatiques de la langue martyrisée, à la chair rongée, malmenée, violée (employées par exemple aussi bien par Michael Edwards, Jean-Michel Delacomptée, Alain Borer, etc) a de fortes chances de bénéficier d’un retour élogieux dans le Figaro.

Pour Bernard Cerquiglini, excédé par la rengaine servie par Alain Finkielkraut sur la mort de la langue française, non seulement ce discours décliniste et réactionnaire n’est pas nouveau (il existe depuis au moins le XVIIIe siècle), mais il est devenu un véritable « fonds de commerce ». Personne ou presque ne relève les inepties des grands déplorateurs, même lorsqu’elles sont grossières. Ainsi Delacomptée (auteur de Notre langue française, Fayard, 2018) fantasme sur le fait que les jeunes de Sartrouville de son temps auraient « respecté » la langue française, sans inventer de nouveaux mots comme les « jeunes des cités » actuels, ce qui est bien entendu aberrant, les jeunes ayant toujours fait évoluer la langue. De même, Finkielkraut (académicien) a pu déclarer sérieusement, lors d’un petit déjeuner organisé par l’UMP, qu’on ne pouvait pas avoir d’accent autre que le sien lorsqu’on nait en France (bonjour, Marseille !), tout en mélangeant allègrement des notions aussi peu solides que « accent beur » et « vote musulman ».

Ce discours décliniste repose souvent sur des idéologies politiques. Ceux-là même qui, la main sur le cœur, disent aimer et défendre la langue française se servent souvent de la langue française comme prétexte pour mieux taper sur des cibles, qui sont très souvent les jeunes et les étrangers, les deux catégories étant de nos jours réunies sous la dénomination bien floue de « jeunes-de-cité ». Ainsi, le linguiste Alain Bentolila diffuse régulièrement, depuis une dizaine d’années, ce qu’il sait être une intox : l’idée selon laquelle certains jeunes ne possèderaient que 300 à 400 mots de vocabulaire. Bentolila ne s’appuie sur aucune étude scientifique et pour cause : 300 à 400 mots, c’est le vocabulaire d’un·e enfant de deux ans ! Il est rigoureusement impossible de trouver un ou une adulte francophone (sauf cas de pathologie langagière lourde) ne possédant que 300 à 400 mots de vocabulaire, quel que soit son milieu, quelle que soit sa classe sociale. Pourquoi alors répandre une telle intox ?

On peut reconstruire le faux lien logique de Bentolila : certains jeunes n’ont pas de vocabulaire, ils sont alors violents (le rapport entre capacité d’expression et violence est pourtant bien plus complexe qu’un décompte de mots…). Et qui seraient ces jeunes violents sans vocabulaire ? Les « jeunes-de-cité » bien sûr. De même, les discours de Finkielkraut rejoignent des fantasmes sur l’arabisation du français, un épouvantail idéologique plutôt qu’une constatation linguistique. En effet, les études sérieuses sur le sujet ne relèvent que des emprunts de vocabulaire à la langue arabe, ce qui n’a rien de spectaculaire : le français a toujours emprunté à de nombreuses langues, sans que cela représente un quelconque danger.

Ne pas se tromper d’ennemi·e . L’exemple de l’anglais et des mots en –ing.

Est-ce à dire que critiquer tel mot ou tel usage fait de vous un·e horrible réactionnaire ? Les choses ne sont pas aussi simples. Se saisir de la langue, cela ne veut pas dire tenir un discours béat qui considère que toute évolution est bonne à prendre.

Prenons l’exemple de l’anglais et de la vague des mots en –ing mis à l’honneur dans les magazines féminins qui parlent de showering, de bronzing, de juicing, de bath cooking, etc. On rencontre également ces mots dans le vocabulaire du travail et de l’entreprise, où on peut parler de colunching plutôt que de déjeuner. Mais est-ce vraiment l’anglais qui nous agace avec ces mots, ou plutôt ce que cette utilisation de l’anglais représente : une façon de glamouriser ce qui est bien peu glamour ? Le bath cooking parait être ainsi une tentative de « rendre cool » le fait de devoir prévoir ses menus sur une semaine… De même, parler du fait de cumuler plusieurs emplois comme d’un slashing permet de masquer une réalité économique difficile derrière des mots qui dessinent l’image d’un start-upper plein de vigueur.

D’ailleurs, les utilisatrices et utilisateurs de la langue ne s’y trompent pas comme le montrent les hilarants détournements de cette tendance. On peut ainsi citer un tweet du 25 mai 2019, qui à propos d’un article de BFMTV « Hema, Primark, Centrakor… Les français de plus en plus adeptes de ces magasins à petit prix », disait : « Le pauvring, cette nouvelle tendance qui fait fureur chez les Français ». Le problème est moins l’utilisation de l’anglais que l’utilisation d’une langue néolibérale qui tente de dissimuler des difficultés matérielles grâce à un langage publicitaire.

Prenons un autre exemple : les réactions ont été vives lorsque, en mars 2019, la présidente de la commission spéciale de l’Assemblée Nationale, Olivia Grégoire (LREM) a dit ironiquement à François Ruffin (député FI) que le respect n’était pas son « core business ». Le terme est anglais. Mais même un·e anglophone peut ne pas comprendre directement ce que veut dire cette formule mystérieuse, qui relève plus de la langue business que de la langue anglaise. Ce qui est problématique, c’est la présence de plus en plus importante d’un langage néolibéral, celui de la startup, au cœur d’un lieu politique comme l’Assemblée Nationale.

Certes, l’anglais est, de nos jours, intimement associé à ce néolibéralisme. Mais, d’une part, la langue anglaise ne se réduit pas à ce langage. Alain Rey propose ainsi, pour désigner ces mots, de parler de californismes plutôt que d’anglicismes car ce sont les mots des entreprises de la Silicon Valley. D’autre part, cette idéologie néolibérale peut très bien se répandre avec des mots français. Quand Christophe Castaner parle (en mars 2019) des proviseurs des établissements scolaires comme de « patrons » qui doivent le convaincre en tant qu’« investisseur », il contribue lui aussi à banaliser une vision néolibérale du monde qui délaisse les notions de service public et d’intérêt général pour leur préférer celles d’entreprise et de rentabilité.

Il convient de savoir ce que nous visons quand nous parlons de langue, et prenons garde à des postures qui passent de la critique justifiée au recyclage d’un vocabulaire xénophobe. Ainsi, dans une tribune collective publiée par Le Monde en janvier 2019, une centaine d’essayistes, journalistes, artistes se sont insurgées contre l’utilisation de l’anglais au salon du livre de Paris. Pourquoi pas. Le problème est que, comme l’a noté l’enseignant-chercheur en linguistique anglaise Florent Moncomble, le texte est non seulement émaillé d’approximations (sur ce que signifie le globish), d’affirmations qui présentent des fantasmes comme des réalités (ainsi l’anglais remplacerait le français à la vitesse d’« un mot par jour » !) mais développe de plus une rhétorique xénophobe qui dénonce le « grand remplacement » du français par l’anglais. Employer cette expression popularisée par Renaud Camus, liée à ses délires racistes de « remplacisme » ce n’est plus dénoncer une anglomanie complaisante, c’est laisser libre cours à une peur et une haine de l’autre irrationnelles, et qui n’ont, encore une fois, plus grand-chose de linguistique.

Aimer la langue ne veut pas dire abandonner tout recul et toute réflexion. Sachons distinguer ce qui relève d’une logique linguistique, et ce qui relève d’une autre logique, qu’elle soit sociale ou affective. Remettre en question ses ressentis et ses peurs est nécessaire, si nous voulons vraiment nous battre pour la langue française. Car en se focalisant sur des dangers d’invasions souvent plus fantasmés que réels, en nous concentrant sur des cibles toutes désignées (les jeunes, les Arabes, les anglicismes), on oublie les effets délétères des choix géopolitiques de nos gouvernements qui ont, eux, une incidence très réelle sur la langue française.

Pourquoi les personnalités et les médias prompts à hurler à la mort du français et à mettre des drapeaux en berne quand on parle d’écriture inclusive ou d’anglicismes ne réagissent-ils pas de la même manière lors de l’annonce de la suppression de postes dans l’Éducation Nationale ? Pourquoi ne nous avertissent-ils pas du « péril mortel » qui menace la langue lorsque le gouvernement Philippe annonce une augmentation brutale des frais d’inscription pour les étudiantes et étudiants étrangers extra-européens, alors que la mesure mettra un frein très réel à la recherche et aux échanges francophones ? Pourquoi ne nous parle-t-on pas de la baisse de budget du Centre national du Livre, dont la mission est notamment de favoriser les traductions d’ouvrage ? Le langage pose des questions politiques. À nous toutes et tous d’y répondre.


Maria Candea

Linguiste, maîtresse de conférences à l’Université Sorbonne Nouvelle

Laélia Véron

Linguiste, maîtresse de conférences en stylistique à l’Université d’Orléans