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La philosophie et ses dehors : interdisciplinarité et décloisonnement des pratiques

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Rarement dans son histoire la philosophie aura autant ressenti le besoin de se lier à la non-philosophie. Ce besoin d’ouverture n’a rien à voir avec le développement de la figure du « philosophe médiatique », celui qui parle à n’importe quel propos de n’importe quel sujet. Il relève tout au contraire d’un aveu d’humilité : la philosophie sait qu’elle ne peut plus avancer isolée, elle sait bien qu’elle ne déduira pas de la seule raison universelle les principes qui régissent le monde.

La philosophie contemporaine ressent l’urgence de s’ouvrir à la multitude des dehors : les autres disciplines, les pratiques du monde social, au premier rang desquelles les pratiques artistiques et les pratiques politiques. La chose n’est sans doute pas nouvelle. Il suffit de penser à l’importance des mathématiques, de la poésie et des méandres politiques hellénistiques chez Platon, pour constater que, de tout temps, la solitude de la philosophie a été solidaire de son attention à ce qui n’est pas elle. Cependant, tant qu’elle s’est pensée comme reine des sciences et qu’elle se concevait comme la science des fondements et des premiers principes, la philosophie pouvait concevoir cette altérité comme quelque chose d’accidentel et d’inessentiel : elle avait pour elle un champ du savoir qui lui était réservé et qu’elle était seule à pouvoir défricher. Chez Descartes ou chez Kant, par exemple, la philosophie n’était pas séparable des découvertes de la physique mathématique de leur temps, et pourtant l’entreprise de fonder les sciences lui donnait son autonomie propre.

Or il semble que la philosophie contemporaine ne croit plus en cette entreprise de fondement, qui lui permettait de s’attribuait une certaine prépondérance hiérarchique par rapport aux autres disciplines et pratiques. Elle sait que la science, l’art, la politique peuvent faire sans elle, et qu’elle doit s’y rapporter sur un nouveau mode, celui de la collaboration. Les philosophes, en effet, n’œuvrent plus seuls : pour affronter les questions de morale et de bioéthique, ils travaillent avec des médecins et des personnels soignants ; pour comprendre la dynamique du monde social, ils collaborent avec des économistes, des sociologues, des anthropologues ; pour saisir le fonctionnement de l’esprit humain, ils s’imprègnent de neuroscience, de linguistique, de psychanalyse ; pour penser la résistance au monde tel qu’il est et l’activité de critique sociale, ils se tournent vers la littérature, la peinture, le cinéma, ainsi que vers les expérimentations politiques nouvelles.

Rarement dans son histoire la philosophie aura autant été liée, ou ressenti le besoin de se lier à la non-philosophie. Ce besoin d’ouverture n’a rien à voir avec le développement de la figure du « philosophe médiatique », qui a pour tâche de parler à n’importe quel propos sur n’importe quel sujet, à la manière du chroniqueur-télé ou de l’animateur-radio. Il a tout au contraire pour sens un aveu d’humilité : la philosophie sait qu’elle ne peut plus avancer isolée, elle sait bien qu’elle ne déduira pas de la seule raison universelle les principes qui régissent le monde. Tout se passe comme si les nouveaux liens noués par la philosophie devenaient de plus en plus consubstantiels à son exercice, et que loin de fonder les autres disciplines et pratiques, c’était désormais à celles-ci qu’elle demandait ses conditions d’existence. De là deux questions. Pourquoi cette exigence que ressent la philosophie de s’affronter à ce qui lui est extérieur ? Et ne risque-t-elle pas, à trop s’ouvrir, de disparaître tout à fait ?

Pour la philosophie, l’interdisciplinarité se justifie d’abord par la spécialisation croissante des savoirs. La division du travail, depuis deux siècles, n’a cessé de s’accentuer. La figure du savant universel du XVIIe siècle n’est plus pensable aujourd’hui. D’une part, l’activité scientifique s’est à ce point différenciée et complexifiée, qu’elle est devenue en partie hermétique à la compréhension philosophique. À l’heure où un spécialiste de micro-physique peut à peine comprendre un spécialiste de macro-physique, où deux champs éloignés des mathématiques peuvent à peine dialoguer entre eux, qui croira que le philosophe peut se tenir à la pointe des savoirs scientifiques, comme c’était le cas de Descartes ou de Leibniz ? Ce constat ne signifie bien entendu pas que le philosophe n’ait pas à s’intéresser de très près aux autres disciplines, ni surtout qu’il n’ait pas à en saisir les principaux enjeux, mais il est forcé de reconnaître que la pointe ultime du savoir lui échappe, au moins en partie.

La philosophie n’a pas d’autre choix que de coopérer avec les autres disciplines, si elle ne veut pas se fermer à des pans entiers de la recherche et si elle veut pouvoir légitimer son propos vis-à-vis des autres disciplines.

D’autre part, la philosophie a vu lui échapper la plupart de ses objets de recherche traditionnels. Depuis le XIXe siècle, le développement des sciences humaines a fortement contribué à enlever à la philosophie des champs entiers du savoir qu’elle croyait siens : l’économie, la sociologie, l’histoire et l’anthropologie ont chacune leur mot à dire sur l’étude du monde social et politique ; la psychologie se prononce sur le fonctionnement de l’esprit humain ; la linguistique a récupéré l’étude du langage. Plus récemment, la légitimité scientifique acquise par les neurosciences leur permet de se prononcer sur la morale, la religion, la raison…, et à peu près tout ce qui est analysable depuis la modélisation du cerveau humain.

Face à cet accroissement de la spécialisation des savoirs, la philosophie n’a pas d’autre choix que de coopérer avec les autres disciplines, si elle ne veut pas se fermer à des pans entiers de la recherche et si elle veut pouvoir légitimer son propos vis-à-vis des autres disciplines, souvent jugées plus « scientifiques » (la plupart du temps parce qu’elles utilisent des méthodes quantitatives). Il est évident que la philosophie de l’esprit ne peut se passer entièrement des acquis récents en neurosciences sur le fonctionnement du cerveau humain. Il est tout aussi certain que la philosophie politique et sociale ne peut ignorer complètement les apports de la sociologie, de l’économie et de l’histoire. Et cette ouverture vers les autres disciplines, si elle veut être rigoureuse et bien informée, doit en passer par une véritable collaboration interdisciplinaire, grâce à laquelle la philosophie pourra véritablement se tenir à jour des avancées scientifiques.

C’est ensuite l’objet à connaître qui peut pousser la philosophie à l’interdisciplinarité. En effet, certains objets complexes semblent ne pas pouvoir être saisis dans toute leur richesse par une seule discipline, mais paraissent exiger au contraire la collaboration de plusieurs points de vue disciplinaires. L’esprit humain, par exemple, doit-il être compris depuis la description de l’expérience (tâche de la phénoménologie), à partir des mécanismes physico-chimiques du cerveau (neurosciences) ou bien à partir de l’inconscient (psychanalyse) ? La société, autre exemple, peut-elle être analysée dans une perspective normative (philosophie politique), ou bien depuis ses mécanismes économiques, sociaux, historiques ? Le pari de l’interdisciplinarité, pour la philosophie, consiste à admettre que la connaissance de l’objet complexe en question gagnera à articuler les différents points de vue disciplinaires portés sur lui.

Cela signifie que l’interdisciplinarité n’est pas seulement un mot d’ordre de l’époque, mais qu’elle trouve sa raison d’être dans l’objet lui-même, chaque fois singulier. Ce qui veut dire, d’un côté, que l’interdisciplinarité n’est pas nécessaire dans tous les cas, et, de l’autre, que pour tous les cas où elle est exigible, elle ne supporte pas une méthode générale, puisque la collaboration entre la philosophie et les autres disciplines dépend chaque fois de ce qui est à connaître. Avec quelles disciplines collaborer ? Comment opérer la collaboration ? Jusqu’à quel point pour chacune d’entre elles ? Ces questions n’admettent sans doute pas de réponse universelle, étant dit que c’est l’objet qui, selon ses spécificités, doit en décider.

Sans doute faut-il en outre renvoyer l’activité scientifique au sein des disciplines à une pratique sociale parmi d’autres. On comprendrait par là que la philosophie ne s’ouvre pas seulement à d’autres pratiques disciplinaires, mais également à d’autres pratiques sociales, comme l’art ou la politique. La démarche, pour une part, est la même que pour les disciplines : la philosophie ne peut plus parler d’esthétique ou de politique sans aller voir de près comment fonctionne la création musicale, la création picturale, la création littéraire, ni quels sont les lieux actuels de la politique et ses modalités d’action contemporaines ; elle ne peut plus dicter in abstracto les règles de la société, ni élaborer des modèles esthétiques indépendamment des pratiques concrètes de l’art.

Mais peut-être y a-t-il quelque chose de plus dans ce décloisonnement des pratiques que dans l’interdisciplinarité. L’enjeu est davantage de l’ordre de la critique sociale. La philosophie va chercher dans les pratiques artistiques ou dans les mouvements politiques en cours les événements les plus innovants et les plus intenses de la contestation du monde tel qu’il est. Elle y voit des éléments de résistance avec lesquels il faut entrer en contact. Ce qui suppose en particulier de rompre ou de modifier le traditionnel partage entre la théorie et la pratique, et implique que la philosophie parvienne à inventer une relation nouvelle avec les pratiques qui lui sont extérieures — une relation qui ne soit plus celle d’une théorie surplombante qui donnerait à la pratique des modèles à suivre. Dans le grand mouvement d’ouverture de la philosophie vers ses dehors, ce décloisonnement apparaît comme le complémentaire, ou l’élargissement éthique et critique de ce qu’est l’interdisciplinarité dans le domaine de la connaissance.

Mais à s’ouvrir à tout-va, la philosophie ne risque-t-elle pas de disparaître ? On a déjà noté que la spécialisation des savoirs tendait à la priver de ses objets traditionnels. Or, à trop fleurter avec l’altérité, la philosophie ne court-elle pas droit à sa perte ? Nous n’en sommes pas certain.

La philosophie contemporaine est contrainte au dialogue et n’existe que dans et par ce dialogue.

Il est vrai que, dans l’interdisciplinarité et dans le décloisonnement des pratiques, la philosophie doit fonctionner autrement que par le passé. Elle devient discipline parmi les disciplines, pratique parmi les pratiques. Là où, auparavant, elle devait venir en premier – prima philosophia, se nommait la métaphysique –, elle arrive désormais en second ou du moins en même temps que les autres, puisqu’il semble qu’elle ne puisse plus aborder un objet sans aller voir la manière dont il est appréhendé ailleurs qu’en son sein, et sans qu’elle soit obligée de prendre en compte ce point de vue étranger dans sa connaissance de l’objet en question. Elle ne peut donc plus prétendre fonder les autres sciences, ni même connaître ce qu’il y a de plus fondamental dans le réel et qui échapperait à tout autre savoir. La philosophie contemporaine est contrainte au dialogue et n’existe que dans et par ce dialogue.

Pour autant, cela ne signifie pas qu’elle perde certains gestes, certaines démarches, certains objets mêmes, qui la caractérisent. Elle peut ainsi toujours proposer une ontologie (on appelle ainsi, en philosophie, la science de l’être), mais celle-ci sera indexée à un objet particulier et élaborée avec l’apport des autres disciplines : une ontologie de l’être social par exemple, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Georg Lukács, mais aussi une ontologie de l’être musical, de l’être littéraire, de l’être langagier, etc. Elle peut encore se livrer à l’épistémologie critique des sciences avec lesquelles elle collabore (discussion critique des concepts et des méthodes employés) ; simplement, cette épistémologie ne doit pas se faire depuis une position de surplomb et d’extériorité, mais de manière immanente, en dialoguant avec les spécialistes de la discipline et en se tenant au plus près des principes que cette discipline se donne à elle-même. L’épistémologie de la sociologie, telle qu’elle a été proposée par le philosophe francfortois Theodor W. Adorno, par exemple, ne critique pas la sociologie à partir d’une théorie universelle de la connaissance, mais à partir des principes mêmes de la sociologie critiquée et en reprenant à son compte certains de ses apports.

Autrement dit, l’absence d’une ontologie générale ou d’une épistémologie générale ne réduit pas à néant tout projet ontologique et épistémologique. Il en irait de même avec le développement d’une philosophie de l’action, d’une philosophie morale, d’une philosophie esthétique, ou de tout autre champ traité par la philosophie traditionnelle. Dans tous les cas, la philosophie peut continuer à proposer son expertise singulière, mais de manière nouvelle et avec davantage d’humilité eu égard aux activités qui lui sont extérieures.

Le dialogue et la collaboration ne sont par conséquent pas synonymes d’une disparition des disciplines et des pratiques différentes dans un imbroglio du savoir – la nuit dans laquelle toutes les vaches sont noires, disait Hegel –, mais de leur articulation qui, chaque fois, est à relancer et à inventer. Toute la difficulté tient précisément dans la capacité à faire communiquer des domaines séparés, sans pour autant nier la spécificité de chacun au profit d’un chaos indifférencié. C’est dire que la philosophie ne perd pas son identité dans cette aventure, ou plutôt que cette identité est dialectisée par la différence, et que si elle reste bel et bien la même, ce Même est par essence travaillé par l’Autre.

D’où l’on comprend que l’importance accrue que la philosophie de notre époque accorde à s’ouvrir vers ses dehors, est peut-être sa plus grande chance. Non seulement elle ne disparaît pas en tant que discipline propre, mais elle doit créer des voies singulières pour s’adresser à l’altérité et s’en imprégner, sans pour autant se perdre. Assurément, la philosophie doit plus que jamais réfléchir la signification et la spécificité de son activité, mais cette réflexion est aussi l’occasion d’inventer de nouveaux agencements, de nouvelles formes d’écriture, de nouveaux styles de pensée. La possibilité de se réinventer, l’exploration d’un territoire qui n’a pas encore dévoilé toutes ses potentialités, quelque chose de l’ordre d’un nouveau défi, c’est à cela que correspond l’intérêt actuel de la philosophie pour l’interdisciplinarité et le décloisonnement des pratiques, et non à une fragilisation de son sens et de son existence.


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