International

Le Brexit, trois ans après

Historien

Le 23 juin 2016, le Royaume-Uni décide par référendum de quitter l’Union Européenne. Trois ans plus tard, si l’analyse du résultat imprévisible du Brexit paraît relativement simple, celle de ses conséquences l’est beaucoup moins. Regard d’un historien britannique sur la question de l’Europe qui hante la politique britannique depuis Henry VIII et s’énonce simplement : L’Europe est-elle « ici » ou « là-bas » ?

D’emblée, j’ai eu le sentiment que cet évènement allait bouleverser nos existences. Cette impression se confirme de jour en jour depuis trois ans, y compris pour ceux qui ne s’intéressent ni à la politique ni à la vie publique. Le 24 juin 2016, je me promenais vers Westminster et Whitehall, respectivement le centre politique et le centre administratif de l’État britannique, avant d’emprunter Victoria Embankment. De l’autre côté du fleuve, je remarquais les nombreuses équipes de télévision internationales pressées sur Albert Embankment qui se préparaient pour l’intervention de leur correspondant devant l’imposante bâtisse du Parlement. Les éclairages de plateau évoquaient les lueurs sporadiques d’un barrage d’artillerie au crépuscule. Quant au vrombissement constant des hélicoptères au-dessus de nos têtes, il contribuait à l’atmosphère de siège qui régnait sur la ville.

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Je me suis assis sur la pelouse de St Stephen’s Green, en face du palais de Westminster qui abrite le Parlement, et j’ai observé les journalistes. Ils se sont mis à interviewer des hommes politiques, des universitaires, des passants, puis leurs propres consœurs et confrères. Tout le monde essayait de donner un sens à un évènement qui, jusqu’à la veille, paraissait tellement improbable. Pour l’heure, personne ne manifestait sa joie, personne ne protestait, mais ça ne tarderait pas. Dès ce moment, j’ai eu la conviction que le Brexit représenterait la crise majeure de ma génération (je suis né l’année où le Parlement a décidé « d’entrer dans l’Europe ») et peut-être la plus importante depuis la « Guerre », à savoir le conflit de 1939-1945, gravé dans la psyché nationale et devenu la référence essentielle de la campagne du référendum et de ce qui allait s’ensuivre.

Le 23 juin 2016, la veille du référendum, je me trouvais à Londres pour clore la conférence annuelle de la société savante que je dirige, Britain and the World. Pendant trois jours, près de deux cents universitaires avaient présenté leurs travaux sur les relations du Royaume-Uni avec le reste du monde depuis le XVIIe siècle. En réalité, on ne pouvait réunir un groupe plus pertinent pour observer l’orage qui s’annonçait et participer au dîner de clôture se déroulant sur l’une de ces péniches touristiques qui voguent sur la Tamise. Tandis que nous passions devant le Parlement, mes collègues consultaient sans cesse leur téléphone pour glaner des indications sur le vote. Notons incidemment que le groupe ainsi assemblé semblait à l’unanimité en faveur du remain. Très international, il comprenait un fort contingent américain, australien, néo-zélandais et canadien, mais aussi des Européens arrivés, entre autres pays, de France et d’Allemagne.

Pour les participants, ce qui venait de se produire – une campagne cauchemardesque, au cours de laquelle une Parlementaire avait été assassinée – s’apparentait à un spectacle de grand-guignol. Les premières estimations, au coucher du soleil, ont proclamé la défaite du vote leave et Nigel Farage – le principal avocat du référendum – capitulait déjà. Une fois la péniche revenue sur les berges, la plupart d’entre nous sont rentrés, soulagés, à l’hôtel, tandis qu’une fraction se dirigeait au pub pour assister à la retransmission télévisée des résultats. À l’intérieur du bar, la scène évoquait le mariage improbable d’une soirée électorale et d’une finale de coupe au football. Chaque résultat annoncé circonscription par circonscription s’accompagnait des hourras ou des huées de la foule en fonction de ses inclinations ; et comme nous étions à Londres, on comptait davantage de huées que de hourras. Puis, soudain, le silence.

Le Royaume-Uni est « entré dans l’Europe » le 1er janvier 1973, à la suite d’un vote du Parlement remontant au 28 octobre 1971. Notons qu’il s’agissait d’un choix effectué uniquement par les parlementaires. De nos jours, il semblerait inconcevable que les citoyens consentent à ce qu’une telle décision soit prise en leur nom par leurs représentants. C’est sans doute l’un des changements les plus fondamentaux intervenus depuis lors et plus particulièrement au cours de ces dernières années. La démocratie directe – le référendum – s’est imposée comme norme afin de déterminer les réformes constitutionnelles majeures. D’ailleurs, le premier d’entre eux, en 1975, concernait déjà l’Europe et la question du retrait de la Grande-Bretagne.

Mais il existe une autre différence primordiale avec 1975. Certes, on interrogeait directement pour la première fois le corps électoral, mais il acceptait d’être conseillé, guidé, par ce qu’on appelait encore au Royaume-Uni « les grands de ce monde » : hommes politiques ou d’affaires (et si je dis « hommes », c’est qu’il n’y avait que des hommes à cette époque), syndicalistes, et autres faiseurs d’opinion. En 2016, alors que la plupart des dirigeants politiques de premier plan, chefs d’entreprise, institutions, organisations et influenceurs plébiscitaient le remain, le peuple a rejeté leur avis. La notion même de « grands de ce monde » a été dévoyée systématiquement et irrémédiablement. L’opposition à la Poll Tax en 1990, la guerre en Irak en 2003, le krach financier de 2008, le scandale des « frais de bouche » des parlementaires en 2009, l’« austérité » depuis 2010, ont contribué à alimenter chez le citoyen le sentiment que la classe dirigeante est corrompue et jouit de privilèges indus. Or depuis les années 1980, on peut ajouter à tous ces éléments, une figure essentielle : « Bruxelles ».

Pour certains, 2016 a produit une politique binaire, dans laquelle le principe même de compromis, en tant que lubrifiant essentiel de la démocratie, est présenté comme une trahison.

En 2016, l’hyperbole a dominé les débats au Royaume-Uni et aux États-Unis. A contrario, le rôle de l’universitaire consiste à réfléchir et à discuter de manière rationnelle et modérée. Pourtant, je n’exagère pas en affirmant que la nation vit un véritable cauchemar depuis trois ans. Il ne s’agit pas là d’une proclamation des mérites ou des torts du retrait britannique de l’Union européenne et cet article n’en a pas non plus la prétention. D’ailleurs, les partisans des deux camps auraient des raisons de s’entendre : personne ne peut se satisfaire de la situation actuelle. Toutefois, contrairement à la plupart des cauchemars, celui-ci est une construction, la parfaite recette du désespoir. Impossible d’imaginer plan plus inexorable et plus efficace pour produire une psychose nationale quand, en juin 2016, on a divisé le pays en deux sur un problème qui le scinde depuis des décennies. Et lorsque, un an plus tard à la surprise générale, le gouvernement a perdu sa majorité et le Parlement, sa capacité à légiférer.

Ces propos peuvent être nuancés, mais ces réserves elles-mêmes deviennent source de colère et de frustration. Alors, chaque fois que l’opinion était consultée, elle donnait des réponses ambiguës. Et quand cette ambiguïté s’est manifestée dans le processus politique – lent et compliqué dans le meilleur des cas – le « thème de la trahison » s’est développé au profit d’un seul parti, UKIP, a favorisé la naissance d’un autre, le Brexit Party, et a menacé de diviser, jusqu’à l’implosion, les partis institutionnels de gouvernement, conservateurs et travaillistes. Le fait qu’il entraîne une réponse binaire à une question complexe constitue l’un des arguments contre le référendum, du moins comme il se pratique au Royaume-Uni. Pour certains, 2016 a produit une politique binaire, dans laquelle le principe même de compromis, en tant que lubrifiant essentiel de la démocratie, est présenté comme une trahison.

Depuis l’étranger, le Brexit est perçu comme une forme d’hubris de la part des Britanniques face à la fin de leur empire colonial. Il est vrai qu’à Londres, le long de Victoria et d’Albert Embankments, et sur les places où trônent de grands hommes souvent à cheval, au-dessus d’une liste de victoires et d’agissements (par ailleurs considérés comme de plus en plus contestables) gravés sur un piédestal de pierre, difficile d’échapper à l’Empire. Toutefois, pendant le Brexit, une expérience plus récente a paru prépondérante : « la Guerre » de 1939. Laquelle au Royaume-Uni semble s’être prolongée jusqu’en 2019 si l’on en croit les références et tropes innombrables ayant émaillé la campagne.

On y a beaucoup parlé de victoire, de splendide isolement, du rempart que constitue la Manche, et des blanches falaises de Douvres. Ces falaises, devenues symbole de pureté, de courage et d’obstination pour les partisans du leave, à la fois imposantes et immédiatement identifiables, rappellent la Guerre. Elles figurent sur la caricature célèbre du dessinateur néo-zélandais David Low, Very well, alone (« Puisqu’il le faut, nous nous battrons seuls »). Mais ce dessin et son évocation de l’isolement du Royaume-Uni après la défaite française de juin 1940 balaient la notion que le Royaume-Uni a pu survivre et combattre uniquement grâce à son empire. Et il n’est que le premier d’une longue liste.

Pour les nationalistes écossais ainsi que pour leurs homologues irlandais et gallois, le Brexit sonne comme un nouveau coup de force anglais.

Ainsi le fil rouge constitué par le roman national s’est déroulé tout le long de la campagne, notamment avec la figure tutélaire de Churchill et dans une moindre mesure (quoiqu’autrement plus partisane), celle de Margaret Thatcher. Néanmoins si Churchill et Thatcher incarnent une certaine identité anglaise, dans quelle mesure le Brexit représente-t-il une manifestation du nationalisme anglais, montrant la fragmentation de l’État impérial né de l’union des couronnes anglaise et écossaise ? En effet, pour les nationalistes écossais, qui font partie du gouvernement d’Édimbourg, ainsi que pour leurs homologues irlandais et gallois dont le penchant pro-européen doit être entendu entre autres en tant que moyen de pondérer l’influence de Londres, le Brexit sonne comme un nouveau coup de force anglais.

Toutefois, cette lecture néglige le vote leave de la majorité des Gallois et de deux Écossais sur cinq, tandis que les villes anglaises ont voté pour le remain. Dès lors, les fameuses falaises de Douvres, utilisées lors de la campagne pour la sortie britannique de l’Union européenne, ont connu un nouvel emploi. Cette fois, les personnages marchent ou courent vers le précipice ou se jettent carrément dans le vide, les yeux souvent bandés par le drapeau britannique.

Certaines les ont précédées, notamment le déclenchement prématuré et catastrophique de l’article 50, mais depuis les élections législatives de 2017, la plupart des décisions importantes engagées par Theresa May pour s’affirmer n’ont fait que l’enfoncer dans une position de faiblesse : May qui n’a qu’un slogan à offrir (« Brexit, ça veut dire Brexit ») pour devenir le leader de son parti ; May qui provoque des élections anticipées afin d’élargir sa légitimité et sa majorité, et perd les deux ; May qui doit faire des concessions en raison de « lignes rouges » profondément contradictoires ; May qui cherche à réconcilier les deux ailes de son parti, pro-européenne et eurosceptique ; May qui s’emploie à trouver un consensus trois ans après le vote plutôt que d’entrée de jeu.

À n’importe quelle époque, dans n’importe quel autre cycle politique, le parti qui constitue « l’opposition loyale du gouvernement de Sa Majesté » aurait été en tête dans les sondages et aurait progressé lors des élections locales. De nombreux facteurs expliquent que les travaillistes n’aient pas tiré leur épingle du jeu. Mais, dans la mesure où le Brexit s’apparente à l’un d’eux, et pas le moindre, ils semblent encore plus divisés que le parti conservateur, partagés entre les électorats des classes moyennes et des grandes villes, et base ouvrière traditionnelle principalement dans les provinces et le nord de l’Angleterre. Aujourd’hui, la question la plus épineuse concerne le second référendum qu’on se plaît à appeler vote populaire ou vote de confirmation.

D’ailleurs, ces dénominations euphémisées soulignent la dangerosité potentielle de la mesure et de la situation post-2016 : une consultation populaire pourrait être raisonnablement interprétée à la fois comme un déni de démocratie (en raison du référendum de 2016) et comme essentielle à la démocratie (puisqu’aucune des promesses de 2016 n’a été tenue, un nouveau soutien populaire s’avère impératif). Dès lors, la question se pose : la démocratie est-elle un acte isolé ou un processus ?

Les circonstances qui nous ont conduits à cette situation nous offrent un bel échantillon d’une ironie pour le moins cruelle. Le référendum – exemple de démocratie directe ou plébiscitaire – une innovation constitutionnelle imaginée par le gouvernement travailliste de 1975 en tant que réponse tactique et à court terme à un risque de division du parti, a été réutilisée par le gouvernement conservateur quarante ans plus tard, aux mêmes fins. Grâce à cet outil tactique simple, voire simpliste, le statu quo ou le résultat voulu par l’instigateur du référendum l’ont presque toujours emporté. Mais, cette fois, le problème se révèle tactique et stratégique ; l’improvisation de court terme produit de profonds changements.

Sous sa forme la plus lapidaire, la question de l’Europe qui hante la politique britannique depuis Henry VIII (avant d’être relancée du temps de Napoléon, du Kaiser et de Hitler) s’énonce simplement : « Ici ou là-bas ? »  L’Europe est-elle « ici » ou « là-bas » ? Même ceux ayant approuvé l’adhésion britannique à une union politique et économique se réfèrent toujours aux lois « qui viennent de l’Europe ». Les clubs de football veulent s’imposer « en Europe ». Les compagnies aériennes font la réclame pour des vacances « en Europe ».

Cette ambivalence historique récurrente, mêlée à la méfiance à l’égard du pouvoir (exacerbée par ceux qui cherchent à l’exploiter) et à la maladresse d’un gouvernement particulièrement incompétent dans ses négociations et son organisation du référendum constitue le mélange explosif qu’est devenu le Brexit. Si l’analyse du résultat imprévisible du référendum de 2016 paraît relativement simple, celle de ses conséquences l’est beaucoup moins.


Martin Farr

Historien, Senior Lecturer en histoire britannique moderne et contemporaine à Newcastle University