Gilets et Maillot jaunes : un tour de la France
Savez-vous quel cauchemar ont en commun Emmanuel Macron et les coureurs du Tour de France ? Les ronds-points ! Pour le Président de la République, ils symbolisent la faction, l’insurrection voire le spectre de sa démission depuis la levée du mouvement des Gilets jaunes, en novembre dernier. Pour le peloton, ils matérialisent la menace d’un plongeon voire de l’abandon, les ronds-points représentant l’un des dangers majeurs du tracé, puisqu’il s’agit de les contourner en rangs serrés et à grande vitesse au risque de passer par-dessus le guidon et de voir le macadam râper ses ambitions.
Il n’aura échappé à personne – et surtout pas aux Gilets jaunes ! – que la France est une terre de ronds-points. En 2013, un article publié dans Le Parisien sous la plume de Sylvie Bommel affirmait même que l’Hexagone en détenait le record du monde avec plus de 30 000 unités, 500 supplémentaires étant aménagés chaque année pour un coût compris entre 200 000 et 1 million d’euros. Attention ! pour ce prix-là, vous n’avez pas l’ornementation, dont la facture peut aller de 10 000 euros pour trois pots de fleurs à 500 000 euros pour une sculpture de maître.
Mais l’évaluation du Parisien était très en deçà de la vérité. En 2018, la France comptait 65 127 ronds-points selon un calcul effectué à partir du site de cartographie collaborative openstreetmap.org. Rond-point est, toutefois, ici, un abus de langage. Il serait plus précis de parler de carrefours giratoires, le décompte précité prenant en considération les « mini ronds-points », à savoir ceux dont le terre-plein central est franchissable, sous-entendu moins redoutable pour les coureurs et impossible à investir par des manifestants.
Le rond-point comme rempart face à la mondialisation néolibérale : il fallait oser !
C’est que « l’art français du giratoire » ne date pas d’hier matin. Les premiers connus précèdent même le règne de la voiture, le plus célèbre d’entre eux étant la place de l’Étoile à Paris, haut-lieu, s’il en est, de la crise des Gilets jaunes. « Ces ronds-points sont ensuite urbanisés, confortés et parachevés par Haussmann », raconte Éric Alonzo, urbaniste, enseignant à l’École d’architecture de Marne-la-Vallée et spécialiste du sujet auquel il a consacré un ouvrage (Du rond-point au giratoire, Éditions Parenthèses, 2005). « Ils prennent alors une dimension de place-carrefour très affirmée. C’est au début du XXe siècle que le sens giratoire est instauré afin d’organiser la circulation dans ces ronds-points historiques. »
Le miracle de la multiplication des ronds-points n’interviendra que bien plus tard, avec la Loi de décentralisation de 1982, laquelle venait donner le dernier mot à l’élu local dans les discussions avec les services de l’État. Les plus experts de la chose cycliste ne manqueront pas de remarquer que cela coïncide à peu de choses près avec la dernière victoire d’un Français sur le Tour (Bernard Hinault en 1985), sans qu’on puisse, bien sûr, établir entre les deux une quelconque relation. Cette loi, donc, libéra totalement le marché, dont on n’imaginait pas, cependant, les formidables perspectives de croissance. En effet, la petite entreprise du giratoire ne connaît jamais la crise : + 4,7 % de ronds-points en 2017 et encore + 2,6 % en 2018. La palme revient à la Vendée avec 2,43 giratoires pour 1 000 habitants, à ne pas confondre avec les deux cœurs entrelacés des armoiries de ce département laudateur de Dieu, du Roi et des cyclistes, lesquels en gardent d’ailleurs le souvenir de quelques gadins douloureux en juillet.
Depuis le milieu des années 2000, les services de l’État sont pourtant crispés sur les freins, considérant que tout ce qui devait être aménagé afin d’améliorer la sécurité l’avait été. Pour autant, le grand chantier se poursuit, nourrissant inévitablement tous les fantasmes – la fake news est dans l’air du temps. Mais non ! Le lobby des fabricants de pneumatiques n’y est pour rien. Pas plus que les entreprises de travaux publics ne financent les partis politiques par le versement de commissions occultes. Le durcissement de la législation en la matière a considérablement réduit le champ de la magouille. Alors, quelle explication à cette prolifération ? L’effet de mode, tout simplement. Le rond-point, de préférence « personnalisé », va de pair avec les « boîtes à chaussures » qui dessinent depuis quarante ans nos entrées de villes, pour le plus grand malheur du peloton et de nos yeux. C’est un signal de civilisation qui montre qu’il se passe quelque chose dans la commune. Chaque maire veut donc le sien comme il rêve d’accueillir le Tour de France. Le goût étant un sens aussi bien partagé que la couleur politique, cela va, selon la région, de la cabine de plage façon 1900 à la figuration de l’industrie locale en passant par l’inévitable coureur cycliste végétalisé qui rappelle le passage du Maillot jaune dans le coin.
« C’est une démarche d’identification, une façon de dire : « voilà ce que nous sommes », commente Éric Alonzo. Le rond-point comme rempart face à la mondialisation néolibérale : il fallait oser ! Plus ou moins consciemment, et pas pour les mêmes raisons, les Gilets jaunes les ont donc investis pour en faire des places publiques d’un genre nouveau, au milieu des grandes enseignes de consommation, nous interpellant sur leur drame quotidien, la désertification de leur lieu de vie, dont le rond-point scénographié est pour le coup un miroir déformant. Car le giratoire d’entrée de ville n’est en réalité que le connecteur de l’étalement urbain destructeur de nos territoires et donc indirectement de la planète – il n’y a d’ailleurs pas meilleure photographie de ce désastre que les images aériennes de la retransmission du Tour de France. Dans leur mouvement d’appropriation, les Gilets jaunes ont voulu logiquement y aller eux aussi de leur œuvre, sortant palettes, vieux sofas et barbecues pour y installer des mini ZAD, que le ministre de l’Intérieur s’est empressé d’effondrer à coups de pelleteuse. Dommage car cette alternative au food truck branché des métropoles dynamiques aurait pu constituer un beau lieu de partage lors du passage de la Grande Boucle.
Si le dopage doit prendre le départ de chaque Tour de France, Messieurs les organisateurs, attribuez-lui un dossard, cela apportera une touche de noblesse à l’hypocrisie !
Tout cela nous amène à la question qui nous taraude alors que la flamme de la révolte semble s’étouffer sans toutefois s’éteindre totalement : les mêmes qui ont inlassablement battu le pavé les samedis depuis cet hiver vont-ils à nouveau investir la voie publique, au mois de juillet, pour voir passer leur cousin éloigné, j’ai nommé le Maillot jaune ? Ce ne serait pas le moindre des paradoxes de voir « ceux qui ne sont rien » patienter des heures sous le cagnard avec le seul espoir d’apercevoir, entre deux canettes et deux merguez, le « premier de cordée » filant à vive allure vers son destin doré, ramenant du coup six mois de jacquerie à l’état de querelle picrocholine. Et les plus pourfendeurs – à raison – de ces riches qui trichent, encourager des garçons qui pour certains ont élevé la mystification au rang de compagnonnage.
Les statistiques tenues très scrupuleusement par le site Cyclisme & Dopage parlent, en effet, d’elles-mêmes : 82,4 % des vainqueurs du Tour de France ont été impliqués dans des affaires de dopage. Prenez les vingt dernières années, soit la période post affaire Festina, laquelle, nous avait-on juré, avait au moins permis de « faire le ménage » : depuis 1999, c’est à l’inverse la « debandada ». Ce pauvre Tour fut d’abord sept ans durant soumis au diktat de Lance Amstrong ; puis on eut droit à Floyd Landis, également déclassé, et à Alberto Contador, auquel une des victoires a été retirée ; et, pour finir, les six succès glanés par la formation britannique Sky, nouvellement Ineos, ont été recouverts d’un parapluie en acier qui n’a rien à envier au sarcophage de Tchernobyl. Pour paraphraser le génial Antoine Blondin, si le dopage doit prendre le départ de chaque Tour de France, Messieurs les organisateurs, attribuez-lui un dossard, cela apportera une touche de noblesse à l’hypocrisie !
La dernière trouvaille du « coureur moderne » ? S’envoyer dans les veines un ersatz d’hémoglobine en poudre avant de monter dans l’avion, sans oublier de se gaver au préalable d’anticoagulants, un mélange explosif digne du cocktail lacrymo-LBD utilisé par nos forces de l’ordre pour repousser les Gilets jaunes. Depuis le printemps, les chroniqueurs prennent, toutefois, le soin de la discrétion sur le sujet – ne pas gâcher la fête, l’année fut suffisamment pénible comme ça ! – à l’exception notable de Clément Guillou du Monde, qui a relaté par le menu le scandale Aderlass, lequel jette un voile sur les performances inédites des sportifs slovènes, qui comptent parmi les nouveaux aigles du vélo mondialisé. À la décharge des confrères qui choisissent d’opter pour le silence, le journaliste qui fait son job est toujours au bout du compte le salaud de l’histoire. Bien avant que les Gilets jaunes s’en prennent à la profession – à laquelle ils doivent pourtant tout – et que la DGSI leur emboîte le pas, la foule du « Tour Festina » secouait les véhicules de presse dans les cols.
Alors, non ! Nous ne serions pas surpris d’observer, dans quelques jours, une forme d’union sacrée autour des ronds-points puisqu’il est dans la tradition que le Président de la République honore le Tour de France de sa visite. Soyons fous : rêvons à un Maillot jaune français ! Ce serait pour Emmanuel Macron une occasion inespérée de reprendre le contrôle de ces maudits giratoires devenus sa hantise, dans une sorte d’état de grâce saison 2 faisant suite à l’épisode russo-benallesque de juillet 2018. Et le maire ayant souffert de déconsidération élyséenne de se sentir soudain revalorisé dans son écharpe tricolore : « Ce rond-point c’est moi qui l’ai fait ! » Les Gilets jaunes s’égosillent et la caravane du Tour passe.