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Économie de la dépense physique : effort cycliste entre mystique et raison

Ecrivain

Alors que le risque mortel admissible s’est déplacé vers les « sports extrêmes », les champions cyclistes ne se dépassent plus, ils gèrent leur énergie et leur capital athlétique d’une façon calculée. La performance, autrefois ADN du Tour de France, semble avoir rompu tout lien avec le sacré, et le culte du dépassement remplacé par celui de la maîtrise. Plus qu’un sport, longtemps le cyclisme fut une religion, et il achève désormais sa sécularisation.

C’était lundi dernier. Le corps centenaire du Tour de France s’était à nouveau réveillé trois jours plus tôt, après qu’on eût ouvert sa cage éternellement repeinte. Ça marche à tous les coups : on suspend la respiration de la foule à quelque roulement de tambour, puis on ouvre la trappe. Alors, soudainement inondés de lumière, deux cents éphèbes agitent l’horlogerie bronzée de leurs jambes et glissent entre les barrières. Vif comme un serpent dans une corbeille de fruit, le peloton du Tour 2019 s’était élancé.

Or donc, lundi, depuis le sommet du coteau de Mutigny, la pente était si raide que, lorsque la caméra s’est retournée sur l’avant du peloton, il n’y avait plus rien. La ligne d’horizon s’était brusquement abaissée sur l’écran, comme si tout le paysage champenois venait de s’effondrer sous le poids du ciel. Les coureurs sont restés engloutis quelques secondes. C’est alors qu’on a vu, fondant sur celle du Belge Tim Wellens, s’élever sur ce fond distant sa silhouette secouée par l’effort. Sa posture boxeuse et son audace – attaquer seul encore loin de l’arrivée – ouvrant immédiatement la bonde des enthousiasmes trop longtemps retenus : non seulement Julian Alaphilippe s’envolait vers la victoire d’étape à Épernay et la conquête du maillot jaune, lequel ne s’était pas posé sur les épaules d’un Français depuis longtemps, et, amis téléspectateurs, de quelle façon ! Il y mettait la manière.

Courant « à l’intuition » ou « à l’instinct », Alaphilippe s’érige en emblème nostalgique d’une course à l’ancienne.

Et y mettre la manière, ce serait au fond faire retour vers un hypothétique âge d’or de la course cycliste. Ce serait, au moins, exhausser une économie de l’effort à l’enfouissement définitif de laquelle Alaphilippe résiste en héros esseulé (ou comme l’indice d’une renaissance à laquelle personne ne croit véritablement). Courant « à l’intuition » ou « à l’instinct », le Français s’érige en emblème nostalgique d’une course à l’ancienne : une façon supposément moins calculatrice, plus spontanée, fondée à même la roche nue du courage et de l’endurance.

De nos jours, la vie des coureurs professionnels, de l’ascèse quotidienne aux stratégies de course, est réglée sur la maîtrise technique et sur les connaissances scientifiques qui la rendent possible. Vivant sous la règle d’une existence mesurée et contrôlée dans les moindres détails, ils suivent des plans d’entraînement et de nutrition qui les réduisent à des machines corporelles. Ils calibrent leurs efforts sur différents seuils physiologiques, au moyen d’appareils mesurant leur puissance mécanique en watts, leur cadence de pédalage, leur fréquence cardiaque. Et, on ne le sait que trop, durant la course, ils sont reliés par oreillette (par téléphone) à leurs coachs, qui les informent en temps réel de la situation, leur offrant un point de vue surplombant sur la course. À première vue, l’ensemble de ce dispositif semble réduire à peu la part du sujet dans la performance : obéissance scrupuleuse aux consignes ou, au mieux, bonnes capacités d’analyse des données. Mais le registre de l’intuition et du sens tactique sont disqualifiés, ils ne concernent désormais que les coachs, assis dans les voitures tels des stratèges d’état-major penchés sur la carte du champ de bataille.

Bien sûr, les choses sont plus complexes. Parce qu’à lui seul l’effort, cette « tension entre une initiative et ce qui lui résiste » est garant de la subjectivité. Parce que les coureurs cyclistes d’aujourd’hui restent soumis, comme leurs aînés, à la douleur et aux émotions qui les assaillent. Enfin parce que l’excellence, même quant au geste de pédaler ! requiert une délicatesse de ballerine : l’articulation du corps au vélo laisse croire à tort à la superfluité de toute disposition proprioceptive, mais que rien n’est plus faux. La « spatialité originaire du corps propre » – l’intériorité ramenée à sa condition charnelle – concerne aussi les coureurs cyclistes, dont l’apparence schématisée par le triangle selle-cintre-pédales, est un leurre : entre ces points d’appuis extérieurement aperçus, s’ouvre un espace aussi plastique que celui du danseur… ou que celui du penseur assis à son bureau.

Sous leurs dehors robotisés, les coureurs restent donc bien les sujets de l’effort. Néanmoins ce n’est pas sans raisons qu’on accuse cette « méthode scientifique » de rendre le Tour de France de plus en plus prévisible, c’est-à-dire ennuyeux. Avec six victoires sur les sept dernières éditions, la domination de l’équipe Sky (devenue Ineos) a, plus efficacement encore que le règne d’Armstrong, plus efficacement encore que l’usage délirant de l’EPO dans les années 1990, muselé la glorieuse incertitude du sport. Quels sont les motifs de cette monotonie ?

Visionnant aujourd’hui les images des pionniers du Tour de France, ou plongé dans le texte d’Albert Londres consacra aux « Forçats de la route », l’amateur de cyclisme ne manque pas d’éprouver un certain vertige à l’idée de ces hommes perdus dans l’immensité d’un décor inhabité, silhouettes recrues piochant sur la pente, visages ensuifés, hagards, arrachant à la montagne et à la route caillouteuse un mètre après l’autre sur leurs bécanes rudimentaires. Il les regarde avec le même effarement qu’éprouve chacun d’entre nous quand, visitant quelque écomusée, nous touchons du doigt les conditions de vie d’un berger au XIXe siècle.

Routes défoncées, vélos de vingt kilos, hygiène alimentaire anachronique, méthodes d’entraînement fantaisistes ou naïves font figure d’origine : ainsi se persuade-t-on en 2019 que la trajectoire de la performance cycliste se confond avec celle du progrès technique.

Le chemin du progrès, qui a mené de la terre battue au bitume, et des jantes en bois aux jantes carbone, des peaux de chamois huilées aux mousses des cuissards modernes, de la cuisse de poulet aux barres énergétiques et aux tubes de gel qu’on glisse dans son maillot, du vin rouge aux polymères de glucose, et de la strychnine aux corps cétoniques ou, encore, des auberges et des étables où les forçats trouvaient refuge aux tentes à hypoxie, ce chemin donc, dissimule un retournement du sens le plus intime de la performance.

Le moins que l’on puisse dire est que la performance en cyclisme est affaire d’énergie et de dépense physique.

Je fais mine de m’amuser à le dire, mais je le pense sérieusement : plus qu’un sport, longtemps le cyclisme fut une religion, et il achève désormais sa sécularisation. Pas seulement parce qu’il rassembla la société des spectateurs dans une intense ferveur autour de monstres sacrés qui l’exonéraient de l’excès. Pas seulement non plus parce que les monstres en question menaient eux-mêmes une existence ascétique digne des Pères du désert (lesquels incarnèrent un mouvement « d’athlétisation de la vie spirituelle »). Car je veux m’intéresser ici au sens le plus intime que les coureurs cyclistes entretiennent à leur propre performance : c’est la façon dont ils se projettent dans l’intensité de leur effort qui a changé. C’est là, dans cette disqualification de l’instinct au profit de la raison connaissante, qu’il faut chercher la source de note désarroi de spectateur.

Le moins que l’on puisse dire est que la performance en cyclisme est affaire d’énergie et de dépense physique. Et c’est le régime, c’est l’éthique de cette dépense qui a radicalement changé. Autrefois, cherchant à se dépasser, le coureur cycliste se dépensait religieusement, c’est-à-dire sans compter. On pense ici à ce que Bataille appelait « la part maudite » : l’usage purement dispendieux, la consommation improductive des richesses excédentaires qui définit selon lui les économies précapitalistes. Certes, le commentaire sportif faisait une place de choix à la gratuité. La « générosité dans l’effort » et le « panache » étaient mis en avant. Les champions étaient emplumés. Le résultat brut – le classement ou la mesure objective des capacités – n’aurait su à lui seul garantir la valeur d’une performance. Comment Poulidor, l’éternel perdant, eût-il été si populaire ?

Mais surtout, pour le coureur du Tour de France, s’échiner gueule ouverte dans un col, c’était viser une dimension inconnue. Ignorant de ses limites physiologiques, il pouvait en refuser le principe. Cette méconnaissance même faisait de sa tentative de se dépasser un acte de foi. Dans l’effort extrême, il se projetait au-devant de sa douleur comme on affronte le rideau noir de la tempête. Littéralement, c’est à une révélation, à une apocalypse, qu’il aspirait, et c’est son salut qu’il gagnait. D’Eugène Christophe à disons, Bernard Hinault, les champions s’entretinrent donc dans une sorte de rapport mystique à la performance. Irrésolue, la question de savoir « ce que peut un corps », laissait intacts tous les espoirs. Même les petites liturgies d’un dopage qui garda longtemps un pied dans la magie, étaient liées à cette transcendance : le produit dopant était un moyen de pénétrer l’épaisseur du mystère.

Aujourd’hui, à l’inverse, athlètes postmodernes, les cyclistes professionnels connaissent leurs limites. Ils savent d’avance ce dont ils sont capables, ou pas. Leurs seuils physiologiques sont précisément mesurés, et comme ils n’évoluent que lentement, ils reflètent avec une grande fiabilité leurs possibilités du moment : à chaque niveau d’intensité, ils savent combien de temps ils peuvent tenir. Autant dire qu’ils n’espèrent plus se dépasser, ou que la notion même de « dépassement » s’est plus que vidée de sa substance : elle s’est, très exactement, retournée. Ainsi elle n’évoque plus qu’une adhésion appliquée, aussi parfaite que possible, du champion à ses limites personnelles. Une coïncidence parfaite à sa propre forme, là où elle consistait précisément à la faire exploser.

Les deux figures principales du dépassement de soi, l’extase et la fureur héroïque, sont devenues inacceptables, profondément incorrectes, parce qu’elles font signe vers la mort ou la dissolution de l’individu dans l’unité d’un « divin » quel qu’il soit. Les noces mystiques façon Thérèse d’Avila, ou le sort funeste d’Actéon, chasseur métamorphosé en gibier et dévoré par ses propres chiens – c’est-à-dire par sa propre quête – témoignent du fait que la visée performante est, par principe, une mise en danger de soi. Ce qui est devenu inaudible dans un cyclisme dont l’excès fut pourtant la moelle même, mais désormais si soucieux de santé et de prospérité, réside pourtant dans les mots : performer, c’est à peu près « percer sa forme ».

Les champions cyclistes ne se dépassent plus, ils gèrent leur énergie et leur capital athlétique d’une façon calculée, c’est-à-dire toute bourgeoise.

Il y a là un obstacle difficile à surmonter, à tout le moins une transition délicate. Quelle suite donner à la Légende, fondée sur la fascination qu’exercèrent sur les foules, et la démesure du Tour de France qui imposa dès l’origine à ses concurrents des parcours surhumains, et la déraison des cyclistes eux-mêmes, absolument prêts à tout pour se hisser sur l’Olympe ? En effet, cela ne fait guère de doute : les coureurs eussent-ils hésité un instant à jouer leur peau, pour se soucier de leur longévité, le Tour ne serait pas né.

Or de nos jours, alors que le risque mortel admissible s’est déplacé vers d’autres disciplines dites « sports extrêmes » – qu’en d’autres termes il a quitté le champ de l’épuisement pour celui de l’accident – les champions cyclistes ne se dépassent plus, ils gèrent leur énergie et leur capital athlétique d’une façon calculée, c’est-à-dire toute bourgeoise (et parfois épicière). La performance a rompu tout lien avec le sacré : l’énergie autrefois dilapidée doit désormais fructifier. Prédéterminé, pour ne pas dire prédestiné, à tel ou tel niveau de performance, le coureur est devenu à lui-même sa petite entreprise. Il ne compte que sur lui-même, il fait son métier.

D’une certaine façon, il n’y est pour rien : la connaissance scientifique dont il est à la fois l’objet et (dans une certaine mesure) le détenteur, l’a privé de transcendance et assigné à lui-même. Il n’est peut-être pas tout à fait insignifiant de remarquer que le cyclisme prospéra d’abord dans les pays « latins » et « catholiques » : peut-être, avec le capitalisme, fut-il rattrapé par sa propre « réforme » ?

Peut-être aussi, vaut-il de dire qu’à l’heure où le peloton professionnel recrute désormais dans les « classes moyennes » et non plus dans les seules couches populaires, à l’heure où nombreux sont les coureurs bardés d’un diplôme de gestion, de commerce ou de management, c’est un certain habitus socio-culturel qui, l’éloignant des techniques pointues ou de l’esprit qu’elles supposent, rend possible l’épanouissement d’une manière aussi singulière que celle de Julian Alaphilippe ?

Cela étant, le désenchantement se refuse. D’autant que la quasi-extinction des guerriers mystiques ne doit pas nous faire oublier l’irréfragable de la chose cycliste : c’est l’effort qui leur fait office de première certitude, ce sentiment de n’être rien plus radicalement, plus originairement, que cette âme tendue entre intention et résistance. Alors, oui : un cogito.


Olivier Haralambon

Ecrivain, Ancien coureur cycliste

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