Immigration

Vers une éthique du sauvetage

Politiste

La condamnation par Matteo Salvini de Carola Rackete, capitaine d’un navire humanitaire arrêtée par les autorités italiennes en juin, pose de toute urgence la question d’une éthique de sauvetage. Alors que la mort de migrants ne cesse de tragiquement rythmer l’actualité, qu’en est-il de la responsabilité de chacun vis-à-vis de la mort des autres ?

Entre 1961 et 1989, au moins 140 personnes sont mortes à la frontière entre Berlin Est et Berlin Ouest. En 2018 seulement, plus de 2260 migrants se sont noyés en Méditerranée. Des premiers on peut tout apprendre et aisément honorer la mémoire en passant quelques jours dans la capitale allemande. Il a fallu attendre mai 2018 pour que les noms des seconds soient publiés dans de grands journaux avec ceux des 34 361 personnes décédées en tentant de rejoindre l’Europe depuis 1993.

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Si notre morale n’était qu’affaire de comptabilité – combien ici, combien là – la mise en parallèle de ces chiffres nous tendrait une image monstrueuse. Si elle n’était qu’une affaire de contexte – on ne peut pas comparer ce qui n’est pas comparable, les situations sont toujours si complexes –, on ne pourrait pas s’étonner face à la disproportion flagrante des perceptions et des réactions vis-à-vis de ces morts aux frontières qui n’auraient donc rien à voir.

Les premiers tentaient de s’échapper, quoi de plus injuste qu’une séquestration ; les seconds tentent d’entrer, quoi de plus normal qu’une frontière gardée. Les premiers sont les victimes d’un gouvernement tyrannique qui tentait par tous les moyens d’enfermer son peuple ; les seconds, tour à tour ont mérité leur sort, sont les victimes consentantes d’une série de malchances ou de passeurs sans scrupules, ou constituent le prix à payer pour dissuader d’autres de venir.

Existe-t-il un devoir de secourir et, si c’est le cas, quelle est son étendue et comment peut-on le justifier ?

Que l’opinion publique puisse percevoir l’évidence de l’injustice du sort des premiers et non des seconds doit nous interroger. La force des idéologies, leur puissance de transformation de nos intuitions morales, de notre perception de la réalité, du sens des concepts que nous mobilisons, et de notre jugement politique doit nous convaincre de la nécessité d’analyser les faits et les valeurs en jeu dans les questions migratoires, d’assembler les enquêtes em


[1] « Deux conceptions de la liberté » dans Éloge de la liberté, trad. Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana, Paris, Calmann-Lévy, 1988.

[2] Sur toutes les ambiguïtés possibles dans la distinction entre malchance (misfortune) et injustice, voir Judith Shklar, Visages de l’injustice, Paris, Circé, 2002.

[3] Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, Collection Quarto.

[4] « « Pourquoi n’accueillez-vous pas des migrants chez vous ? » Définir le devoir d’hospitalité », Revue du MAUSS, n°54, 2019.

[5] L’ouragan Katrina en 2012 a suscité une littérature particulièrement importante pour comprendre comment l’aide et l’urgence requiert des choix qui épousent souvent des préjudices de classe et de race déjà bien établis, voir par exemple Troy Allen, « Katrina : Race, class, and poverty », Journal of Black Studies, vol. 37, n°4, 2007.

Benjamin Boudou

Politiste, Professeur de science politique à l’Université de Rennes, rédacteur en chef de la revue de théorie politique Raisons politiques

Rayonnages

SociétéMigrations

Mots-clés

Sans-papiers

Notes

[1] « Deux conceptions de la liberté » dans Éloge de la liberté, trad. Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana, Paris, Calmann-Lévy, 1988.

[2] Sur toutes les ambiguïtés possibles dans la distinction entre malchance (misfortune) et injustice, voir Judith Shklar, Visages de l’injustice, Paris, Circé, 2002.

[3] Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, Collection Quarto.

[4] « « Pourquoi n’accueillez-vous pas des migrants chez vous ? » Définir le devoir d’hospitalité », Revue du MAUSS, n°54, 2019.

[5] L’ouragan Katrina en 2012 a suscité une littérature particulièrement importante pour comprendre comment l’aide et l’urgence requiert des choix qui épousent souvent des préjudices de classe et de race déjà bien établis, voir par exemple Troy Allen, « Katrina : Race, class, and poverty », Journal of Black Studies, vol. 37, n°4, 2007.