Boris Johnson : après le coup de force antidémocratique, l’offensive antisociale
Depuis le vote populaire de 2016 en faveur de la sortie de l’Union européenne (UE), l’exécutif n’est jamais parvenu à obtenir le soutien d’une majorité de député.e.s. Dans un premier temps, Theresa May a conclu un accord avec ses partenaires européens qui a été rejeté trois fois à la Chambre non pas tant grâce à l’effort concerté de l’opposition, qu’à la désunion chronique dans les rangs conservateurs. Si 51,9% des Britanniques ont voté en faveur de la sortie en 2016, près des trois quarts des député.e.s conservateurs ont fait campagne pour le maintien dans l’Union.
Theresa May a été congédiée par l’aile ultra des Brexiteers, à laquelle Boris Johnson appartient. Paradoxalement, ces ultras sont très minoritaires dans le groupe parlementaire, ainsi que dans le pays. Dans les mois qui ont suivi le référendum, les principaux partis se sont accordés sur le fait qu’il fallait respecter la volonté populaire en sortant de l’UE. Mais lorsque les discussions sur les modalités de cette sortie ont commencé, un autre consensus s’est forgé : ce départ devrait se faire de manière ordonnée afin de ne pas mettre en péril les intérêts économiques et politiques du pays.
Très tôt, une large majorité des député.e.s, rejointe bientôt par les Britanniques, a considéré qu’une sortie sans accord (No deal) était inacceptable car une telle décision plongerait le Royaume-Uni dans une situation incertaine et dangereuse. Une note secrète révélée à la presse relative à l’Opération Yellowhammer (chargée de préparer la sortie de l’UE) anticipe des situations chaotiques dans le domaine des transports de biens et des personnes, des pénuries graves (nourriture, eau, médicaments, essence, services, etc.), et des tensions en Irlande du Nord, susceptibles de remettre en cause les accords de paix. À l’exception du groupe conservateur ultra et de l’extrême-droite (Nigel Farage et le Brexit Party), personne ne souhaite une sortie sans accord.
On peut estimer que toute sortie sanctionnée par un “No deal” serait illégale et, à tout le moins, antidémocratique car il n’existe aucun mandat populaire en ce sens. En suspendant les travaux pour une période anormalement longue (cinq semaines au lieu des deux ou trois semaines traditionnelles de fermeture), Boris Johnson n’a, en théorie, pas commis de faux pas sur un plan constitutionnel. Mais sa décision a été perçue comme un coup de force antidémocratique car le timing de cette mesure n’est évidemment pas fortuit : la suspension des travaux parlementaires commencera le 10 septembre et se terminera le 14 octobre. Considérant qu’en l’absence d’accord le Royaume-Uni sortira de l’UE le 1er novembre, cela ne laisse pas de temps aux oppositions pour voter la législation empêchant une sortie sans accord. À travers cette mesure de suspension, Johnson a souhaité réduire au silence la représentation parlementaire du pays. L’émoi et la colère suscités par cet acte sont par conséquent compréhensibles.
Aujourd’hui, la preuve est fait que la question de la souveraineté populaire n’a jamais été à l’ordre du jour
« Redevenir souverains » : tel était le slogan principal du camp Leave lors de la campagne référendaire de 2016. Une majorité du public est aujourd’hui convaincue que ce n’était qu’un slogan, une autre promesse non-tenue. Les retombées économiques attendues d’un retrait ne sont plus aujourd’hui qu’une autre promesse non-tenue. Les partisans de la sortie ont menti au public, promettant une injection de fonds considérable dans les services publics (notamment la santé), une fois que le Royaume-Uni serait en dehors de l’UE. Cela n’aura pas lieu.
Aujourd’hui, la preuve est faite que la question de la souveraineté populaire n’a jamais été à l’ordre du jour. Johnson est devenu premier ministre, non après avoir remporté une élection, mais après avoir été choisi par des membres du Parti conservateur, majoritairement masculins, vieux, racistes et réactionnaires. Ces adhérents conservateurs constituent au demeurant le cœur de l’électorat pro-Brexit. Comme la décision de suspendre les travaux de la Chambre augmente les chances d’une sortie sans accord (un scénario que rejette le public), on peut estimer que ce que vient de faire Boris Johnson est fondamentalement antidémocratique et attentatoire à l’esprit et à la pratique de la démocratie parlementaire britannique.
Boris Johnson est un homme qui est né et qui a été éduqué au sein de la classe privilégiée britannique. Il vit au sein de l’oligarchie médiatico-politico-financière, et n’a cure des critiques qui lui sont adressées. C’est un homme roué, sans scrupules, raciste, sexiste et insensible aux injustices. Il appartient à la catégorie des « populistes éduqués » (il fréquenta Eton, l’école réservée aux enfants des élites du pays) par opposition aux « populistes ignorants » (Trump, Salvini, Orban). Il joue constamment au bouffon, ce qui lui a permis de charmer et d’endormir une partie du public, ainsi que de mettre dans sa poche les médias (qui l’appellent familièrement “Boris”). Il a pu ainsi s’attirer la sympathie des électeur.ice.s de Londres, ville sociologiquement de gauche, dont il fut, deux fois, un maire incompétent.
Que veut exactement Boris Johnson ? Recherche-t-il vraiment une sortie sans accord comme nombre de commentateurs le pensent ? Rien n’est moins sûr. Le conservateur est le candidat soutenu par les riches, les oligarques et la finance. Aucun de ces groupes ne souhaite une sortie sans accord, synonyme de turbulences économiques aux conséquences imprévisibles. Le scénario idéal des oligarques, que Johnson est chargé de mettre en œuvre, est assez clair : une sortie avec un accord (quitte à vaguement réviser le texte de Theresa May), une ré-élection de son allié Donald Trump, et la poursuite de politiques de libre échange agressives qui passent par une offensive sans précédant contre les droits sociaux des travailleur.se.s britanniques, et la destruction des services publics.
Si ce scénario idéal se réalisait, le Royaume-Uni deviendrait une fois de plus, après la révolution thatchérienne, le laboratoire européen d’une offensive antisociale d’envergure qui s’exporterait ensuite vers le continent. Johnson pourrait s’appuyer sur une “internationale Brexit” de fait, composée de gouvernements populistes d’extrême-droite, tous farouchement “anti-européens” et anti-UE. Ce scénario-catastrophe précipiterait à coup sûr la désintégration de l’UE, et une attaque concertée contre les droits sociaux et les libertés publiques partout en Europe.
Boris Johnson, en populiste aguerri, va jouer la fibre nationaliste contre les opposants au Brexit
En suspendant le parlement, Boris Johnson cherche en réalité à provoquer une opposition désunie et faible sur le plan tactique et politique. La responsabilité en revient principalement à Jeremy Corbyn, le leader du Parti travailliste, principal parti d’opposition. Corbyn, dont l’entourage politique personnel est composé d’eurosceptiques et de partisans du Brexit, a mené une campagne sans conviction, donc inaudible, pour le maintien dans l’Union. Après le référendum, il s’est désintéressé du sujet, alors que le Brexit était devenue la question politique essentielle. Il a ensuite tablé sur une élection anticipée pour arriver au pouvoir et renégocier l’accord de Theresa May. Puis, il a théorisé la notion « d’ambiguité constructive », une ligne politique fumeuse qui tentait de réunir les camps pro et anti-Brexit.
Jeremy Corbyn a ainsi donné raison aux électeur.ice.s qui avaient voté pour la sortie et qui ont soutenu le Brexit Party aux élections européennes. Il a mécontenté son électorat qui a en grande partie choisi les libéraux-démocrates, les Verts et le SNP en Écosse, trois partis clairement anti-Brexit. Les travaillistes ont enregistré lors de l’élection européennes de mai 2019 leur plus mauvais résultat électoral depuis un siècle : 14,1% (Brexit Party : 31,6% et Lib-Dems : 20,3%).
Sous la pression de sa base militante, de son groupe parlementaire, mais aussi de son plus proche allié, John McDonnell, ministre des finances dans le Shadow Cabinet, Corbyn a enfin accepté d’entrer en négociation avec les partis opposés au Brexit à la fin du mois d’août. Mais il semblerait que la démarche soit trop tardive : Corbyn jouit d’une très mauvaise image à droite comme à gauche (Verts, SNP, Plaid Cymru). Il apparaît comme une figure sectaire qui divise, et un rallié peu fiable à la cause de l’anti-Brexisme.
Boris Johnson, en populiste aguerri, va jouer la fibre nationaliste contre les opposants au Brexit, qui seront présentés comme des traîtres à la nation, et des agents qui s’opposent à la volonté populaire. Dans le climat de tension exacerbée actuel, cette stratégie à haut risque pourrait s’avérer payante pour deux raisons. D’une part, toute action du parlement qui ralentira la sortie de l’UE confortera le noyau dur de l’électorat pro-Brexit dans son choix de 2016 (un électorat âgé, de droite, qui vit dans les zones rurales, qui conçoit le Royaume-Uni comme un pays blanc et chrétien et qui est fortement opposé au multiculturalisme). D’autre part, la désunion des oppositions, son hétérogénéité (il existe des dégradés d’opposition au Brexit), sa faiblesse tactique et l’absence d’un leader incontestable en son sein, rendent compliquée la victoire d’une coalition de formations anti-Brexit dans le cadre d’élections anticipées que Boris Johnson pourrait bien remporter, dans ces circonstances.
Les gouvernements européens en ont certes ras le bol de la saga du Brexit, mais ils redoutent avant tout une sortie sans accord
Car si Johnson veut sortir de l’UE, il veut aussi une majorité à la Chambre pour mettre en œuvre sa « thérapie de choc » antisociale. Ainsi, si l’opposition parlementaire mettait le gouvernement conservateur en minorité, cela ne déplairait pas à Johnson, qui s’est préparé à la bataille électorale. Le premier ministre pourrait même espérer remporter une majorité (que les sondages actuellement indiquent) s’il parvient, in extremis, à conclure un accord avec l’UE. Les pays membres de l’UE ont tout intérêt sur le plan économique et politique à un nouvel accord (quitte à faire quelques concessions symboliques au texte de l’ancien accord qui serait révisé à la marge). Les gouvernements européens en ont certes ras le bol de la saga du Brexit, mais ils redoutent avant tout une sortie sans accord.
Comment en est-on arrivé à cette situation catastrophique ? Il y eut l’irresponsabilité politique de David Cameron, le premier ministre conservateur qui, pour mettre au pas son aile droite eurosceptique, accepta d’organiser un référendum qu’il croyait aisément remporter. Fin 2015, personne ne parlait de sortir de l’UE, et le public se désintéressait totalement de la question. Cameron a mis le doigt dans un engrenage fatal. Le vote pro-Brexit qui s’est exprimé fut en partie un vote anti-austérité, pour des services publics de qualité et un meilleur pouvoir d’achat ; toutes questions qui sont du ressort, non de l’UE, mais des États nationaux. Une autre composante de ce vote fut le racisme et la xénophobie, que Nigel Farage et certains conservateurs ont exacerbé pendant la campagne référendaire.
Le Royaume-Uni n’a pas de constitution écrite, à l’inverse notamment de la France. Tout repose donc sur les précédents et les traditions. La démocratie parlementaire britannique fonctionne bien tant que ses acteurs principaux sont animés d’un esprit de service public, tolérant, pluraliste et libéral. Depuis 2016, les individus en charge du gouvernement sont parmi les plus opportunistes politiciens que l’on puisse imaginer. Dans ce type de circonstances, l’absence de règles écrites peut créer une situation dangereuse pour la bonne marche du gouvernement, mais aussi pour la démocratie en général. Avec Boris Johnson, un aventurier égotique, les Britanniques se rendent compte que l’homme fort du moment peut faire ce qu’il veut. Et c’est bien l’intention de l’ex-pensionnaire d’Eton.