Société

Bienvenue dans l’Underworld ou pourquoi le populisme profite de la mondialisation

Économiste

De Trump à Bolsonaro, de Salvini au Brexit, le populisme est une entreprise politique prospère. En amplifiant les pertes d’une démocratie inefficace, il oblige les partis traditionnels à adapter leur rhétorique, à rallier de nouveaux entrants, voire simplement à disparaître. Le phénomène a pris une dimension mondiale et a profondément transformé le marché de la représentation politique au profit de ce que l’écrivain américain William R. Burnett appelait Underworld.

William R. Burnett (récemment réhabilité par Benoît Tadié chez Gallimard) est un auteur majeur du XXe siècle. Né en même temps qu’Hemingway, la série Noire l’a pipé : elle a châtré ses textes, en a biaisé le genre, les a affublés de noms d’oiseaux. Qu’importe, il finira dans la Pléiade. Nul autre que lui ne porte un regard plus juste, plus perçant, plus intérieur, sur l’Underworld, les marges de la société américaine, là où l’État de droit croise les stratégies personnelles, celles des politiciens, des policiers, des juges, des avocats, des truands. Là où les urbains, les provinciaux de la grande ville, côtoient les immigrés du dedans et du dehors, les enracinés et les nomades, les notables et les anonymes.

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Ceux-là sont à 90% blancs, débarqués d’Europe par vagues successives. L’Amérique des années 1950 ressemble à un condensateur, un midwest visqueux coincé entre deux rives perméables, deux électrodes au bord des océans. Burnett explore cette boîte noire, une zone d’ombre où se confondent le bien et le mal, le normal et le pathologique, le légal et l’illégal. La politique, celle du pouvoir, du sexe, du clientélisme, des intrigues du Parti, des manipulations de la presse, transpire de chacun de ses récits. Trump vient de là. De l’Underworld.

Avec Trump, la politique change d’époque. Certes, la crise remonte à 2008, mais ses effets sont différés. Depuis 2011, la croissance mondiale plafonne à 3%. À l’extension rapide des échanges et de leurs gains disséminés dans les États, succède une nouvelle phase marquée par la crise de la dette.  La Chine cesse d’être l’atelier du monde finançant ses consommateurs, américains au premier chef.  La manne du made in China, des exportations chinoises bon marché, s’épuise face aux inégalités entre acteurs locaux et mondiaux. Il faut rééquilibrer les échanges. Partout, les métropoles ouvertes sur le monde s’opposent aux arrière-pays, moins accessibles aux marchés. La menace climatique dont les causes et les effets se ventilent à l’aveugle accroît les frustrations. Les intérêts locaux, communautaires, s’emballent. Ils attirent les populistes. Les midlands sont touchés. Le midwest aussi. L’Angleterre vote le Brexit. L’Amérique d’Hemingway redevient celle de Burnett, celle des districts et des combines.

Trump incarne cette nouvelle ère. Le populisme à l’usage d’un nouveau jeu. Par populisme, j’entends ce que décrit Jan-Werner Müller : la haine des élites et la défense d’un peuple idéal que seul le populiste est apte à représenter. La dénégation de toute alternative nourrit le mensonge et les théories du complot. Le populiste est seul à parler vrai.

Le populisme est intemporel, anhistorique : il s’applique aussi bien à Commode qu’à Bolsonaro. En fait, chaque époque, chaque ordre social, chaque politicien distille sa propre idéalisation du peuple. Les populistes en font un dogme. Dans Mein Kampf, réédité en 2016[1], Hitler bâtit autour des races et de la notion d’espace vital son idéal du peuple allemand. La conjoncture est alors à la guerre, d’autant plus désirable que, traité de Versailles oblige, les vainqueurs ressortent gagnants. Le populisme est donc guerrier. Le peuple vaincu doit avoir soif de revanche. Mein Kampf lui désigne des ennemis, tant intérieurs qu’extérieurs. Face à lui, l’idée de la France exaltée par de Gaulle[2] a un usage défensif. En outre, de Gaulle n’est pas populiste. Il parle de la France, pas des Français. S’il croit dans son idée, il la tient pour sienne, minoritaire, contestable. Idem pour Churchill.

Le jeu de la mondialisation

La dissuasion nucléaire et les progrès institutionnels survenus depuis Yalta ont instauré un nouveau jeu. Celui de la mondialisation et de l’extension de ce que Douglass North[3] appelle les ordres d’accès ouvert – les démocraties représentatives fondées sur l’économie de marché et l’État de droit. Les ordres d’accès ouvert s’appuient sur l’existence de jeux à somme positive – où tous les joueurs sont gagnants – entre membres de l’élite et le reste de la société. Ceux-ci résultent de la croissance née de la division du travail, de la libre concurrence et du progrès technique. Leur dynamique est encadrée par des institutions, des règles du jeu qui créent les incitations et fixent le partage des gains. Les ordres d’accès ouvert sont plus stables, plus adaptatifs que les États dits naturels qui les ont précédés, et régissent encore 85% de la planète. Car la démocratie représentative sous couvert de l’État de droit permet la reconfiguration des coalitions politiques au gré des groupes d’intérêt.

Entre 1945 et 2008, l’ouverture s’est propagée à travers les échanges internationaux, relevant le niveau de vie partout dans le monde. Elle a élargi à la planète les jeux à somme positive en vigueur dans les ordres d’accès ouvert, réduisant ainsi les risques de guerre. En effet, plus les économies sont interdépendantes, plus la guerre, nucléaire a fortiori, coûte aux participants. Elle perd en crédibilité. Sous condition que les puissances nucléaires demeurent un club fermé capable de maintenir l’équilibre des pertes encourues. Ce thème, médiatisé par le dernier G7, n’est pas notre sujet.

Ce qui nous intéresse, c’est la fonction du populisme dans ce contexte.  Examinons-la à l’aune de la théorie des jeux. La mondialisation de l’économie a pris le relais des trente Glorieuses. Elle poursuit le jeu à somme positive engagé dans l’après-guerre. Mais le rythme de concurrence qu’elle impose, la destruction-créatrice, déforme rapidement les groupes d’intérêt. A l’échelle de l’histoire, y compris celle qui a vu naître les ordres d’accès ouvert, ce processus mêlant technologie, délocalisation, immigration, est fulgurant.

L’Amérique blanche de Burnett ne pèse plus désormais que 60% de la population, moins encore chez les jeunes. Elle sera minoritaire dans 20 ans. Cette tendance traverse tout l’Occident. La confrontation droite/gauche qui réglait incitations et redistribution au sein des groupes d’intérêt dans la période 1945-2008 supposait des groupes stables et une idéologie adaptée à chaque camp. Depuis 2010, le bipartisme, régulateur usuel des ordres d’accès ouvert, est en crise. L’arrivée au pouvoir du parti Syriza en Grèce en 2015, le vote du Brexit, l’élection de Trump en 2016, de Macron en 2017, du tandem Salvini-Di Maio en Italie en 2018 traduisent ce phénomène.

Pour refléter et syndiquer des groupes d’intérêt beaucoup plus mouvants, la démocratie représentative doit trouver à s’adapter. C’est là qu’intervient le populisme.

Populisme et mondialisation

Le populisme a vocation à fédérer des perdants. Il doit les désigner comme tels et arguer qu’ils forment le seul peuple légitime. La stigmatisation des élites défaillantes est son point de départ. Viennent ensuite les thèmes identitaires et souverainistes. Quoiqu’en perte de vitesse, la dialectique marxiste – l’antagonisme capital-travail – peut également concourir. Le mépris des médias, reflet des institutions au sens large, abonde le discours victimaire, la théorie du complot. Ces traits sont récurrents. Les réseaux sociaux les aiguisent. Pourtant, l’originalité de l’époque, c’est que le préjudice des perdants n’est plus soluble dans la guerre, ni dans la révolution, mais dans le rejet de la mondialisation.

Néanmoins, si le populisme est contestataire – les gilets jaunes l’ont montré – sa capacité à gouverner est fragile, notamment en Europe. La première raison est que les pertes locales peuvent flamber très vite, ruinant toute position sécessionniste. En 2015, à peine hissé au pouvoir, Syriza a renégocié la dette grecque. Las, l’accord trouvé avec les créanciers était trop loin des engagements de campagne. Le gouvernement l’a mis au référendum, les électeurs l’ont rejeté. Quelques jours plus tard, les banques fermaient, menaçant les avoirs des petits épargnants. L’ampleur des pertes en jeu a pris un tour réel. Le référendum a été oublié, le plan de réformes engagé.

La seconde raison est que la syndication des perdants résiste mal au jeu à somme négative, faisant exploser les coalitions. Le Brexit et la situation italienne l’illustrent à l’envi. Tant que le Brexit reste une idée vague, sa légitimité est largement admise. Mais, si sa mise en œuvre engendre de trop lourdes pertes, son propre camp se divise quitte, au final, à l’annuler. En trois ans, le clivage du Brexit s’est restructuré entre dealers et no-dealers, les premiers refusant la sortie à tout prix. En Italie, la coalition populiste formée autour des perdants du jeu institutionnel local a été préemptée par le héraut d’une sécession européenne. Le profil des pertes a rapidement changé, leur anticipation aussi. Ses alliés 5 étoiles se sont retournés vers un parti traditionnel.

La troisième raison est que l’Union Européenne est devenue assez forte pour offrir à ses membres des bénéfices durables et faire subir aux dissidents le gros des pertes de leur sortie.

Dès lors, le populisme apparaît comme un outil de refonte du marché de la représentation politique. En amplifiant les pertes d’une démocratie inefficace, il oblige les partis traditionnels à adapter leur rhétorique, à rallier de nouveaux entrants, voire simplement à disparaître. L’affaire est d’autant plus théâtrale que les institutions verrouillent le marché politique. La crise britannique issue d’un bipartisme accroché au scrutin majoritaire à un tour, emprunte tous les registres shakespeariens.

En toile de fond, les rapports du vieil empire victorien avec la fédération montante des États du continent : comment passer de la couronne du Common­wealth au statut d’un État fédéré ?  Or, si le Brexit s’est ancré dans un rejet du fédéralisme européen – Let’s take back control – ce dernier s’avère gagnant dans la mondialisation. Le Royaume-Uni se pliera-t-il à la fédération – la Reine ploiera-t-elle le genou ? – ou laissera-t-il ses régions séparatistes le contraindre, après coup, à réintégrer l’Union ? Le feuilleton institutionnel britannique porte in fine sur la capacité du Royaume à éviter le coût de sa désunion.

Paradoxalement, le cas de Trump s’ajuste aussi à ce cadre. Il coche toutes les cases du populisme. Il fédère des perdants, se réclame d’un peuple idéal ressurgi du passé : America first, Make America Great Again… En bon entrepreneur politique, il a préempté un vieux parti – the Grand Old Party – en perte d’identité. Mais, contrairement aux populistes européens, le rééquilibrage des échanges le met en situation de trouver des jeux à somme positive contentant son électorat, voire ceux des pays alliés.

L’enjeu de son face-à-face avec la Chine est certes d’améliorer les termes de l’échange pour l’Amérique, mais pourquoi pas à terme, de les imposer à l’OMC. Certes, il peut échouer en provoquant une récession mondiale. Il peut aussi réussir, en graduant habilement ses sanctions. Un des thèmes du G7 était que le bras de fer entre les deux premières économies mondiales ne vire pas au jeu à somme négative et s’étende aux pays alliés. Si Trump y parvient, il a de bonnes chances d’être réélu. Macron aussi. Gageons que c’est là l’essence de leur entente. Oublié Hemingway. L’Underworld est désormais mondial.

 


[1] La réédition critique de Mein Kampf (Institute für Zeitgeschichte, 1948 pages) fait l’objet d’un excellent article de Martin Doerry et Klaus Wiegrefe dans Der Spiegel. Traduit dans le Hors-Série de Books n°13, Juillet-Août 2018.

[2] De Gaulle, Mémoires de Guerre, Plon, 1954-1959. « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France » en forme l’incipit. Ladite idée prévalait dans ses ouvrages antérieurs.

[3] Douglass North, prix Nobel d’économie 1993, est l’auteur avec Barry Weingast et John Joseph Wallis d’une théorie des ordres sociaux (Violence et ordres sociaux, Gallimard, 2010). Résumée dans Olivier Bomsel, La nouvelle économie politique, Folio, Gallimard, 2017.

Olivier Bomsel

Économiste, Directeur de la Chaire MINES ParisTech d'économie des médias et des marques

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Notes

[1] La réédition critique de Mein Kampf (Institute für Zeitgeschichte, 1948 pages) fait l’objet d’un excellent article de Martin Doerry et Klaus Wiegrefe dans Der Spiegel. Traduit dans le Hors-Série de Books n°13, Juillet-Août 2018.

[2] De Gaulle, Mémoires de Guerre, Plon, 1954-1959. « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France » en forme l’incipit. Ladite idée prévalait dans ses ouvrages antérieurs.

[3] Douglass North, prix Nobel d’économie 1993, est l’auteur avec Barry Weingast et John Joseph Wallis d’une théorie des ordres sociaux (Violence et ordres sociaux, Gallimard, 2010). Résumée dans Olivier Bomsel, La nouvelle économie politique, Folio, Gallimard, 2017.